mardi 24 février 2009

Grands déboires d'un petit feutre


Ce début d'année nous réserve de jolies surprises. On a d'abord commenté le livre singulier de Monique Le Maner, Roman 41, puis entrepris la lecture du roman de Patrice Martin, Le chapeau de Kafka. L'auteur laissant entendre que la bureaucratie est un monde à part, rationnel et ennuyeux, on l'imagine en train d'écrire son ouvrage au long de journées monotones, sans que rien ni personne ne le dérange.

L'histoire se déroule en trois chapitres dont le premier se situe à New York. Nous y faisons la connaissance de P. chargé par son patron de récupérer aux bureaux de la douane, un chapeau qu'il s'est procuré dans une vente aux enchères. Pas n'importe lequel ! celui de Franz Kafka. P. qui ignore tant la littérature que le nom de l'écrivain, accepte et se met à rêver. Il se voit gravir les échelons de l'entreprise, et obtenir, « qui sait, une petite prime à la performance. » Parvenu devant l'édifice Old Port, P. entre dans un hall immense, se dirige vers les ascenseurs, là où commencent ses ennuis, dépeints avec un humour décapant par Patrice Martin. Un ascenseur en panne, des fonctionnaires empêtrés dans leurs règlements, des portes closes frappées d'interdictions suspectes, le conduisent dans une salle réservée aux valises égarées. Après avoir résolu mille incidents et pratiqué un revirement sur soi, P. retrouvera le fameux chapeau qui, par miracle, a échappé à un incendie dans la salle des chapeaux. Les péripéties de P. ont transformé sa mentalité de fonctionnaire conservateur — n'a-t-il pas toujours exécré « les irrationnels, les irréfléchis, les imprévisibles » — ? Aussi sera-t-il intrigué par un manuscrit de nouvelles, dissimulé dans « une grosse enveloppe jaune » au fond d'une malle contenant plusieurs livres. Parmi eux, un roman d'un certain Paul Auster, un autre écrit par un dénommé Jorge Luis Borges et, enfin, un roman d'Italo Calvino. Quand P. sortira de la salle des valises muni de son propre chapeau, qui l'embarrasse beaucoup, plus le chapeau de Kafka et le manuscrit, il reprendra l'ascenseur avec une inconnue ; lorsqu'ils auront réglé moult mésaventures, la femme s'emparera du célèbre chapeau, proposera à P. de partir avec elle dans le Vermont.

Deuxième chapitre. Il est six heures du soir. Max est descendu de sa voiture au bord du fleuve Saint-Laurent. Il s'était levé très tôt, avait bu son café, pris quelques effets personnels et un « vieux manuscrit ». Il se raconte une histoire, celle d'un Londonien qui, comme lui, a abandonné femme et enfants. Max remonte dans sa voiture, « conduit lentement et, de temps en temps, regarde l'enveloppe jaune sur le siège du passager. » Sur la route, il aperçoit une auto-stoppeuse. Il s'arrête, fait monter la jeune femme. Elle s'appelle Dora, serveuse dans un restaurant minable, elle a envie de voir autre chose. Au bout d'un moment, Max lui confie qu'il va à New York rencontrer l'écrivain Paul Auster pour qu'il lise son manuscrit qu'elle tient sur ses genoux et « pourquoi pas, en signer la préface. » Étonnée, Dora, dont la passion est la lecture, lui demande un aperçu de « ce fameux manuscrit que Paul Auster va adorer ». Max, après une grande inspiration, explique : « Il s'agit d'une histoire simple au fond. C'est l'histoire d'un chapeau. » De cette manière inattendue, nous apprenons que P. avait bien voulu suivre la femme de l'ascenseur dans le Vermont.

Le deuxième chapitre est-il un fervent hommage rendu à Franz Kafka ? Le meilleur ami et exécuteur testamentaire de l'écrivain se nommait Max (Brod), à qui nous devons la publication d'une partie de l'œuvre de Franz Kafka. Quant à Dora, la serveuse, elle est affublée du prénom de la dernière compagne de Kafka : Dora (Diamant). S'introduit alors Kafka dans le troisième chapitre. Il est au volant d'une « berline américaine » en compagnie de deux illustres écrivains, invités d'honneur à un colloque se déroulant à Montréal. Des indices précis laissent deviner qu'il s'agit de Jorge Luis Borges et d'Italo Calvino. Celui-ci raconte à ses condisciples l'histoire romanesque de frères jumeaux. Quelques jours avant leur mort, un homme les a vus entrer dans une librairie de New York, ils ont acheté « un bouquin intitulé : Le chapeau de Kafka. » L'anecdote fait s'écrier le chauffeur de la berline ! Le fin observateur serait-il P. puisque avant de partir dans le Vermont, il a remarqué les deux frères assis sur un banc public, lisant deux livres identiques ?

La fin du roman s'avère aussi ambiguë que le plaisir savoureux de Patrice Martin à guider le lecteur dans une histoire démultipliée. Roman habile et subtil, certes, mais surtout intelligent, porté par une écriture constamment en alternance avec le style fluide de Paul Auster, celui plus analytique de Jorge Luis Borges. On ne perd jamais de vue l'hommage rendu à Kafka, soit par l'intervention de son chapeau ou de son personnage. On admire que Patrice Martin ait su amalgamer les situations finales comme il a su imbriquer l'histoire des « octants » d'un chapitre à l'autre. Si le chapeau de Kafka est le fil conducteur de ce roman-puzzle, l'apparition constante du manuscrit protégé par une enveloppe jaune, semblable à une oriflamme, nous mène vers un aspect jouissif du roman, démythifiant les histoires qui, trottant dans nos têtes, ne valent pas toujours la peine d'être lues par les autres. Trois nouvelles essaimant les trois chapitres confirment que les mots sont souverains même enfermés dans une malle dans une salle anonyme, eux aussi vendus aux enchères... Chapeau, Patrice Martin, de nous avoir donné une magistrale leçon d'humilité au terme d'un roman transcendant !


Le chapeau de Kafka
, Patrice Martin
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 138 pages