lundi 25 janvier 2021

Au creux de la vague, et davantage *** 1/2


Chaque année qui se termine nous impressionne. On est toujours surprise d'avoir traversé tant de jours sur lesquels on aurait pu s'empaler. Est-ce à dire que l'heure fatale n'était pas encore au rendez-vous ? C'est presque fatiguée qu'on prend notre élan sur la première marche d'une année neuve, prometteuse. Alors, on jubile, la vie nous accordant ses feuillets vierges. On commente le numéro 144 de La revue XYZ de la nouvelle.

En ces temps moroses à bien des niveaux, il fallait oser proposer à dix écrivains le thème de la dépression. On y voit une manière de faire un pied de nez à la réalité ou d'aller au-devant d'une certaine provocation. David Dorais, responsable de ce dernier numéro, a osé, et tous les textes, oscillant entre angoisse et placidité, sont fort réussis. Faut-il avoir éprouvé les affres d'une expérience humaine désastreuse, mélancolie intense, pour en disséquer la cruelle amertume, parfois dévastatrice ? Aucun texte ne s'avère banal, rareté dans un collectif. Les écrivains invités, chacun à sa manière, ont plongé dans la douleur d'une solitude insidieuse, celle qui mine le corps et l'esprit. L'âme jusqu'à son égarement dans les labyrinthes d'un univers redoutable, impossible à cerner. 

Maude Deschênes-Pradet ouvre le recueil avec une jeune femme qui arpente les allées d'un supermarché, hésitant entre ses besoins alimentaires. Dehors, il neige, c'est un dimanche de mars, l'hiver a sapé le moral de la narratrice. Et de bien des gens. Soudain, une voix l'interpelle, c'est Julie, une amie qu'elle a perdu de vue depuis sa rupture avec son amoureux. Julie, insouciante, ne se rend pas compte du laisser-aller physique et mental de son amie. Puis, les deux se quittent, continuent à faire leurs achats. Morosité en mineur, mais une solide entrée dans la fadeur amère des protagonistes dénonçant leur lassitude excessive, à la limite de leur propre défaite. Louise Cotnoir nous invite à suivre un homme, victime ou proie d'une désespérance innommée. Il survit. Déconnecté de la vie présente qu'il assume lourdement, il s'interroge sur l'individu que réverbère le miroir, dans le corridor. C'est un dessin larvaire sur le bow-window de son salon, qui va le rendre à ce qu'il n'est plus. Un récit bref, aiguisé, telle une porte ouverte sur un monde déserté que le narrateur n'a plus le désir de reconquérir. À bout de lui-même, il se met à pleurer. Les deux nouvelles de Pierre-Marc Grenier et de Perrine Leblan, évoquent à mi-voix quelque espérance, le premier dans une sorte de remords à retardement. Un homme se rappelle le regard d'un ami drogué, admirant une toile sur laquelle il voyait une île, le narrateur, rationnel, échappant à cette illusion. L'ami est devant lui, comme si, soudain, l'illusion prenant forme fragile, laissait poindre son incertitude. C'est une narratrice désemparée que met en action Perrine Leblan. Elle est dans un bar, désabusée, attendant que son groupe d'amis, qui boit et s'amuse, rentre chacun chez soi. Quand cela arrive enfin, sa compagne s'écroule de  sommeil. Pour calmer son anxiété, elle poursuit un chat échappé d'un débarras inoccupé de leur appartement. Sa curiosité l'entrainera vers une sortie inhabituelle aboutissant dans son quartier, qu'elle semble découvrir pour une première fois. Corps et ville soudainement fantomatiques, image de Montréal contemplée à l'envers, loin de la routine, loin du quotidien insipide. Troisième dimension dans laquelle elle trouvera un semblant de réconfort quand la clarté effacera la nuit trouble qu'elle vient de vivre. Un très beau récit un peu hallucinatoire, essaimant des pétales d'espérance. Ce qui n'est pas rien, conclut la narratrice.

