lundi 10 novembre 2008

Nouvelles à deux voix


L'automne n'en finit pas de s'étirer, les arbres s'épuisent à retenir leurs feuilles qu'un souffle de vent arrache au passage. Les recueils de nouvelles font de même, leurs nombreuses parutions ne cessent de surprendre. Dans l'assortiment, on aimerait que les lecteurs fassent connaissance avec Natalie Jean et ses personnages rassemblés dans un recueil joliment titré, Je jette mes ongles par la fenêtre.

Un jeune homme, Rémi, nous interpelle d'emblée. Il est cameraman, tourne « une publicité de produits pour le corps [...] » À un moment, son assistante revient « accompagnée d'une petite grosse à lunettes entièrement couverte d'une robe de chambre en ratine blanche. » Sauf que la petite grosse se révèle être une très jolie fille quand elle se déshabille pour les besoins du film. Elle s'appelle Florence, et Rémi n'aura de cesse de lui courir après, à la fin du tournage. Nous retrouvons Florence dans une nouvelle intitulée Café, puis Rémi et Florence réunis dans Point de fuite. Il y a aussi Samuel et Alice qui interviennent dans plusieurs nouvelles à différentes saveurs. Simon et une autre fille se font plus discrets. La dernière, L'odeur de la poudre, à mon avis la plus dense, met en scène Alice vingt ans plus tôt ; elle relate à Samuel quel risque elle a pris en faisant du pouce pour rentrer à Québec... Plusieurs textes sont indépendants les uns des autres, comme Contrastes, Concours, Émile & Marguerite.

L'air de ne pas y toucher, Natalie Jean énumère ce que notre société contient de toxique. Cela part d'une anecdote, comme la naissance d'une petite fille ; d'images d'enfance pour oublier le danger que représente « une brute » au sourire engageant ; d'un caprice vestimentaire pour retarder la venue de la quarantaine... Qu'il neige à pierre fendre ou que la canicule implacable sévisse, des jeunes hommes et des jeunes femmes sillonnent Québec et ses environs, à pied ou à vélo ; ils n'ont d'autre ressource que de rêver d'une planète bleue alors qu'elle « est en train de devenir d'un brun rouge sale, couleur sang séché. » Ils ont honte des complots mondiaux qui se trament, des guerres « tellement moches » qui se propagent et contre lesquelles ils ne peuvent rien. Chacun dénonce des termes meurtriers, des mots à la mode que nous utilisons chaque jour, « un charabia militaire qui encrasse la pensée. » Ce sont des nouvelles à deux voix dont l'auteure se sert pour ciseler un décor urbain ou dépeindre l'âme humaine. Un homme ou une femme parle à tour de rôle, avec la singularité « d'observer d'un peu trop près les choses, en particulier les petites choses.» Focale qu'ils ajustent sur toute existence. « Vision périphérique. » Leur travail oscille entre le dessin, la caméra, l'écriture d'un scénario. Ces hommes et ces femmes modestes n'attendent aucun miracle ; ils détesteraient que la vie leur fasse un beau cadeau, de peur justement que les petites choses ne se détériorent, ils les verraient peut-être comme des adultes. Ils se contentent de peu, ne s'encombrent que d'un sac à dos. Ils sont distingués dans leurs fringues et leurs pensées. Dans leurs paroles. Au fond d'eux, ils sont désespérés, leur jeunesse fout le camp à petit feu...

L'originalité de ce recueil tient autant dans la thématique que dans l'écriture de Natalie Jean. On aime que d'heureuses trouvailles enjolivent un style à la fois incisif et dépouillé ; le mouvement de la phrase fait penser à la rondeur d'un nid, d'un ventre de femme, de ce qui composait l'environnement avant que les angles aigus ne le dénaturent, ne le déchirent. On aime aussi que Natalie Jean affecte la gravité d'un ton primesautier pour nous décrire des individus qui font partie de notre quotidien. Et sans en faire partie, nous les croisons, nous les frôlons sans nous arrêter. Ce serait bien de conclure que « la solution viendra des deux, les hommes et les femmes, parce qu'ils sont ensemble. »



Je jette mes ongles par la fenêtre, Natalie Jean
L'instant même, Québec, 2008, 160 pages