lundi 24 novembre 2014

Rêves et tourmentes ***

La semaine dernière, performance-lecture de Lydie Jean-Dit-Pannel, intitulée Born like this, en présence de l'artiste tatoueur Yann Black. Tatouages et papillons monarques. Fasciné et intrigué, vous nous avez demandé comment on s'y prenait pour se faire inviter à de tels événements originaux. Modeste, on vous a confié qu'on avait révisé le texte poétique de Lydie Jean-Dit-Pannel. Vous nous avez regardé avec une admiration muette. On parle du roman de Martin Doyon, Les improductifs.

Avant que l'automne meure, on a plongé dans la lecture d'une histoire farfelue, délassante. On n'a pu résister au plaisir de partager avec le lecteur les événements tragi-comiques que subit malgré lui le narrateur, Charles Drouin, trente-cinq ans, veuf et père d'une fillette de huit ans, Jeanne. Il a un défaut, ne pas aimer travailler. Une marotte, n'aimer que dormir. Sa mère vit seule, son frère, Hugo, s'avère un exemple de réussite. Son meilleur ami, Norbert, bédéiste, ne vaut pas mieux que lui, tous les deux s'acharnent à trouver un sujet pour le prochain album de Norbert, l'inspiration leur manque. Charles s'efforce à travailler occasionnellement pour subvenir aux besoins de sa fille, qui élève des chinchillas. Sans illusions sur lui-même, il se considère comme un improductif. Un matin, il réalisera, ahuri, qu'après s'être endormi, ses rêves se conforment à ses désirs ce qui, inévitablement, engendrera d'insolites catastrophes desquelles il parvient mal à se dépêtrer. De ces faveurs oniriques, il en fera profiter sa fille qui a demandé une bourse gouvernementale pour acheter des chinchillas, pour faire élire son frère Hugo maire de sa ville. Homme de ménage nouvellement engagé dans une compagnie de Services d'entretien, Charles devra faire face à la terrifiante Charmaine qui dirige les employés durement, les humiliant sans cesse. Mais que faire de moins indigne pour améliorer son sort ? Bibliothécaire, ce dont il se targue auprès de Jeanne pour ne pas qu'elle soit ridiculisée à l'école. L'intervention de Charmaine dans la vie de Charles déclenchera une suite de situations burlesques, qu'avec habileté, il arrive à contourner. Parmi ses rêves, se manifeste en chair et en os, l'héroïne des bandes dessinées de Norbert, Kyoko Sensei, cosmonaute japonaise du XXIIe siècle. Il s'éprendra d'elle, jeune femme pudique, étrangère à l'image idéalisée par Norbert. Elle-même improductive, elle jouera un rôle déterminant dans les rêves de Charles, celui-ci cherchant son père qu'il croit avoir reconnu sur une photo de groupe chez un client de Charmaine. Ce père, « redoutable dormeur », a fui une vie monotone auprès de son épouse et de ses deux garçons. Le déshonneur l'a poursuivi quand il a été surpris dans son bureau en train de dormir sur un pneumatique. Ayant été la risée de ses collègues, outragés, ses patrons l'ont congédié. Il a préféré disparaître, emportant avec lui ses rêves inaccomplis, se détournant d'une vie familiale pour laquelle il avait peu d'affinités. Tous ces fils tendus, reliés entre eux, se démêlent afin que Charles s'affirme en tant que père et qu'être humain.

