Quand on publiera ce semblant d'introduction, plusieurs semaines seront épuisées, dénonçant la fatigue de cette fin d'année, le froid ayant sur nous un effet néfaste. Seuls les jours allongeant sensiblement leur durée, nous feront tourner la tête vers une saison nouvelle qu'on souhaitera avec impatience. On imaginera notre déambulation dans les rues de la ville, à l'affût des jardins et de leurs balbutiements. On commente le récit de Laurent Gaudé, Paris, mille vies.
On a lu de nombreux livres qui évoquent la ville Lumière, embellis non seulement de mots mais aussi d'images. La ville qu'on aime entre toutes a été dépeinte sous toutes ses faces, tous ses reliefs. À travers son aspect touristique. Architectural. Paris, l'une des villes les plus visitées au monde. Mais dans ce petit livre, si grand de par sa teneur, la ville aux pierres jamais silencieuses, nous offre ses manières de s'être exprimée à différentes époques, inexplorées de notre part. L'écrivain-narrateur nous donne un magnifique cadeau en enrichissant notre mémoire, absente des événements qu'il relate pendant une nuit chaude parisienne.
Cela se passe en juillet, le narrateur, après un séjour en province ou dans un pays étranger, sort de la gare Montparnasse, heureux de revoir sa ville natale. L'après-midi se gorge d'une douce lumière qui commence à descendre vers une nuit constellée. Soudain, sur le parvis de la gare, il entend la voix d'un homme, torse nu, cheveux en broussaille, qui se trouve à quelques mètres. En vain, il essaie de lui échapper, l'homme, négligemment vêtu, lui pose une question surprenante : " Qui es-tu, toi ? " À qui s'adresse-t-il, s'exprimant sans que son regard ne s'arrête sur une personne en particulier ? Le narrateur n'échappera pas au pouvoir de ces paroles lancinantes, comme si l'inconnu s'adressait aux étoiles, égaré dans un monde qui n'est plus le sien, entrainant le narrateur à retracer des faits dramatiques qui se sont déroulés bien avant qu'il vînt au monde. Cependant, un point de repère familial douloureux lui reviendra de suite en mémoire, la mort accidentelle de son père, tombé du sixième étage de l'immeuble qu'il habitait. Mort rattachée à la jeunesse qui se prélasse bruyamment aux terrasses des bistrots parisiens. Il imagine la condition sociale de ces jeunes, reliée à de probables situations provisoires, comme celle de chercher un travail estival, d'être " monté " dans la capitale pour étudier, pour travailler, malgré la crainte d'une existence si différente de la leur. Enthousiasme du narrateur qui, toutefois, réalise que l'inconnu du parvis ne l'a pas quitté. Invitation à poursuivre un périple lorsque la nuit tombe, que les bruits de la capitale s'estompent, que, seules, les rumeurs grondent.
Les sortilèges que la nuit réserve à l'écrivain-narrateur, dissous dans la pluralité du temps qui lisse la mémoire, feront de lui un étrange promeneur dans un Paris qui s'est vidé de sa foule. L'écho de la musique de Saint-Saëns résonne dans ses oreilles. Le compositeur est enterré au cimetière Montparnasse, proche de l'avenue où se promène et s'interroge le narrateur. Rassembler le fouillis des époques, le grand empilement des siècles. Rassembler, mais aussi ordonner des lieux historiques auxquels il ne peut plus se soustraire. La mort du père, une fois narrée, le dirigera vers d'autres morts, toujours poussé par l'inconnu qui ne cesse de le faire avancer dans une nuit immatérielle. Les cloisons du temps se libèrent de leurs morts, jeunes, tués pour délivrer Paris, assiégée. La ville retient son souffle, capitale enviée de ses ennemis, telle une conquête abjecte. Femme de pierres jamais séduite par des hommes indignes, qui ont déclenché tant de guerres. Paris qui frémit aux moindres attouchements militaires, le narrateur se laissant aller à une magistrale poésie, démontrant, preuves à l'appui, son amour passionnel pour sa ville, ses parents lui ayant offert Paris, tel un trophée inestimable. Si le narrateur s'attendrit sur un souvenir personnel, l'inconnu le déloge de son émotion, le pousse à aller toujours vers les mystères de la ville. Nous croisons Villon, sur le point de commettre un meurtre. Il en rit, ignore encore que sa vie ne sera plus que fuite. Séquence émouvante lorsque Victor Hugo vient enterrer son fils Charles au cimetière du Père-Lachaise. Le peuple l'honore, pleure avec lui, qui a réhabilité Notre-Dame. Hugo et Villon se sont-ils croisés, l'un fuyant un meurtre, l'autre écrasé par la douleur de la perte ?
