lundi 18 octobre 2021

Quand la malbouffe se fait justicière *** 1/2


Nous voici dans un mois qu'on aime. Doucement, les jours raccourcissent, l'air n'est plus tout à fait le même. Août, mois des petits fruits, mois où on hésite entre soie et coton. C'est aussi l'anniversaire d'une personne qui nous est chère, qui transforme nos gestes et paroles en déploiement de tendresse. Cela ne dure pas, cela tient du rêve, mais cela fait partie de nos fantasmes. Qui n'en a pas ? On a lu le roman de Fanie Demeule, Mukbang. 

On sera toujours de cette génération transitoire, qui a rangé la machine dactylo pour apprivoiser l'ordinateur. Un pied chaussé confortablement dans l'écorce de la Terre, l'autre piétinant malaisément la démesure du cyberespace. Pour s'en convaincre une fois pour toutes, on a lu le récit fort passionnant, terriblement dérangeant, pour ne pas dire stupéfiant, mais traité avec humour, d'une écrivaine plus curieuse et plus audacieuse qu'on l'est. Agrémenté de codes QR dont la complexité nous fait fuir, on les a contournés pour des raisons d'ignorance. On est entrée dans l'histoire d'une jeune femme, Kim Delorme, dont la relation avec sa mère a échoué depuis l'enfance. À quoi s'intéresse-t-elle ? À rien de vraiment humain, elle trouve des compensations affectives dans les pages innombrables, jusqu'à l'infini, de sites virtuels. Sa cousine, Jen, sa presque sœur, lui fera découvrir Youtube, ce sera l'engouement. Elle échappe aux admonestations sévères de ses parents, défend la médiocrité de ses notes scolaires. À dix-huit ans, elle quitte sa famille, s'installe dans un studio, travaille momentanément dans une pharmacie. Affable, professionnelle, passionnée et intègre, elle est appréciée de l'employeuse, des clientes. Mais de plus en plus dépendante du monde cybernétique, il vient à elle sur commande, comme elle le mentionne, en toute innocence et beaucoup de naïveté. C'est bien connu, la passion annihile les meilleurs sentiments quand il s'agit d'en savoir davantage. De fil en aiguille plutôt négative, Kim se conformera aux dires douteux d'une voyante-chamane virtuelle qui l'encouragera à se différencier des autres. Suivant un  régime alimentaire contre-indiqué, elle ne sent plus la faim, ni la fatigue ni la solitude. Ses cheveux tombent par poignées, signe de l'énergie angélique qui a gagné son corps, croit-elle. Kim est prête pour la prochaine étape de son ascension, petite ne rêvait-elle pas de voler, de toucher le ciel ? Elle crée et enregistre sa première vidéo, confiante de conquérir Youtube.Vidéo basée sur la nourriture végétalienne. Elle a du succès, elle reçoit des commentaires élogieux qui l'entraineront à sa perte, quand elle fera la connaissance en ligne d'une certaine Misha Faïtas, prétendument autochtone, qui pratique goulument le mukbang. Phénomène alimentaire qui vient de la Corée du Sud, consistant à avaler le plus de nourriture possible devant la caméra, peu importe la qualité. En Corée, manger est une solide tradition familiale qui, à la suite de l'éclatement social, a pris une ampleur déconcertante, manger seul s'avérant une source de stress. 

Malheureusement, Kim n'est pas de taille à se mesurer à ces défis insensés. Provoquant Misha Faïtas, elle annonce à ses supporters qu'elle va ingurgiter un nombre inconsidéré de calories pour être reconnue comme l'étoile du mukbang québécois. Certains la déconseillent, d'autres l'encouragent. Même Misha Faïtas lui fait la part belle en la reconnaissant comme sa rivale, déclarant qu'elle ne lui veut aucun mal. Évidemment, l'aventure soutenue par Kim finira tragiquement, nous la verrons mourir devant l'écran lorsqu'elle ingurgite une quantité indécente de mets coréens qu'elle s'est fait livrer dans la soirée. Traqué par la surabondance, son estomac a éclaté. Une chirurgie ne servira à rien. Son cœur a lâché. C'est un tel choc que les vidéos mukbang seront interdites sur Youtube. Décision juridique qui a été prise pour la sécurité mentale des utilisateurs et des téléspectateurs, ces gavages gargantuesques n'étant que piètres et répugnants spectacles. L'histoire de Kim n'est pas terminée pour autant. Morte, elle joue un rôle justicier envers sa mère, envers le restaurateur où elle a commandé son dernier repas gargantuesque. Envers Misha Faïtas, rôle qu'elle insufflera étrangement à son père, envers Jen, sa cousine. Ces personnages sont-ils vraiment responsables de la chute de Kim, nul ne peut le savoir. Kim était une introvertie qui entretenait une colère contre sa mère depuis l'enfance, colère suicidaire que même après sa mort, elle fera rejaillir spectralement sur ses partenaires.

Le récit, qu'on ne sait trop comment libeller, s'avère un témoignage contre la malbouffe, concocté intelligemment par Fanie Demeule, ne jugeant à aucun moment le sort des êtres dont elle tient les ficelles, sans complaisance. Ils sont tous fragiles, vulnérables, prêts à être avalés par le monstre cybernétique. Ceux et celles qui se laissent aspirer par ses tentacules redoutables, se vident de leur composition organique avant de se transformer en loques. Telle Jennifer, la cousine de Kim, aux apparences équilibrées, fille sportive, aux goûts modérés. Fanie Demeule, observant et dirigeant les avatars mortels de Kim, conseille, déconseille à la fois les manières de s'y prendre pour ne pas se laisser happer par ce gouffre démoniaque d'où vivants et morts ne règlent aucun de leurs rêves. Y sont mentionnés les buts de ces algorithmes, capables de détruire leurs adeptes en les axant sur la motivation, la relaxation, sur l'aspect émotionnel de leurs rapports avec leurs semblables. Sur une troublante psychologie déjà démontrée de la part d'internautes utilisant Youtube sobrement. Plus intéressée par la vie réelle que par le numérique, on a échappé à cet esclavage dont on ignorait l'existence. Livre déconcertant, nécessaire — on n'ose parler de fiction — , pour démontrer qu'en tout, les excès, l'immodération, sont des nourritures malsaines jusqu'aux symptômes mortifères. Symboles de la malbouffe internationale qui n'ont rien à voir avec la gastronomie qui chatouille avec délices les papilles délicates et gourmandes de l'un de nos plaisirs terrestres.


Mukbang, Fanie Demeule

Éditions Tête Première, Collection Tête dure

Montréal, 2021, 222 pages