Il serait vain de développer les nombreuses péripéties que devra confronter cet anti-héros par excellence, pour parvenir à ses fins contradictoires, combien humaines. Elles ne sont pas toujours cocasses mais l'auteur a su, grâce à un style primesautier, leur donner la sapidité d'une généreuse tendresse filiale et sociale. Ce personnage improductif don quichottesque s'agite dans un monde en mouvement souvent abusif : trop vouloir obtenir et posséder. Monde productif où la bêtise et le pouvoir alternent, comme si ces pharisaïsmes se passaient l'un de l'autre. On a aimé que Martin Doyon aille jusqu'au bout de ses intentions humanitaires, affilie le rose de l'attention paternelle et amicale au noir d'une réalité peu équitable. Aucun pathos ne transforme ce récit improbable en une histoire quelconque, d'où notre regard indulgent sur quelques longueurs et dispersions qui auraient pu être évitées. Une histoire drolatique occupée par des protagonistes insouciants, toujours responsables, n'empêche en rien un excellent travail éditorial, ce qui n'est pas le cas ici. Resserrer ce délayage eût apporté une dimension rigoureuse, émouvante, à une surabondance de dires attendrissants, agaçants parce que trop explétifs.

Cependant, pour qui aime apprendre ce qui engage l'être humain dans ses retranchements de survie, manière d'échapper à la désespérante grisaille de l'existence, on recommande ce roman savoureux qui, sous le couvert d'incidents anecdotiques, nous informe de sujets graves, voire pathétiques.


Les improductifs, Martin Doyon
Éditions Hurtubise, Montréal, 2014, 352 pages



mardi 11 novembre 2014

La poésie comme refuge ****

On ne dénoncera jamais assez la médiocrité d'une certaine poésie qui s'affiche dans quelques blogues. Comment ces personnes ne réalisent-elles pas que leurs mots tracés ne possèdent aucune consistance, aucun rythme, sinon la rumeur du vent emportant l'écho à peine audible d'une coquille vide. On parle du recueil de poésie de Normand de Bellefeuille, Le poème est une maison de long séjour.

Il y a plusieurs années, dans le programme de lecture qu'on s'était fixé, la poésie s'excluait. On en lit beaucoup pour notre plaisir, d'où notre liberté de critiquer ce que vaut la rime et les mots qui la musicalisent. Cette fois, on n'a su résister au charme bouleversant du poème et de l'image qu'inaugure, telle une entrée en matière, l'écrivain et poète, l'essayiste et nouvellier, Normand de Bellefeuille, dont la réputation littéraire n'est plus à confirmer. D'abord, s'ordonne une pensée conciliée entre un univers poétique qui s'érige en mots incantatoires, significatifs, et celui de l'image, univers statique, mais combien éloquent, réservé. Peu à peu, les deux éléments se dissocient, le poème éclate, effervescent. Nous avons l'impression d'un tremblement de tous les instants, suggérant le parcours du poète, qui ne cesse de tendre la main vers un lecteur, confident et spectateur à la fois. Long séjour dans la maison, certes, mais aussi vagabondage douloureux dans la mort du père, toujours filigranée. Sans illusions, le poète ne perçoit pas ses écrits telle une rédemption, mais comme un hommage qu'il rend à la beauté, l'homme n'étant jamais bien loin. S'il nous fallait extraire l'instantanéité révoltée, rebuffade au « presque rien du poème », on ne saurait s'y prendre, chaque mot si dense, imagé sans l'image, illustre la maison-fleuve, celle qui amasse la joie d'aimer, où s'accomplit et se dénoue toute souffrance, où s'interroge l'incertitude sans ne jamais la résoudre.