Plusieurs textes ont des résonances vibratoires, comme celui de Mélanie Boilard, qui nous fait part de la prison mentale dans laquelle, depuis l'enfance, Zoé est enfermée. Ce qui permet à la nouvelliste de mettre en relief les conditions parentales où se démène sa protagoniste. Ses projets d'adolescente, la débâcle de ses ambitions. Incompréhension de sa famille. Tentative de suicide de Zoé, les barreaux se resserrent autour d'elle malgré la présence d'un psychiatre. C'est autre chose qui la mine, son manque de stimulation à vivre. La chute symbolise l'existence éclatée dans la tête de Zoé. Intériorité de la souffrance de la narratrice au point de vouloir bâtir une échappatoire qu'elle forge à l'intérieur de ses barreaux personnels. Un texte puissant et dérangeant, la débâcle sensorielle de quelques êtres ne cheminant pas toujours vers une oreille attentive. On passe sur plusieurs nouvelles, ne pouvant les citer toutes, le contexte collectif justifiant notre choix. La dépression s'exprime plus ou moins fortement, s'interprétant d'elle-même, grâce à la plume déterminée d'écrivaines et d'écrivains cheminant hors de l'emprisonnement de leurs barreaux étouffants. Cependant, Claude La Charité fait une exception en se prêtant au jeu métaphorique d'un subtil détective, décrivant les ravages d'un assassin parmi sa famille. Zombie apparu en double et triple exemplaire, lui permettant de relater l'histoire convenue de ses frères, lui, étant le plus jeune de la fratrie. L'assassin s'abat sur le père, le narrateur, impuissant, assiste à sa longue descente et remontée. Sa nouvelle vie avec une femme plus jeune, acte délibéré à la suite de son divorce. Puis, la tombée finale du père, l'assassin s'acharnant à l'empoisonner, déjouant les oublis mentaux d'un homme diminué. Jusqu'à son décès. Interrogation du fils, dépeignant de sang-froid les derniers avatars du père. En fait, Claude La Charité témoigne de la dépression mortifère d'un vieil homme aux prises avec un assassin que personne ne veut nommer. Quel bien-être a dû éprouver le narrateur — ou l'auteur — en relatant les effets récalcitrants d'un père empêtré dans des dilemmes ravageurs. Autre forme d'angoisse qu'il faut parfois laisser couler comme l'eau d'un fleuve, ne pas essayer d'en détourner le cours, de retenir ses élans en bâtissant quelques digues morales. À un moment donné ne faut-il pas s'intéresser aux ruines, aux bâtiments abandonnés, aux lieux en friche, comme le suggère Marc-André Boisvert, « ces lieux en braise en [ mon ] corps qui ne demandent qu'à reprendre feu ». Manière interrogative d'aborder les malaises de la dépression, malaises scrutés à la loupe tout au long de ces questionnements courageux, bien souvent exprimés en demi-teintes. Il n'est pas simple d'aborder des champs de bataille desquels nous n'apprenons leur existence sanguinaire qu'à travers l'Histoire.

Dans la rubrique " Thème libre ", trois récits dissemblables complètent cet excellent numéro. S'ancrant dans un désir périlleux d'obtenir quelque rendez-vous, Mémoire abandonné (e) signé David Hoon Kim. La rébellion jusqu'à la violence, Torche, imaginée par Eveline Dufour. Glisse à gauche, Guillaume Bourque, ou l'amalgame d'un site de rencontres avec une soirée familiale le soir de l'Action de grâces. En rentrant chez soi, plutôt éméché par la bière, les caresses à sa chatte sont un antidote rassurant aux lendemains houleux qu'attend le protagoniste.

Ce très invitant numéro se termine avec un " intertexte " signé Louis-Daniel Godin, La psychanalyse : un art de la nouvelle. Texte qui intéressera les férus du genre, faisant intervenir la pratique contre l'hystérie des femmes, au siècle de Charcot et de Freud. Voilà bien un traitement anarchique qu'il était temps de sortir de son obscurantisme primitif et grossier... Si le thème de ce dernier opus, enjeu à délaisser les habitudes littéraires trop conventionnelles, semble rébarbatif au premier abord, suscite une curiosité équivoque, la qualité rigoureuse des récits effacera ces impressions douteuses. Ces fictions dépressives ne rebuteront ni lectrices, ni lecteurs. Bien au contraire, la lecture de ces nouvelles déjouant leur problématique s'avère réconfortant...


