lundi 29 mai 2017

Refaire un univers quand le nôtre est las de tout *** 1/2

Le prétexte idéal pour ne contrarier personne, nous assure N. en souriant, c'est de mettre l'accent sur le temps qu'il fait. La météo fait l'objet de récriminations ou d'éloges, elle fâche ou ravit. Pendant ce laps de temps à rester neutre, les humeurs changent : ce qui passionnait plus tôt ou inversement, s'est réduit à des considérations sans importance et, surtout, sans aucun intérêt. On commente le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants.

Divisé en trois parties, le récit nous fait entrer à petits pas dans l'univers désenchanté d'une fratrie composée de Marie, Michel et Thomas. Ils ne sont plus tout à fait jeunes, quarantenaires suffisamment lucides pour remettre leur vie en question, comme s'il était encore temps de recommencer sur des bases différentes. Nous pourrions les qualifier d'irresponsables si quelque chose de plus grave, d'innommable peut-être, ne les rongeait en leur intérieur, le vertige de vivre bousculant leurs convictions acquises durant une jeunesse semblable à bien d'autres. L'atmosphère hivernale convient à cette histoire, accentue le malaise régnant, la neige camouflant le désarroi qu'ils laissent rarement percevoir. Deux personnages s'agitent en parallèle, leur ami Mathieu, et le vieil antiquaire, Marin. Nous suivons les protagonistes durant un laps de temps nécessaire à se ressaisir, décider d'un hypothétique avenir, si avenir il y a, pendant qu'ils se posent, tels des équilibristes mal préparés, sur le fil fragile d'une précarité existentielle. En dessous, il y a le vide qui ne cesse de les attirer, chemin chaotique préférable à la monotonie des années passées sur une route lisse et sans horizon.

Marie est mariée, mère de famille, elle ne travaille pas à l'extérieur de chez elle, elle élève ses enfants. Elle dort peu, la nuit elle écrit et analyse ses rêves. Elle est minée par une angoisse maladive due aux occupations quotidiennes qu'elle doit gérer, sans pour autant l'exclure du fourmillement d'une réalité à laquelle elle ne peut échapper. Michel, professeur de littérature en sabbatique, vit dans son grand condo rempli de livres, ne se satisfait pas de ses connaissances, ni des colloques qu'il fuit après les avoir assidûment fréquentés. Thomas exerce des boulots mineurs, ne sait plus s'en contenter, décide de partir à l'aventure, droit devant lui. Mathieu, l'ami de la famille, a été licencié de son entreprise, il n'a d'autre but que de rendre visite à son père qui agonise à l'hôpital. Sa femme est universitaire, peu soucieuse des préoccupations de son mari, diagnostiqué dépressif par son médecin. Marin, qui n'est pas sans nous rappeler Paul Léautaud avec ses nombreux chats et sa demeure brinquebalante, comblée de meubles et d'objets hétéroclites, évoque, avec une nostalgie légitime, l'époque où les gens appréciaient les meubles et objets de qualité. Ces individus se recoupent, ancrés dans un présent aléatoire, recherchant des présences féminines, rencontrées dans des circonstances hasardeuses, qui les rendront peut-être à eux-mêmes. Mathieu a rêvé qu'il frappait une femme, comme pour exorciser un mal étrange qui l'atterre, celui de la méconnaissance de soi. Thomas, fidèle à ce qu'il représente d'instabilité, plongera sans hésitation dans un hiver particulier, sous le signe d'un amour qui se révèlera durant une nuit de solitude. Chacun devient ce qu'il aurait dû être au commencement de tout, renonçant à se détourner d'une possible défaite. Et surtout d'une tricherie qui les aveugle.

