lundi 28 mai 2012

Sur un air d'Ennio Morricone ****

Les livres. On en lit beaucoup, on parle de certains. On les range après avoir gommé les notes qu'on porte dans la marge de pages qui nous intéressent plus particulièrement. Parfois, on les caresse d'un regard attendri, nous demandant ce qu'on ferait sans eux. Semblables à une personne que nous côtoyons chaque jour et qui nous semble nécessaire pour vivre. Les livres sont ainsi, des témoins façonnés entre chair et papier... On a lu Griffintown, roman signé Marie Hélène Poitras.

L'hiver se termine. Lentement, tel un éveil, nous pénétrons dans Griffintown, ancien quartier ouvrier du Sud-Ouest de Montréal, proche du Vieux-Montréal. À Griffintown, se dresse l'une des dernières écuries de l'Amérique du Nord ; dans le Vieux-Montréal, se démènent les cochers et leurs calèches. Univers hétéroclite à la fois mythique et outragé. « Far-Ouest » urbain avec ses personnages décalés dans le temps et l'espace. Territoire enclavé que des promoteurs immobiliers désirent s'approprier. Si le décor est planté, Paul « seigneur du domaine » attend le retour des cochers et des chevaux disséminés au Québec, aux États-Unis. Certains n'ont pu se rendre jusqu'au bout de la saison morte. Personne ne sait ce qu'il est advenu d'eux, « l'hiver leur laboure le corps, les laissant paumés [...] » Dans cette société à l'amitié bourrue, chacun se tait sur les disparus, seul l'espoir de les voir réapparaître, et le soleil printanier, font plisser les yeux.

Ce printemps-là, les cochers et les chevaux sont fidèles au rendez-vous. Paul et son palefrenier Billy sont heureux de les revoir. Silence autour de cette joie brève. Comme dans une pièce de théâtre, entrent en scène John, Alice, Evan, La Mouche, le Rôdeur, L'Indien, Grande Folle la transsexuelle. La Mère. Marie, la Rose au cou cassé. Marie, ancienne cavalière, fascinée par les chevaux, se profile comme la figure prédominante du roman. Elle suivra les cours de cochère, réussira, malgré nombre d'embûches, à s'infiltrer dans cette zone d'hommes durs, au passé trouble, sulfureux. Marie sera prise en charge par John qui, malgré lui, la défendra contre cochers et cochères qui refusent son intrusion parmi les « cow-boys » du quartier. Ambiance survoltée où se trame leur vie saisonnière, se lamente leur passé. S'ourdissent les intrigues, s'éveillent les méfiances. La peur aussi de disparaître, les chevaux s'avérant, tel un éphéméride regroupant les événements déterminants, des témoins implacables contre le temps autrefois glorieux mais douteux. Jamais, rien ne redevient comme avant. Avant, se révélant des époques se superposant à la modernité. Au loin, « Ceux de la ville » impriment de plus en plus lourdement leurs pas dans les pas des hommes et chevaux qui, tant bien que mal, essaient de démontrer la raison d'être de ce territoire où, la rumeur aidant, l'or attire, outre les cochers, les commissionnaires, les forgerons, les nouveaux conducteurs, « procession boiteuse. »

Faisant fi de ce qui se trame à Griffintown, des menaces qui y sourdent, des tensions extrêmes, des racontars faits pour rassurer, que s'y passe-t-il au juste ? On ne dévoilera pas le meurtre qui s'y commet, la vengeance de La Mère, l'existence blessée de Marie, la trahison de l'un d'entre eux, la vieillesse des chevaux, la mort de Champion. Le fantôme de la jument Mignonne, figure légendaire dépeinte par Marie-Hélène Poitras dans une nouvelle... La fatale démission du Rôdeur face à Roberta, silhouette « déraillée par le passé. » Des sous-chapitres révélant discrètement ce que fut le destin de ces hommes récalcitrants avant d'échouer dans « le cabaret de la dernière chance », incitent le lecteur à réfléchir sur la condition humaine de chacun d'entre nous. Les fabulations n'ont plus cours, les failles de l'enfance, les cassures de l'adolescence, modèlent la peau tendre, l'esprit retors. Il n'en faut pas davantage pour que John et Marie, le temps fugace d'une photo, s'éprennent non d'eux-mêmes, mais d'une illusoire entente les électrisant l'un vers l'autre. 