« Témoignages des jours anciens », ce sont les « inventaires » qui définissent le poème en une savante et intelligente harmonie car écrire/n'est-ce pas/précisément/dénommer/dévisager ? Cette interrogation nous poursuit, révélant l'impuissance du poète qui défie le passage irréversible du temps, affronte quelques-uns de ses désirs inaccomplis. Plus paisible, le poète évoque la maladresse ailée de l'albatros, le sel interdisant de regarder derrière l'épaule. Le mensonge qui nous aide à survivre. Provocateur, le poète invite le lecteur à mentir avant de mourir, « une toute dernière fois ». La présence inévitable de l'humain nous conduit vers la mort, plus précisément vers la tombe que chacun porte en soi. Exaltant la lenteur de l'agonie, le poème devient subversif, envoûtant, il démantèle les paroles et leurs excès, le poète, nous invitant à savoir écouter, à nous taire, ce qui ne s'apprend pas. On cite : je préfère les poèmes/aux mots presque muets/qu'aux bavardages de certains/autres/trop convaincus/de leur propre et indiscutable/rectitude. Ne doutant pas de ses bienfaits, le silence s'avère plus éloquent que tout discours, aussi bref soit-il. Clairvoyant, lancinant,  le poème guide le poète, secret et si myope, dans le dédale du long parcours de la maison aimée. Celle-ci symbolisant l'entièreté de la vie, le poème jamais ne s'échappera des murs haussés, commensal éclairé qui se meut, nanti de mots, gratifié d'un tempo respiratoire alangui, nous autorisant à sonder la tristesse du poète s'abandonnant à lui-même. pourquoi donc/est-ce que ce sont mes morts/qui tant me tuent ? On pense aux amis clairsemés de Rutebeuf, aux lais loufoques de Villon, la jeunesse ayant assouvi son œuvre de crispation. Elle est tellement alerte cette pensée émouvante, tellement fervente en notre mémoire, qu'elle intervient comme une fausse prière/pour débusquer l'intrus/et le mauvais danseur. Le corps est autiste, il se balance en la lecture scandée de la rime. Vieil homme, le poète écoute la parole qu'exige le poème. cette fois/la dernière, dit-il/c'est le poème qui te parle/écoute-le donc !/et j'ai écouté.../fini. On rêve d'un retour vers la sérénité de l'image. Celle-là et le poème étant « irraison [ et ] pacte... »

Nous attardant longuement dans la maison accueillante du poème, la vie s'en est allée, digne et noble, la poésie de Normand de Bellefeuille l'ayant paraphée de son talent inimitable, de sa plume inspirée, constamment axée sur le mot juste et fort. Vivant, dynamique. Le style est fluide, limpide, enrubanné de vocables essentiels. Sans discontinuité dans le ton, magnifié par la spiritualité que contient l'esprit, libéré de sa formelle essence, le poème exécrant la banalité du phrasé convenu et amorphe. Le lecteur, peu habitué à l'intensité d'une telle lecture, ne sera dépaysé qu'en lui-même, le poème s'intitulant patience et grâce lorsqu'il est traité avec la conviction humble du poète soumis à l'élaboration de son œuvre.

On salue le talent de « l'homme des images », Pierre P Fortin, accompagnateur avisé et complice vigilant de Normand de Bellefeuille.


Le poème est une maison de long séjour, Normand de Bellefeuille
Œuvres de Pierre P Fortin
Éditions du Noroît, Montréal, 2014, 154 pages





 






lundi 3 novembre 2014

La mémoire fragmentée ****

Il est jeune, séduisant, cultivé, nous dit-elle, les yeux pétillants de tendresse. On la regarde, étonnée. De qui parle-t-elle au juste ? Cette femme, qu'on ne connaît qu'à travers sa profession, nous confie une part intime de son âme, ce qu'on n'aurait jamais soupçonné. Radieuse, elle ajoute, il est un long poème impossible à écrire, pour lui, il faudrait réinventer le langage. On a lu le dernier récit de Jean-François Beauchemin, Une enfance mal fermée.