Numéro 144, XYZ. La revue de la nouvelle

piloté par David Dorais,

Montréal, 2020, 104 pages

 

lundi 18 janvier 2021

Ville Lumière, ville d'ombres ****


 Quand on publiera ce semblant d'introduction, plusieurs semaines seront épuisées, dénonçant la fatigue de cette fin d'année, le froid ayant sur nous un effet néfaste. Seuls les jours allongeant sensiblement leur durée, nous feront tourner la tête vers une saison nouvelle qu'on souhaitera avec impatience. On imaginera notre déambulation dans les rues de la ville, à l'affût des jardins et de leurs balbutiements. On commente le récit de Laurent Gaudé, Paris, mille vies.

On a lu de nombreux livres qui évoquent la ville Lumière, embellis non seulement de mots mais aussi d'images. La ville qu'on aime entre toutes a été dépeinte sous toutes ses faces, tous ses reliefs. À travers son aspect touristique. Architectural. Paris, l'une des villes les plus visitées au monde. Mais dans ce petit livre, si grand de par sa teneur, la ville aux pierres jamais silencieuses, nous offre ses manières de s'être exprimée à différentes époques, inexplorées de notre part. L'écrivain-narrateur nous donne un magnifique cadeau en enrichissant notre mémoire, absente des événements qu'il relate pendant une nuit chaude parisienne. 

Cela se passe en juillet, le narrateur, après un séjour en province ou dans un pays étranger, sort de la gare Montparnasse, heureux de revoir sa ville natale. L'après-midi se gorge d'une douce lumière qui commence à descendre vers une nuit constellée. Soudain, sur le parvis de la gare, il entend la voix d'un homme, torse nu, cheveux en broussaille, qui se trouve à quelques mètres. En vain, il essaie de lui échapper, l'homme, négligemment vêtu, lui pose une question surprenante : " Qui es-tu, toi ? " À qui s'adresse-t-il, s'exprimant sans que son regard ne s'arrête sur une personne en particulier ? Le narrateur n'échappera pas au pouvoir de ces paroles lancinantes, comme si l'inconnu s'adressait aux étoiles, égaré dans un monde qui n'est plus le sien, entrainant le narrateur à retracer des faits dramatiques qui se sont déroulés bien avant qu'il vînt au monde. Cependant, un point de repère familial douloureux lui reviendra de suite en mémoire, la mort accidentelle de son père, tombé du sixième étage de l'immeuble qu'il habitait. Mort rattachée à la jeunesse qui se prélasse bruyamment aux terrasses des bistrots parisiens. Il imagine la condition sociale de ces jeunes, reliée à de probables situations provisoires, comme celle de chercher un travail estival, d'être " monté " dans la capitale pour étudier, pour travailler, malgré la crainte d'une existence si différente de la leur. Enthousiasme du narrateur qui, toutefois, réalise que l'inconnu du parvis ne l'a pas quitté. Invitation à poursuivre un périple lorsque la nuit tombe, que les bruits de la capitale s'estompent, que, seules, les rumeurs grondent. 

Les sortilèges que la nuit réserve à l'écrivain-narrateur, dissous dans la pluralité du temps qui lisse la mémoire, feront de lui un étrange promeneur dans un Paris qui s'est vidé de sa foule. L'écho de la musique de Saint-Saëns résonne dans ses oreilles. Le compositeur est enterré au cimetière Montparnasse, proche de l'avenue où se promène et s'interroge le narrateur. Rassembler le fouillis des époques, le grand empilement des siècles. Rassembler, mais aussi ordonner des lieux historiques auxquels il ne peut plus se soustraire. La mort du père, une fois narrée, le dirigera vers d'autres morts, toujours poussé par l'inconnu qui ne cesse de le faire avancer dans une nuit immatérielle. Les cloisons du temps se libèrent de leurs morts, jeunes, tués pour délivrer Paris, assiégée. La ville retient son souffle, capitale enviée de ses ennemis, telle une conquête abjecte. Femme de pierres jamais séduite par des hommes indignes, qui ont déclenché tant de guerres. Paris qui frémit aux moindres attouchements militaires, le narrateur se laissant aller à une magistrale poésie, démontrant, preuves à l'appui, son amour passionnel pour sa ville, ses parents lui ayant offert Paris, tel un trophée inestimable. Si le narrateur s'attendrit sur un souvenir personnel, l'inconnu le déloge de son émotion, le pousse à aller toujours vers les mystères de la ville. Nous croisons Villon, sur le point de commettre un meurtre. Il en rit, ignore encore que sa vie ne sera plus que fuite. Séquence émouvante lorsque Victor Hugo vient enterrer son fils Charles au cimetière du Père-Lachaise. Le peuple l'honore, pleure avec lui, qui a réhabilité Notre-Dame. Hugo et Villon se sont-ils croisés, l'un fuyant un meurtre, l'autre écrasé par la douleur de la perte ?