Roman sensuel aux odeurs fortes. Goût du sang, du crottin, de la sueur. De la pourriture d'un corps. De la crasse protégeant la peau de l'innocence trahie. Chaque individu dissimule des insuffisances derrière des regards appuyés contre des années réprouvées, la malveillance d'humains irresponsables. Qui peut s'observer dans la honte d'un visage contrefait ? La tendresse s'allie aux railleries sournoises qu'échangent les cochers entre eux, l'amour qu'ils portent aux chevaux les trahissant constamment.

Roman combien original et savoureux dans la production littéraire de ce printemps. Surprenante démarche d'une jeune écrivaine qui, éprise de chevaux, n'a pas froid aux yeux, relatant dans une entrevue qu'elle avait réussi à s'introduire dans ce milieu fermé, conduisant pendant deux étés une calèche dans le Vieux-Montréal. On aime ce quartier riche en monuments historiques, que fréquentent les hommes et femmes d'affaires, les touristes, ne se doutant pas quel être abîmé se cache sous les traits du cocher, de la cochère, du cheval qui les promènent dans les rues pittoresques de la ville. Pour combien de saisons estivales encore ? Les « Ceux de la ville » se rapprochent inexorablement...


Griffintown, Marie-Hélène Poitras
Éditions Alto, Québec, 2012, 216 pages

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             

mardi 22 mai 2012

Des hommes de jadis ** 1/2

On est toujours contrariée par les petites déceptions qui jalonnent la vie de nos proches. Des ombres, certes, mais qui risquent de s'épaissir inexorablement. De s'engluer dans les méandres d'une profonde morosité. Un nom qu'on taira, nourrit les causes d'une telle mélancolie. Ses effets s'insinuent jusque dans la saveur de notre quotidien. Toile d'araignée dont il faut se dépêtrer avant qu'elle étouffe nos élans créateurs. À chacun et chacune de s'y reconnaître. On parle aujourd'hui du recueil de nouvelles, Les cavaleurs, signé Fernand J. Hould.

Six hommes désignés par leur prénom titrent les six nouvelles que l'auteur présente comme étant des instants amoureux. Il y a Alexis, professeur de physiologie à la Faculté de médecine, qui s'apprête à s'envoler pour la Finlande, devant assister à un congrès. À Turku, il rencontrera Annika,  une « splendide Nordique, blonde aux yeux bleus. » Christophe, professeur au Conservatoire d'art dramatique de Québec, sera attirée par Delphine, une « comédienne vivant à Paris, venue en stage d'échange au Conservatoire [...] ». Quant à Romain, médecin spécialiste à Québec, il connaîtra une aventure avec Bérengère, une Française originaire de Paris. Christian, cadre au sein du gouvernement fédéral canadien, fera la connaissance de Christine, « à la cafétéria de son lieu de travail. » Théodore, critique musical, sera invité par l'un de ses amis à assister au concert d'une violoniste, Judith S. Il la raccompagnera à son hôtel, ils dîneront ensemble. Sébastien, cadre au ministère des Affaires extérieures, partira en mission dans plusieurs villages du Grand Nord. Dans le groupe auquel il se joint, se trouve Viviane L., « femme lucide, mature, apparemment portée par le bonheur. » Il ne manquera pas de s'intéresser à elle.

Si on a résumé en peu de lignes la situation libérale de ces hommes, c'est pour signifier la ressemblance sociale qui les unit lors d'aventures sans lendemain. Âgés entre quarante et soixante ans, célibataires, ils sont piégés dans un confort bourgeois. Fait vraisemblable, ils s'ennuient, " cavalent " après des femmes, elles aussi plutôt aisées, que pour la plupart, ils séduisent autour d'une bonne table. Nous pénétrons avec ces hommes désabusés, ces femmes compliquées, dans des brasseries chics, dans les meilleurs restaurants parisiens. Ces relations superficielles se déroulent sur des mois, voire des années. Un échange épistolaire s'est établi entre Romain et Bérengère, couple qui s'use et se désagrège, comme s'effrite un bas-relief antique. Cultivé, l'auteur essaime ici et là plusieurs citations démontrant que ses personnages, entre quelques escapades sentimentales, ont pris le temps de lire. Seule, la chair est triste...

