mardi 30 avril 2013

Une maison pour Aline *** 1/2

Une émission télévisée, à coups d'artefacts contestables, nous persuade que dans des temps immémoriaux, des extraterrestres auraient visité la Terre, que de chez eux ils nous observent, qu'un jour lointain ils reviendront. On en est ravie, il serait désespérant de nous savoir seuls dans l'Univers. Pourtant, une question se pose : que représentent les dieux que, sous différentes dénominations, tant d'humains implorent ? Les guerres qu'ils suscitent, les œuvres d'art qu'ils inspirent, sont-elles les suaires de ce que nous sommes vraiment ? On a lu le premier roman d'Élise Lagacé, La courte année de Rivière-Longue.

Sur les bords de la rive sud du fleuve, un village s'endort doucement. Il est peuplé de personnes revêches qui ne dérogent pas à leurs habitudes. Quand Aline, cinq ans plus tôt, est partie clandestinement, abandonnant fille et mari, celui-ci ivrogne invétéré, les villageois ont préféré l'oublier. Le maire, le curé, le quincailler, l'épicier, le préposé du bureau de poste, la boulangère, les commères agencent l'épicentre de ce lieu que rien d'insolite ne doit déranger. Même les chiens n'y sont pas admis. Jusqu'au matin où un « étrange », conduisant son pick-up rouge, s'installe dans une maison abandonnée. La Maison Seule. Il s'appelle Roland, a la mine sombre, il est « barbu comme un ours ». Grand émoi chez les villageois qui acceptent mal cet intrus ; ne sachant d'où il vient, il ne peut qu'apporter le malheur. Acharné, retapant la maison de fond en comble, il attire les marginaux de l'endroit. Martin, le pêcheur dit Le Grand ; Mario, le fou de la localité, « parle quand il fait soleil, parle quand il pleut. » Marcelle, neuf ans, la fille d'Aline. Gitane, l'avocate locale ; Simone, à trois ans, est l'égale de Mario. Un an plus tôt, elle a frappé à la porte de la maison de Gitane. Prétend qu'un grand-père Ours l'a menée jusque chez elle. Verlaine, la seule chatte du village. Un oiseau, Poilu, « affreux volatile hirsute au plumage si dense qu'il donne l'illusion d'un pelage. » La boulangère, Madeleine, se joindra bientôt à eux. Rassemblé, ce groupe hétéroclite forme une famille que n'atteignent pas les âpres railleries des bien-pensants. Sans se lasser, ils construisent la Maison Seule afin qu'elle devienne la Maison Occupée. Roland poursuit son idée, Aline reviendra bientôt. Des lettres pour sa fille, déposées au bureau de poste, qu'il est seul à lire, attestent son prochain retour...

Le récit se compose d'allées et venues dans le passé de chacun, qui éclairent le lecteur sur des points obscurs, essentiels, de leurs expériences. Nous partageons les ennuis d'Aline avant son départ et pendant son absence. Pour des motifs trop lourds à élaborer, les villageois préfèrent ne plus la revoir. Ils ne parlent pas, ne savent, comment pourraient-ils porter  un jugement sensé sur  sa jeunesse aliénée ? Roland, en reconstruisant la Maison Seule, soulèvera plusieurs mystères inédits. Étrangement, quand Aline reviendra, accompagnée d'un grand-père Ours, des événements salutaires se produiront, soulageant les blessures, modérant les injustices. La Maison Occupée le sera par des êtres qui ont fait de leur existence solitaire et blessée la raison primordiale de se réunir. Lieu de ralliement où n'ont pas droit d'asile ceux et celles qui refusent la marginalité. La chatte Verlaine, le grand-père Ours, l'oiseau Poilu, merveilleux symboles informels d'une société récalcitrante à donner la parole aux bêtes, tous sentiments conformes ne devant pas dévier du droit chemin, souvent aride, épineux. Les habitants de Rivière-Longue paieront le prix de leurs silences et sarcasmes. Faut-il agir comme Aline, disparaître, éteindre la flamme des médisances, puis rentrer chez soi quand un « étrange » rebâtit ce qui nous appartient ? Flammes rancunières se transformant en une flamme de Pentecôte. Les insolents ne meurent pas tous, ce que l'auteure, indulgente, n'a pas désiré. Hors de la fiction, les fautes morales commises par ignorance ne trouvent pas toujours une issue favorable.

Premier roman percutant qui nous a agréablement surprise. Élise Lagacé écrit avec une assurance poétique convenant à l'atmosphère menaçante d'une histoire se déroulant dans un espace-temps qui, espérons-le, n'existe plus que dans l'imaginaire. Un style épuré, des phrases qui lancinent à tout propos. Effets théâtraux que souligne le décor précis d'un village aux prises avec des réfractaires, qu'ils soient ennemis de quelque changement ou enclins à dénoncer la monotonie d'années semblables aux autres. Tous ne s'attendent-ils pas à ce que Rivière-Longue soit « effacé des cartes routières » ? On souhaite qu'Aline et ses compagnons se réveillent d'un trop long sommeil épuisant, déjà ancrés qu'ils sont dans une routine confortable, risquant de malmener l'attente. Celle d'un avenir prometteur...


La courte année de Rivière-Longue, Élise Lagacé
Éditions Hurtubise, Montréal, 2013, 195 pages