Tant de souvenirs assaillent la mémoire du narrateur à qui Paris ouvre ses écoutilles, toutes ses mémoires autant tragiques les unes que les autres. Quel Parisien se souvient du premier Congrès des écrivains et artistes noirs ? Le narrateur se souvient, listant leurs noms, se remémorant leur présence discrète à la librairie Présence Africaine, écrivains reçus par Alioune Diop qui les attend avec une « impatience gourmande ». Après la colère de Montmartre, le siège de Paris levé, l'arrivée d'un jeune poète, « jeune homme aux yeux voilés », Arthur Rimbaud, rébarbatif, envers qui Paris se refuse à s'ouvrir. Enchevêtrement du destin, Rimbaud s'en va, malgré son goût pour l'absinthe, ses soirées à discuter avec Verlaine. L'insurrection de Paris. Plus avant, l'histoire de la place des Innocents, ne sachant plus quoi faire de ses morts. Évocation délirante de tous ces squelettes, de tous ces ossements. La nuit est de couteau. La danse y règne, macabre et honteuse. Que serait cette nuit sans la nécessité d'empoigner ses ombres qui se sont engluées autour de silhouettes décrépites, sans la présence soudaine d'Antonin Artaud ? Les écrivains, les poètes, n'ont rien perdu de leur vigueur quand il s'agit de les convoquer au banquet assourdissant de leur époque. Folie du « vieux corbeau » Artaud, trainant avec lui son aile cassée. Il donne une conférence à laquelle assistent André Breton et les surréalistes. Bien plus tard, c'est le comédien Philippe Clévenot qui s'identifiera à Artaud, mêlant les époques, fidèle rigoriste au texte, à la virgule près...

Dernière marche franchie par le narrateur. Plus personnelle, plus intimiste. Les drames historiques se sont soulevés, comme Paris lui-même, éveillant sentiments et sensations de celui qui les provoque. L'inconnu a fait place à une ombre fantomatique, le lever du jour fait se rendormir les démons. Les incitateurs à la haine. L'homme-ombre n'aura plus qu'à défier d'autres amants de Paris. Le narrateur, lui, se penche vers la femme qu'il aime, lui donnant libre pensée, l'assurant de son éternité charnelle. Des morts, il a fait sa part, il est temps de rejoindre la vie, grosse de ses projets. De ses espoirs. Finie la nuit, lui susurre l'homme-ombre qui devra partir vers l'une des sept gares parisiennes, essayer d'attraper un passant... C'est sur une citation poétique, signée Ramuz que, semblable à son étrange interlocuteur, le veilleur de la nuit, Laurent Gaudé, quitte sa randonnée avec douceur. " C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau. " 

Homme d'histoires, homme de voyages, de départs et d'arrivées dans les gares du monde entier, Laurent Gaudé nous a énormément touchée, réjouie. On l'a accompagné dans sa livresque randonnée historique, nous-même nous faisant ombre lorsque la lumière des événements s'avérait trop brûlante. Trop sanglante. Apaisement dans l'aura pénétrable du fantastique. Déambulation dans ces mille vies s'agitant derrière et devant nous. Il faudrait revisiter Paris avec des yeux ouverts sur le passé et le présent amalgamés, de telle sorte que ces morts et vivants nous accompagnent, nous prolongent.