Sébastien La Rocque, fils de l'écrivain Gilbert La Rocque, décédé en 1984, nous offre un premier roman grinçant, où l'imaginaire s'amalgame à plusieurs situations, celles que recherchent ses personnages en proie à un courant moderne, exaltés par un désir d'abandon et de redécouvertes, le dernier souffle s'avérant le plus oppressant quand il s'agit de mourir pour renaître. C'est aussi dénoncer les modes du superflu, du jetable, de l'éphémère. De l'infinité de l'altérité quand nous ne possédons plus grand-chose, plus rien à combattre. Roman universel qui nous a touchée par ce qu'il contient de fragile, de froissable, ce vide contre lequel l'écrivain s'insurge, faisant remonter à la surface d'eaux troubles, des pépites qui ne sont plus d'or mais plombées d'artefacts consommatoires, nous certifiant l'inutilité de s'illusionner sur quoi que ce soit. Certes, il y a des semblants de miracles qui feront office de vérité : Thomas, faillible, se dirigeant droit devant lui, se débat contre de vieux démons, ne pensant plus qu'à se vautrer dans les bras d'un amour improbable.

Si le récit, lumineux malgré ses sombres apparences, nous a séduite par son intelligence réaliste, son affront ironique, marqués de métaphores à peine effleurées, on a relevé une poésie satirique, fleurant le bois et ses souches, passerelle inévitable disculpant les méfaits d'une microsociété qui ne fait que piétiner sur un chemin épineux, ne se rendant pas très bien compte que n'existe aucune porte de secours. Une fratrie et ses acolytes qui font une pause parce que essoufflés de s'être attardés aux abords d'un parc fait pour les vivants et non pour ceux, évanescents, que le rêve gouverne et déchire. Des escamoteurs qui n'ont pas leur place dans notre univers matérialiste...


Un parc pour les vivants, Sébastien La Rocque
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 183 pages


lundi 15 mai 2017

La mort d'un homme et ses embrouilles *** 1/2

À soixante-dix-neuf ans, il nous dit sereinement que n'ayant plus aucun désir, il attend que la mort l'emporte. On est triste pour cet homme, et ami, qui a démontré durant son existence un anticonformisme peu commun, une intelligence au-delà de tout soupçon. Sans famille, sans enfants, son dernier compagnon lui a fait faux bond. Son vieux chien vient de lui tirer sa révérence. On a lu le dernier roman de Max Férandon, Hors saison.

Auteur de qui on a savouré les deux précédents romans. Un humour subtil se propage à travers ses histoires, souvent abracadabrantes mais tellement réalistes que nous pouvons qu'y adhérer, sans nous interroger. Ce troisième opus de Férandon n'échappe pas à notre plaisir de lecture, comme on l'a toujours ressenti en nous attardant à ses personnages, catapultés dans des aventures qui ne manquent pas de sel. Ni de sucre, la douceur minimisant les dégâts que parfois les humains occasionnent, nous ne savons quel maléfice les hante. Ici, tout commence par la mort de Jacques Jodoin, préposé à l'entretien de nuit Au Bonheur de Noël, magasin où se vendent des articles disparates pour décorer les sapins, et d'autres artéfacts qui laissent supposer que Noël dure toute l'année. Si la mort n'était pas aussi triste et définitive, on s'en réjouirait, ce décès nous ayant fait découvrir quelques êtres loufoques et cocasses, habités de leurs démons intérieurs, invisibles. D'abord entre en scène Laurie-Ann, décoratrice depuis cinq ans du magasin, mère d'une fillette de six ans. C'est elle qui, un matin, arrivant au travail, découvre le cadavre de Jodoin. Elle l'aimait bien, il était un peu amoureux d'elle, c'était un malhabile romanesque. Puis intervient Marina Duhaime, lieutenante des enquêtes spéciales, femme énergique, autoritaire, qui a plus de « couilles que la majorité de ses collègues qui n'en ont plus. » Déroutée par cette mort inexplicable, elle se liera à un célèbre cuisinier, Antoine Paradis, reconverti dans la création des repas d'avion. Harcelé par un critique culinaire qui agira dans l'ombre, dissimulant par ce biais un handicap physique. Au cours d'une autre vie, le cuisinier a très bien connu Jacques Jodoin, confie-t-il à l'inspectrice. Celle-ci, non sans ironie, acceptera de l'entendre et même de le consulter pour dénouer cette affaire louche et surprenante, personne ne soupçonnant quelque mystère malveillant entachant la vie de cet homme discret et taciturne. Pourtant, plus nous pénétrons dans cette fiction édifiante, plus se décantent les rêves douteux de tout un chacun. Sinon leur réalité grinçante tellement semblable à la nôtre. Leurs agissements inexplicables. Une histoire d'argent, comme il se doit, un souterrain creusé sous une librairie d'occasion, gérée par un vieil homme malicieux, mettra au jour bien des péripéties, ignorées par les uns, soupçonnées par les autres.