Nous aussi, on est attristée par ces nouvelles désuètes, nous rappelant des livres français des années cinquante et soixante. De temps à autre, se glissent des relents à la Sagan, qu'à son époque on a lue et admirée. Les cavaleurs — quel terme éculé ! — ne sont que des hommes cherchant une liaison instable avec de jolies femmes occasionnelles. Cela se pratique depuis la nuit des temps, depuis que deux êtres de sexes différents ont réalisé que certains attraits physiques les aimantaient l'un vers l'autre. Mis à part les déboires amoureux de ces désenchantés, que se passe-t-il dans le monde ?

Si quelque charme suranné colore ces nouvelles, on déplore leur bavardage, l'inutilité de détails décrivant les corps, des atouts superflus, telles la longueur d'une chevelure, la teinte d'un regard, la rondeur d'une hanche. Ce genre ne fait-il pas appel, par excellence, à une habile économie de vocables, au savant camouflage de non-dits ? Silencieuse inspiration laissant au lecteur le plaisir de la découverte littéraire, ce que nous ne trouvons pas dans ces récits délayés dans un maniérisme périmé. Nous lisons ces nouvelles puis, agacés, nous les oublions, après avoir conclu qu'elles n'apporteraient rien de neuf à la littérature fictive québécoise...


Les cavaleurs, Fernand J. Hould
Lévesque éditeur, Montréal, 2012, 105 pages.

lundi 7 mai 2012

Petites désespérances ****

Elle est haute comme quatre pommes, légère comme deux plumes. Elle est audiologiste. Après nous être rencontrées, avoir échangé quelques mots, elle nous a tendu la main, a serré la nôtre jusqu'à nous en décrocher l'épaule ! On a tout de suite aimé l'énergie qui se dégageait d'elle, la franchise de ses yeux clairs. On s'est dit une fois encore qu'on détestait les poignées de mains molles, l'hypocrisie moite qu'on y décèle... On a lu le recueil de nouvelles de Charles Bolduc, Les truites à mains nues. 