Paris, mille vies, Laurent Gaudé

Éditions Actes Sud / Leméac, Montréal 2020, 96 pages

 

 

lundi 11 janvier 2021

S'offusquer contre les autres et soi-même *** 1/2


Presque chaque semaine, on s'étonne de la disparition d'êtres chers ou d'acteurs de la vie artistique. On oublie que depuis plusieurs décennies, ces êtres chers ne nous ont pas quittée, nous ont divertie. Avec eux, on a vieilli mais, plus jeune, on se rend moins compte de la dévastation du temps qui passe, inexorable. Nous, on continue à l'aveugle. On a lu le livre d'Anne Peyrouse, encore le temps de rebrousser chemin.  

Aucun libellé ne classant ces histoires en demi-teintes, on en a conclu que l'auteure était pour beaucoup dans l'art d'élucider la part fictive de ses histoires, masquées derrière un rideau translucide de sensations véridiques. Les siennes, conséquemment, saupoudrées d'une cuillère à thé d'un brin de provocation. On prendra donc la liberté de classer ces textes dans le genre nouvelles, celles-ci portées par une écriture directe, parfois échevelée, rarement ceintes de non-dits. Souvent pourvues d'un symbolisme qui les distingue des nouvelles classiques qu'on a l'habitude de lire. Tout d'abord, la narratrice se présente, spécifiant que depuis la nuit des temps, ou celle de sa naissance, elle a voulu devenir écrivaine. Ajoutant qu'elle a appris à lire et à écrire à l'école secondaire publique. Elle affirme que dans une école privée, elle n'aurait jamais supporté la prière du matin, de midi, et « d'autres heures barbares ». Elle a quatorze ans, se souvient d'un professeur qui dénigrait les Français alors qu'elle-même en est une. L'école s'avère une raison valable de s'encolérer contre un « laideron » qui, dans l'autobus, menace de la violer. Comme nombre d'adolescentes de l'époque, elle s'est tue, le regrette amèrement. Entrée dans le livre d'une manière révoltée. Adoucissement quand, voyageant jusqu'en Yougoslavie, elle passe une nuit dans la maison d'Ivanka, vieille femme qui lui offre un gîte peu orthodoxe, façonné de l'incompréhension du langage, de l'affirmation des gestes, de la présence des trois fils, des deux filles. Effluves méditerranéens, paprika et olives noires se répandent dans la maison aux murs fissurés, aux vieux divans affaissés. Elle repart, poursuivie du regard d'Ivanka, assise sur un banc du quai de la gare. Dans le train, sur les fenêtres, des traces de balles lui rappellent que la guerre est proche. Ce qui lui donne envie de pleurer. Larmes qui ne couleront pas quand l'écrivaine narre l'incapacité d'un enfant autiste à formuler son amour pour ses parents, les mots s'étouffent dans sa tête, se traduisent en crise. Les parents, résignés, protègent le grand corps adolescent de seize ans que l'enfant est devenu. Lui rêve au pouvoir des mots, explosant dans sa tête. Un autre adolescent, Marc, schizophrène, hurle subitement, une crise de démence contrarie le silence des murs et des fenêtres. Sa sœur, Émy, regrette la musique à fond, ses rires dans sa chambre. Complicité fraternelle, il la prévient qu'il s'est ouvert les veines. Son cas ne fera que s'aggraver, il sera enfermé entre les murs d'un hôpital où il fait semblant d'être bien, cloitré et protégé. La narratrice de ces histoires, qui débordent d'effusion, poursuit son périple détonnant vers Notre-Dame-de-Paris où dans les toilettes des années cinquante, soixante, une Madame Pipi intervenait vaillamment auprès des touristes, des promeneurs du dimanche, qui la récompensaient de pièces de monnaie internationales. C'est magnifiquement décrit, vocabulaire tranchant à l'appui, cette époque révolue guindée de souvenirs impérissables, peu appétissants pour une Madame Pipi qui rêve de voyager à travers le monde pendant qu'elle nettoie les résidus intestinaux des quidams qui vont et viennent. Mais aujourd'hui, cet aujourd'hui définissant l'incendie de Notre-Dame-de-Paris, Madame Pipi ne peut rêver de voyages, « le réel venait de la rattraper », elle doit quitter les toilettes, coupant toutes les envies. Le lendemain, l'incendie étant maitrisé, de nombreux bocaux s'empileront sur le parvis de la cathédrale, un message adressé au maire de Paris, closant la nouvelle. 