Le récit réjouissant, si plaisant à lire, se déroule à Québec, en octobre. Ville où réside l'auteur, qui nous décrit, poétiquement, les lieux où le décès de Jacques Jodoin prend ses collègues et amis par surprise. Luc Landry, patron du Bonheur de Noël, se serait bien passé de ce drame, lui qui n'aspire qu'à vendre ses produits qu'il achète à bon marché aux États-Unis. Ses ouvriers — ses lutins — qui travaillent à l'entrepôt, s'avèrent des figures marginales au passé inavoué, sans oublier les sœurs jumelles, soudées comme un coquillage à son rocher. Derrière des airs innocents — mais qui n'en use pas ? —, elles tremperont dans cette histoire de tunnel qui donne accès à une pièce inoccupée de la banque voisine. Suspense et humour composent ce roman magnifiquement écrit, l'auteur privilégiant une écriture impressionniste, teintée de dramatiques déboires, qui ont déterminé le rôle de chaque protagoniste. On a aimé le peu de sérieux que le défunt, une fois enterré, inspire à la démarche de l'écrivain, loin de toute prétention à renouveler le genre du polar. Décédé, Jodoin ne rameute personne. S'actionne dans son sillage, une poignée d'hommes et de femmes suffisamment responsables pour prendre en main leur propre existence. Grâce à la ténacité entêtée de Marina Duhaime, au nez fin d'Antoine Paradis, qui révèlera au lecteur le secret d'une omelette raffinée, la mort de Jacques Jodoin sera élucidée. Comme dans tout polar qui se respecte, il y a des coupables que la lieutenante Duhaime s'empressera d'embarquer pour le bien-être de ce petit univers original. L'histoire se clôt avec émotion sur le fleuve Saint-Laurent qui, lui, continue son périple, se moquant des humains, de leurs tentations auxquelles ils finissent par céder, pour se soustraire à leur attirance. À ce sujet, on pense à la citation d'Oscar Wilde que Max Férandon ne doit pas dédaigner...


Hors saison, Max Férandon
Éditions Alto, Québec, 2017, 176 pages


lundi 1 mai 2017

Des histoires qui n'en sont pas tout à fait *** 1/2

Nous apercevant le matin sur Facebook, on nous demande si ce réseau social nous intéresse. On répond qu'on est là pour valoriser la publication de nos critiques, de manière à ce que chacun en profite, auteurs et lecteurs. À part quelques personnes qu'on estime et qu'on salue par un éventuel commentaire, on n'ouvre peu souvent des pages et des pages aux propos ou images amusants. On commente le livre de Jean-Pierre April, Histoires centricoises.

Ce ne sont pas des nouvelles, ni des chroniques, encore moins un roman. Des auteurs nous enchantent en écrivant sobrement, ou en retranscrivant des histoires anciennes, plus ou moins fictives, plus ou moins réelles. Aucune ambition littéraire n'enrichit ces contes, mais une couche d'humour ou de nostalgie, sur fond de vérité, les actualisent alors qu'ils se sont déroulés, il y a longtemps, la mémoire les guidant en notre décennie pour, peut-être, nous rappeler que les humains souffrent de mêmes travers, jouissent de mêmes vertus. Nous n'avons qu'à nous laisser bercer par les agissements de personnages qui, aujourd'hui, se dressent, tels d'encombrants fantômes, chaque fois que nous tournons les pages, évoquant quelques-unes de leurs péripéties.