Trente textes brefs qui nous parlent des aléas de l'existence. De temps à autre, un brin de philosophie allège l'amertume que nous dénotons dans les propos de Charles, le narrateur. Il nous fait part de situations qui l'ont fait trébucher au cours d'expériences antérieures. Rien d'exhaustif dans ces confidences, que des banalités narrées au fil du temps qui s'écoule, impitoyable. Qui n'a pas croisé sur sa route une femme qui envisage pour nous une carrière éblouissante ? Ainsi Mercédesz avec qui Charles a travaillé temporairement. Placide entrée en matière, avant de nous confier les paniques qu'il ressent, envisageant changer de vie, rêvant de possibilités éphémères. Pour contrer ses retours minables à la réalité, il se calfeutre chez lui, attend la première neige, entend sa voisine qui jouit. Il y a l'histoire pathétique d'un individu qui rôde et fouille les poubelles. Son entourage en a assez de voir les chats disparaître, de voir son agitation à ses fenêtres jusqu'à l'aube. Le personnage servira de cible meurtrière à la haine d'hommes en colère contre la vie, qui ne leur a réservé qu'un ennui farouchement nourri de rancœur, d'impuissance. La chambre d'amis révèle le destin d'un homme qui ne sait se contenter du quotidien. Lui se concocte un « emploi épanouissant », ne parvient à rien. Kafka nous effleure, son ombre, en trois pages convaincantes, plonge le lecteur dans la platitude d'une vie grugée par le « superflu qui s'était accumulé au fil des ans [...] » La dernière phrase terrifie : « Il n'y a rien d'autre à ajouter. » Ni à attendre, il est souvent trop tard quand la lucidité nous rattrape. Puis, Charles se rappelle Alexandre, « un prénom de garçon, ça arrive [...] », une femme qu'il a aimée, avec qui il a vécu plusieurs années. Il ignore quand ils ont commencé à simuler le bonheur, les caresses de l'amour... Observant Alexandre feuilleter un livre de psychologie, il imagine ce qu'aurait pu être leur vie s'ils avaient accompli plus d'efforts, au lieu de se jeter dans la gueule trompeuse des illusions. Cette autre vie aurait-elle su éviter les écueils, les catastrophes ? Comme une pause salutaire, Charles propose une réflexion sur des moments de clarté absolue, titre éponyme de ce texte bref où ne se dessine rien de particulier, sinon le besoin rassurant d'évoquer un retour à une nuit polaire qui durerait six mois... Plus tard, avec son amoureuse, Charles se promène dans les rues automnales de Québec. Il est vingt heures, les vampires « traînaient parmi les ombres dans le cimetière Saint-Matthew transformé en parc. » Soudain, un parfum délicat de pain émanant d'une boulangerie close les font dériver vers un bonheur collectif, innommable. Se dresse, tel un idéal inaccessible, l'intérieur de la boulangerie. Qui apaise et dissipe le temps. On lit au hasard une nouvelle surréaliste, Des espèces sous-marines formidablement méconnues, une jeune femme qui, chaque dimanche, enfile son scaphandre en faisant sa lessive dans une laverie publique. Un éloge aux escaliers, une courte interrogation sur des pigeons mystérieusement morts, un clin d'œil ironique sur des chiots issus d'une chienne et d'un chien virtuels, alimentent la suite du recueil. Les louanges du jardin secret que chacun porte en soi, un regard voyeur sur une femme nue, traumatisée par la disparition de son père. Déçue par la frilosité morale de ses compagnons de rencontre. Nouvelles exacerbées par un manque venu d'ailleurs, ce qui nous autorise à rêver sur l'inaccomplissement des choses vers lesquelles nous tendons une main avide, sans jamais les atteindre. Dans la veine Des moments de la clarté absolue, l'auteur s'attarde sur des leçons d'orgasme avant de se rebiffer dans Nous crevons comme des chiens, texte à la fois amer et ludique. On a particulièrement savouré Un passage vers les Indes, une vieille femme qui marche, épuisée, dans le grouillement harcelant d'une capitale. Menacée de toutes parts, elle va d'un pas hésitant vers l'inéluctable. Poignant. Charles s'animalise quand, à la suite d'une rupture d'une conduite d'eau souterraine alimentaire, il narre l'incapacité des locataires à s'affairer, tels des gens civilisés. Quand l'eau sera rétablie, un minuscule têtard sera entraîné dans l'évier avant de s'engager dans le renvoi. Autre effet kafkaïen. La conclusion admirable se trame dans le dernier récit, résumant l'ensemble du recueil. Les événements se seraient déroulés durant une décennie, entre vingt et trente ans. Charles dépeint avec humour et émotion l'apprentissage des humains pour grandir et mûrir. Se déploient nos inavouables échecs, nos mesquines victoires ; nos tentatives pour amorcer, sans trop souffrir, nos crédules lâchetés, nos piètres certitudes. Ne quitte-t-on pas à cet âge instable, « l'allée centrale pour emprunter ses propres sentiers. » ? Charles Bolduc, l'auteur de ces nouvelles atypiques, frère de ce Charles fictif, mesure l'usure insoupçonnable qui s'empare du corps et de l'esprit : nous nous étonnons d'être encore en vie.

Instants fugitifs que Charles Bolduc met en scène. Insaisissables, glissant entre les mains, comme le suggère le titre du recueil. On a aimé que l'auteur mette en pratique son art du savoir-dire et écrire, la manière qu'il a de relater une anecdote presque insipide puis de la transformer en un objet que nous contemplons, admiratifs. Un objet qui tombe, ne se brise pas, la chute de ces textes étant magnifiquement vibrante, bellement intimiste et pétulante. Charles, l'esseulé inquiet, convie le lecteur à savourer les réalités du monde perçues avec talent et grâce par son homonyme Charles Bolduc, écrivain exigeant et perspicace.


Les truites à mains nues, Charles Bolduc,
Leméac Éditeur, Montréal, 2012, 144 pages