Remarquable séquence visuelle, évitant au lecteur, à la lectrice, de piétiner les lieux qu'Anne Peyrouse emprunte avec une précision détaillée, faisant intervenir des personnages qui ne font que passer, ou bien s'attardent, ne leur accordant qu'une importance relative. Les protagonistes flous, dessinés, presque, les paysages urbains ou campagnards se démarquent grâce à la férocité d'un langage qui ne laisse aucun doute sur la sensibilité exacerbée d'une talentueuse conteuse. Parfois, ces mêmes protagonistes se recoupent, comme dans la nouvelle Pilates ou zumba. L'approche psychologique nous ayant sidérée, la sérénité, manifestée par l'écrivaine, peu incluse dans l'ensemble du livre. Une jeune femme, Mylène, boit une tasse de café, le breuvage chaud scandant le récit, en attendant le réveil de son amoureux et de ses deux filles. Elle se remémore sa famille, surtout sa sœur, célibataire, aucun enfant, " mère " de trois chats qu'elle dorlote. Elle a coupé les ponts avec le frère schizophrène. La tasse de café joue un rôle prépondérant, un rôle de messagère vaporeuse, reconduisant Mylène à ses propres refus et consentements. Sa sœur l'invite à des cours de pilates, alors qu'elle préfère la zumba. Déverrouillage des corps, exaspération des esprits. Le café, qui l'imprègne, fait écho aux premiers bruits de la maison, à une de ses filles qui l'appelle. La journée commence dans les promesses d'une nouvelle année. 

Disséquer ces magnifiques nouvelles les unes après les autres serait impossible. Elles sont composées d'amour et de haine, de mots consentants, repoussés, selon les situations humaines traversant le livre. Une fille venue retrouver son père à la conduite ambiguë sortant de prison. Un enfant veut apprendre à lire pour séduire une adolescente. Les vociférations d'un sadomasochiste qui se sert d'un effet identitaire pour se souvenir, avec une rage effrénée, des humains qu'il a tués, témoignant de ses meurtres dans des calepins. C'est la laideur du monde qu'Anne Peyrouse relate pour mieux nous imprégner du mal physique ou mental qui sévit, nous menace. L'incompréhension que nous manifestons envers des êtres amochés, fer rouge incrusté dans leur cerveau à leur naissance. Ainsi la brève nouvelle titrée, Les battures. Un garçon spolié de tout amour humain, une fillette que les villageois pensent possédée. Lors d'une tempête, les deux enfants se rejoignent et s'envolent. Cela tient du conte, sans dénomination possible. Ne reste que la bonne volonté du lecteur, de la lectrice, à départager le vrai du faux. Cela contient un brin de lyrisme dans la majorité des textes qu'on a lus et prisés, desquels on a retenu une saveur palpable. La littérature, au centre de quelques nouvelles, occupe une place non négligeable, telle une signature ajoutée aux connaissances intellectuelles de l'écrivaine. Virginia Woolf, Baudelaire, Rimbaud, Tolstoï, des innommés ici, accompagnent ces fictions. Des chansons s'immiscent, leurs airs trottent dans la fumée d'événements imprévisibles, tout finissant par se dissoudre.

La dernière nouvelle semble amasser toutes les précédentes, incitant l'écrivaine, Anne Peyrouse, à se fustiger avec un humour décapant, se justifiant auprès de ses lecteurs, s'offusquant de ses dires et délires. On la laisse à ses impressions jubilatoires, on la félicite de son intensité à rameuter des mots arrondis de leur entièreté, jamais nuancés de quelque pudeur, compatibles avec sa pensée révoltée, sa confiance en elle-même, son talent imperméable à toute critique offensante. Plaisir de lecture assurée, au risque de déranger celles et ceux qui se vautrent dans le confort de mots ordinaires. On a parfois souri à ces démonstrations jouissives, prenant à témoin notre jeunesse enfuie, ses velléités dissidentes...


encore temps de rebrousser chemin, Anne Peyrouse

Éditions Hamac, Montréal, 2020, 140 pages

lundi 4 janvier 2021

Des histoires au désordre du jour *** 1/2

 


G. nous dit de sa voix rocailleuse, toujours passionnée, qu'elle n'en a pas fini avec l'existence, malgré son grand âge. On la croit, on admire sa vitalité, sa façon de prendre les gens à rebrousse-poil, de détricoter leurs convictions. Se réjouissant que la pandémie ait mis à terre les certitudes de plusieurs, leur rappelant que la vie est faite de petits émerveillements qu'il faut savourer quand ils se présentent. On a lu les contes cruels d'Alain Raimbault, Sans gravité.