Tant de souvenirs assaillent la mémoire du narrateur à qui Paris ouvre ses écoutilles, toutes ses mémoires autant tragiques les unes que les autres. Quel Parisien se souvient du premier Congrès des écrivains et artistes noirs ? Le narrateur se souvient, listant leurs noms, se remémorant leur présence discrète à la librairie Présence Africaine, écrivains reçus par Alioune Diop qui les attend avec une « impatience gourmande ». Après la colère de Montmartre, le siège de Paris levé, l'arrivée d'un jeune poète, « jeune homme aux yeux voilés », Arthur Rimbaud, rébarbatif, envers qui Paris se refuse à s'ouvrir. Enchevêtrement du destin, Rimbaud s'en va, malgré son goût pour l'absinthe, ses soirées à discuter avec Verlaine. L'insurrection de Paris. Plus avant, l'histoire de la place des Innocents, ne sachant plus quoi faire de ses morts. Évocation délirante de tous ces squelettes, de tous ces ossements. La nuit est de couteau. La danse y règne, macabre et honteuse. Que serait cette nuit sans la nécessité d'empoigner ses ombres qui se sont engluées autour de silhouettes décrépites, sans la présence soudaine d'Antonin Artaud ? Les écrivains, les poètes, n'ont rien perdu de leur vigueur quand il s'agit de les convoquer au banquet assourdissant de leur époque. Folie du « vieux corbeau » Artaud, trainant avec lui son aile cassée. Il donne une conférence à laquelle assistent André Breton et les surréalistes. Bien plus tard, c'est le comédien Philippe Clévenot qui s'identifiera à Artaud, mêlant les époques, fidèle rigoriste au texte, à la virgule près...
Dernière marche franchie par le narrateur. Plus personnelle, plus intimiste. Les drames historiques se sont soulevés, comme Paris lui-même, éveillant sentiments et sensations de celui qui les provoque. L'inconnu a fait place à une ombre fantomatique, le lever du jour fait se rendormir les démons. Les incitateurs à la haine. L'homme-ombre n'aura plus qu'à défier d'autres amants de Paris. Le narrateur, lui, se penche vers la femme qu'il aime, lui donnant libre pensée, l'assurant de son éternité charnelle. Des morts, il a fait sa part, il est temps de rejoindre la vie, grosse de ses projets. De ses espoirs. Finie la nuit, lui susurre l'homme-ombre qui devra partir vers l'une des sept gares parisiennes, essayer d'attraper un passant... C'est sur une citation poétique, signée Ramuz que, semblable à son étrange interlocuteur, le veilleur de la nuit, Laurent Gaudé, quitte sa randonnée avec douceur. " C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau. "
Homme d'histoires, homme de voyages, de départs et d'arrivées dans les gares du monde entier, Laurent Gaudé nous a énormément touchée, réjouie. On l'a accompagné dans sa livresque randonnée historique, nous-même nous faisant ombre lorsque la lumière des événements s'avérait trop brûlante. Trop sanglante. Apaisement dans l'aura pénétrable du fantastique. Déambulation dans ces mille vies s'agitant derrière et devant nous. Il faudrait revisiter Paris avec des yeux ouverts sur le passé et le présent amalgamés, de telle sorte que ces morts et vivants nous accompagnent, nous prolongent.
Paris, mille vies, Laurent Gaudé
Éditions Actes Sud / Leméac, Montréal 2020, 96 pages
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