C'est toujours avec une curiosité intellectuelle inégalée, un bonheur profond de lecture qu'on ouvre un livre de cet auteur. On ne résiste pas à la lucidité grave ou joyeuse de son regard s'attardant sur le monde, comme si tout à coup ce monde devenait le centre de ce qui nous entoure. Parcourant les pages fragmentées de son discours intérieur, nous accédons aux choses simples de la vie, mais aussi au refus du narrateur à se laisser duper par ce qui lui semble accessoire. D'emblée, il informe le lecteur que sa vie n'est pas très compliquée. À l'aube, son chat Scooter quitte la chaise où il passe ses nuits, vient frotter la joue de l'écrivain, comme s'il lui ordonnait de se lever pour écrire. Les joies quotidiennes sont empreintes de réflexion et de générosité. Y sont rassemblés des détails infimes concernant Manon, la compagne « venue de l'avenir, et qui n'est jamais repartie. » Ses quatre frères et sa sœur. « Un chien, quelques étoiles, et ma mort. »

Le récit aborde l'enfance crédule, souvent escortée de la mère attentive, l'adolescence turbulente, l'étudiant rebelle qui se cherche, se terre au creux d'un talent qu'il ne parvient pas à définir. Il vole sa nourriture dans les épiceries, ceci avoué avec la distanciation que crée le temps élastique, atténuant la gravité de l'acte. Mais que sera l'avenir ? s'interroge le jeune homme. Conscient de sa valeur artistique, nébuleuse et prometteuse, il se range vers un fatalisme serein qu'il ne bouscule d'aucune inquiétude. Plus tard, l'homme qu'il est devenu accumulera les notes éparpillées dans sa mémoire, l'heure étant venue de rendre des comptes.

Le monde tourne tant bien que mal, la présence de Dieu n'étant pas nécessaire à fortifier le lot de beauté que l'écrivain enferme en son âme et, que dans tous ses livres, Beauchemin décrit, tel un désir de combattre « les idées toujours rétrogrades défendues par la religion. » Comment lui donner tort, même si la certitude des croyants en Dieu semble reposante mais combien naïve. Les étoiles révélées par le père, suffisent à remplir les yeux émerveillés du jeune garçon, à calmer les battements de son cœur affolé. L'image de la mère qui a compris que ce fils était différent, constamment présente auprès de l'enfant, de l'adolescent, nous concerne davantage que l'abstraction d'une foi ayant besoin de s'alimenter d'écrits ennuyeux. Le secret de la poésie, la réalité du corps qui a trahi l'écrivain, le bouillonnement du sang, telle une nécessité à expliquer, sans le dénoncer, le secret de ce qui ne peut être divulgué. Le corps, si souvent évoqué, « comme tout ce qui est mortel, était si tragiquement poétique. » Les idées vertigineuses abondent, sillonnent la pensée angoissée, la désolation, si cet homme mourait, de ne plus pouvoir « discuter » avec Manon ; elle est là, telle la femme biblique, celle qui écoute et partage.

C'est une vision introspective et troublante que Beauchemin évoque, tant sur ses précédents titres que sur sa démarche vitale actuelle. Le malheur constant, l'injustice accablante, la douleur corporelle, façonnent la poétique beauté, matière la plus réelle, donc vraie, pour « exiger que la nature humaine se modifie, mais sans la souffrance, qu'elle atteigne cette grande place où le ciel bat comme une porte restée ouverte. »

On a résumé, non la pensée magistralement bienveillante de l'écrivain Jean-François Beauchemin, mais la réflexion inlassable d'un homme anonyme, venu du fond d'âges immémoriaux, méditatif et non distrait par sa venue au monde. Les livres de Beauchemin ont le don de sanctifier ce qui ne saurait l'être. On s'attarde sur leur teneur, on relit des phrases, on ne les encombre surtout pas de nos expériences, on les laisse vagabonder jusqu'à ce qu'un souffle les ôte de notre tête, les emportant, dissemblables, vers un prochain livre. On veille, sentinelle attentive au talent d'un écrivain désintéressé, qui nous apprend sans cesse l'émouvante dispersion de l'homme, mais aussi sa maturité quand il s'agit d'en rassembler les défaites et les victoires.

Plusieurs photos personnelles de l'auteur agrémentent ses textes, leur apportant encore plus d'intensité.


Une enfance mal fermée, Jean-François Beauchemin
Éditions Leméac, Montréal, 2014, 192 pages