Les contes de Charles Perrault, des frères Grimm, de Hans Christian Andersen — nos préférés —, les contes de fées de la comtesse de Ségur, tant de contes citadins et ruraux, sans oublier les merveilleux contes arabes des Mille et Une Nuits. Tous ces contes ont traversé notre esprit en lisant ceux d'un écrivain de notre époque. Si ce genre s'avère la représentation d'un monde qui n'est plus, on se pose la question à savoir ce qui se passe dans la tête d'un individu pour en arriver aux pires extrémités. Notre société est-elle devenue à ce point aberrante pour s'inspirer de la cruauté de certains êtres, rassembler leurs actes démoniaques, en composer un recueil aux apparences fictives ? Ce que nous propose généreusement Alain Raimbault, écrivain remarqué pour ses nombreux livres de jeunesse, poésie, et divers genres fictionnels. Bref rappel pour nous mettre dans l'ambiance inquiétante de ses textes.

La préface du médiéviste et romancier Richard Tabbi nous ouvre les pages d'un premier conte qui remonte à la Première Guerre mondiale. Un sergent français, Martin Schwartz, cherche à se venger d'un soldat allemand avec qui, en temps de paix, il a établi un rapport commercial. Il exporte du vin blanc dans des pays européens, et pour agrandir son marché, il a proposé ses liqueurs alcoolisées à l'Allemand Hans Keller qui a accepté d'essayer des vins rouges « plus doux, plus civilisés. » À la suite de cette entente, Hans Keller a emprunté de l'argent, beaucoup d'argent à Martin Schwartz, emprunt qui l'a rendu sceptique. Il finit par lui rendre visite, une surprise attend l'exportateur qui, crédule, rencontrait Hans une fois par mois en amoureux, risquant le chantage de l'Allemand auprès de sa famille. Malheureusement pour Martin, sa situation, commerciale et amoureuse, ira de mal en pis. Le hasard faisant et défaisant certaines situations compromettantes, Martin profitera de cette guerre pour demander des comptes à son ex-amant. La fin de l'aventure est surprenante. Un meurtre prémédité, un nouveau départ vers la fortune. Martin Schwartz se réjouit des bienfaits de la guerre. On commente ces récits d'une manière désordonnée, prenant le temps de savourer des situations insolites. Pas de continuité romanesque. On aborde l'histoire pathétique de Mickey Ram. Mari et père heureux, soudain, il se retrouve à goûter « l'amère solitude des hommes délaissés. » Betty, sa conjointe, a claqué la porte pour plus jeune et plus beau. Mickey Ram, professeur de mathématiques et de sciences, malgré les attentions solidaires de ses collègues, s'enfonce dans une profonde dépression. Cinq ans plus tard, il ne va pas mieux. L'écrivain dépeint ses occupations quotidiennes, ordinaires, qui font de cet homme, professeur autrefois respecté, une loque de la société, un instable de la polyvalente où il enseigne. Son comportement agressif alimente un monde dans lequel il s'est enfermé, refusant la bienveillance de ses supérieurs, qui lui suggèrent de retraiter. Proposition qu'il devra accepter, victime, sera-t-il persuadé, d'une terrible injustice. Sa vengeance reflète ces êtres qui, aujourd'hui, n'ont pas suffisamment de ressources mentales pour admettre leur échec professionnel. La majorité de ces histoires repose sur la défaite humaine, sur l'impossibilité de faire face à des situations dramatiques, voire tragiques, que toute personne sensée, équilibrée, réussit à vaincre d'une manière probante. Comme Andréa, qui doit garder le vieux chien d'une femme richissime qui s'accorde deux semaines de vacances. Andréa, âgée de dix-neuf ans, est heureuse, ce sera la belle vie pendant l'absence de madame Gabi. Malheureusement, une fin d'après-midi où elle rentre du cinéma, elle constate que le vieux chien est mort. Quoi faire ? Qui prévenir ? Madame Gabi est injoignable. Elle téléphone à sa mère qui lui conseille de joindre un vétérinaire. Elle raccroche, se demande comment transporter le canidé, sinon dans une valise roulante jusqu'à l'arrêt de l'autobus. Parvenue à ce point culminant de son étrange destinée, Andréa se fera berner mortellement par un jeune homme qui lui propose son aide. Quelques lignes fatalistes closent le récit, avec un brin de compassion pour Andréa qui, à dix-neuf ans, est morte pour si peu...