C'est le cas du livre de l'écrivain aguerri Jean-Pierre April qui, dans un ouvrage précédent, nous avait réjouie de par sa teneur aux relents mélancoliques. Le passé n'est-il pas empreint d'un moment de répit qui ne se renouvellera jamais quand le temps est venu de le soustraire à la poussière de l'oubli ? Ici, sept fables, frôlant le fantastique, entraînent le lecteur vers de fantaisistes destinations, comme la première, Mémère Thibodeau monte au ciel. La vieille femme, entourée de ses nombreux enfants et petits-enfants, n'en finit pas d'agoniser. Son petit-fils, Ti-Pierre, une dizaine d'années, fatigué, se réfugie sans le savoir dans « la pièce à viande froide ». Quelle n'est pas sa surprise, quand il « trébuche sur un grand coffre de bois », d'y retrouver le corps congelé de sa grand-mère. Alors, un dialogue s'établit entre la vieille femme et l'enfant. Elle, rêve de paradis, lui, d'un bicycle. Leur âme, s'évaporant de leur corps épuisé, accomplira un miracle, avant un retour surprenant auprès de la famille, toujours à l'affût de la mort de la grand-mère... Le deuxième récit, émouvant et grinçant, titré Dans le garage, nous plonge dans l'éternel conflit de l'homme pervers, attiré par une adolescente. La jolie Mélanie servira de monnaie d'échange entre son père, entrepreneur, et l'un de ses employés. Le pot aux roses sera découvert par le jeune fils de ce dernier : il n'oubliera pas ce qui s'est déroulé sous ses yeux. Trente ans plus tard, il a renié son père mourant qui, lui, a trahi sa famille et, surtout, a tué l'admiration juvénile qu'enfant il lui vouait.

Si ces deux histoires, on ne peut parler de fiction, donnent le ton du livre, le récit le plus fascinant tant par sa teneur que par ses protagonistes, s'intitule Retrouvailles à Victo. Des décennies plus tard, un homme retrouve une jeune fille qu'il a aimée pendant son adolescence. Entretemps, la jeune fille, Gloria, s'est mariée et un terrible accident l'a handicapée. Avec la connivence de son mari, elle désire que son ancien amoureux l'emporte dans un lieu précis où, autrefois, sous un pommier, ils s'étaient promis un avenir fabuleux. À la suite d'une soirée bien arrosée, Gloria, entrainant son ami sous le pommier, réalisera un rêve étrange et combien érotique. Le fantastique des corps transcende la relation des deux amants, pudiquement dépeinte et portée à son paroxysme grâce au style dépouillé, délicieusement poétique de Jean-Pierre April. Aucune moralité n'ombrage le récit quand, au matin, pour savourer le souhait enfin réalisé de Gloria, tous les trois s'endorment dans le lit conjugal.

Jusque dans le plus dramatique des récits, l'humour se faufile, sauvegardant l'intégrité de ces êtres soumis à des évènements parfois improbables, parfois réalistes. Les années passent, révélant au lecteur une faille dans le cheminement de plusieurs personnages. Le passé, s'inscrivant dans un présent auquel nul n'échappe, rebondit, ses contours lissés par l'écoulement du temps, comme quoi les angles de toute chose, méritent, non le pardon, mais l'indulgence de l'âme. Dans ces narrations, l'âme intervient, réparatrice inspirée des battements du cœur quand il cogne fort dans sa cage charnelle.

On a lu avec délices ces balades dans la vie meurtrie d'hommes, de femmes et d'enfants, imbibés de leur expérience juvénile ou mature. L'impression demeure qu'il était plus simple, en ces années révolues, de supporter ses rancœurs indigestes, de leur faire face, comme si pardonner ou pas se résumait à marcher dans les pas de l'autre sans les effacer pour autant. Histoires universelles parce que propres à l'humain et à son intolérable misère mentale, à sa faculté inébranlable de voir plus loin, patientant, fataliste obligé, que son univers s'étoile d'extravagantes éclaircies.


Histoires centricoises, Jean-Pierre April
Éditions Septentrion, collection Hamac
Québec, 2017, 165 pages