Plus les histoires avancent, plus la mort devient impitoyable et cruelle. Un homme, las de son épouse, utilise une fourchette pour l'énucléer. Il est facile de « trucider son prochain », le meurtrier regrettant presque de ne pas être devenu un tueur en série. Comment se débarrasser du cadavre avant de prévenir sa fille que sa mère est morte ? Il agira d'une manière sadique en attendant la visite de Brenda, qui se posera bien des questions sur la mort brusque de sa mère. C'était sans compter sur le sang-froid de sa fille, des indices la feront douter de la santé mentale de son père. Chez elle, Brenda téléphonera à la police. Frustrations obscures d'un homme qui, prétend-il, s'est laissé manipuler par son entourage familial et sociétal. Plus loin, un individu se prendra pour un nouveau prophète, prêt à recréer un monde nouveau. Carnage dans un autobus qui fera six morts. Il s'est laissé abuser par les propos d'anciens dictateurs, tels Staline, Mao, Danton, bourreaux sanguinaires qu'il a repérés sur Internet. Acte d'un déséquilibré qui sera abattu par la police. Un détail inédit, cet acte démentiel a été commis au nom de l'écologie, fait plutôt rare pour abattre un groupe de personnes innocentes. Ailleurs, une adolescente rebelle tue sa mère d'un coup de patin à glace. Puis, l'hystérie de la foule quand une femme accouche d'une fille soi-disant anormale. Elle a une « membrane de matière inconnue à l'entrejambe. Et des stries symétriques en demi-cercle dans le dos ». L'occasion sera belle pour une ancienne religieuse de voir en l'enfant la venue d'un nouveau prophète. L'histoire est contée par la petite fille naissante qui résume habilement la situation d'une société déçue, qui s'est repliée vers un mouvement irrationnel, irréel. 

De ces contes empreints d'une triste modernité, c'est le dernier qui nous a le plus touchée. Texte désespéré qui nous ramène au temps maléfique des camps de concentration, institués par les nazis. Un prisonnier juif narre ses dernières heures dans le terrible froid d'un hiver où il doit concasser des pierres avec ses compagnons d'infortune, avant d'être assassiné lâchement par un kapo. Dix-huit mois se sont passés depuis cette rafle. On ne parlera jamais assez de ce génocide, même si ce drame universel n'a pas servi de leçon à l'espèce humaine. Texte qui nous fait réaliser que ces contes — le libellé " nouvelle " dénommant des fictions, l'écrivain l'a évité — ont été écrits à partir de sinistres rumeurs véridiques que crée un monde décadent, s'acheminant vers ses fins mortifères. Le goût de la mort annihile une moralité valorisante qui n'a plus cours, une perversité la remplace que nous retrouvons dans d'anciennes civilisations parvenues à leurs termes. L'instinct bestial ne résiste pas aux esprits fragilisés par l'état d'un monde agonisant, qui avait endormi les intentions les plus meurtrières. 

Si le recueil en le parcourant nous a semblé rébarbatif, une deuxième lecture s'est imposée. On a alors compris que l'écrivain, Alain Raimbault, en quelques pages, mettait en relief des actes prohibitifs, miniaturisés grâce à une synthèse intelligente, une écriture sans fioritures, nous convainquant de la portée du message, traduit parfois en des termes compassés, comme pour s'excuser de nous rappeler de telles horreurs, chaque jour répertoriées dans quelque quotidien, sans que nous nous arrêtions sur la gravité du geste. À lire absolument ce livre courageux pour mieux comprendre où nous en sommes avec la  dégradation de l'être humain et de son entourage, avec la mutilation de son environnement. 


Sans gravité, Alain Raimbault

Éditions de l'instant même, Longueuil, 2020, 140 pages