lundi 21 novembre 2011

Le charme discret des roses *** 1/2



Récemment, on a mentionné les calamités que des hommes infligeaient à d'autres hommes. Femmes et enfants. Cette fois, on tient compte des souffrances que certains humains font subir aux animaux. Différents et sans défense, pourquoi s'en prendre à des êtres vivants, capables de nous aimer inconditionnellement ? Existe-il vraiment des animaux sauvages, leur rapport à l'homme étant troublant quand celui-ci l'a protégé à l'état de nouveau-né. On se dit que des occasions se présentent régulièrement où des fils et filles aimeraient abandonner leurs vieux parents sur le bord d'une route ou dans une forêt. On a lu le troisième roman de Helen Humphreys, Le Jardin oublié.

Nous sommes au printemps 1941. En Europe, la guerre fait rage. Gwen Davis, trente-cinq ans, horticultrice, quitte Londres, sa ville bien-aimée, pour la campagne du Devon. Elle répond à l'appel de volontaires émis par le siège social de l'Armée ; elle dirigera un groupe de jeunes filles dans la production de légumes, principalement de pommes de terre. Arrivée à la gare campagnarde, personne ne l'attend. Ce qui l'étonne et l'agace. Seul, un capitaine canadien, Raley, est venu chercher quelques-uns de ses hommes ; ils demeurent dans une résidence, proche du domaine où Gwen doit séjourner, avant d'être affectés sur le continent. Raley lui propose de l'accompagner à Mosel où les jeunes filles résident. Parvenue au lieudit, elle déambule dans un immense bâtiment silencieux, érigé au centre d'un jardin « en état de complète perdition. » Fascinée, Gwen se souvient de sa mère morte, de Virginia Woolf de qui Le Times a annoncé le décès le matin même. Elle pénètre dans une chambre où l'odeur de brûlé la surprend. Chambre vide qu'elle adoptera pour y faire la sienne. Apparaît soudain une jeune femme, Jane, abasourdie par la présence de Gwen, mais conquise par sa personnalité farouche, indépendante. Quelques jours plus tard, Mme Billings, déléguée du comté, tancera vertement Gwen : elle s'est trompée dans son agenda, elle aurait dû se présenter une semaine plus tôt. Après cette bévue, il ne sera pas facile à Gwen de prendre les filles en main ; âgées d'une vingtaine d'années, elles ne pensent qu'à retrouver les soldats dans leur résidence, rendez-vous auxquels le capitaine Raley ne s'oppose pas. Excédée, Gwen affuble les filles de Mosel de noms de pommes de terre.

Au fur et à mesure que l'action se déroule, celle de défricher, de semer des légumes dans le potager, Gwen fera connaissance avec la diversité du verger, des jardins nord et sud envahis par les mauvaises herbes et des arbres fruitiers en espalier. Dans la remise des jardiniers, elle découvre un livre des comptes qui la poussera plus loin dans ses investigations. Un après-midi, munie du plan du domaine, guidée par une anémone, elle pénètre dans
le plus fantasque des jardins qu'elle ait jamais vu. L'observant minutieusement, elle ressent un étrange sentiment d'irréalité et de peur. Aussi une certitude : elle est la première à revenir là depuis infiniment longtemps. En farfouillant dans la terre pour évaluer sa consistance, ses doigts butent « sur quelque chose de solide fixé dans la terre. » Une pierre plate sur laquelle a été gravé le mot : Désir. Le jardin du Désir... Qui a créé le jardin, et pour qui ?

À partir de cette énigme qu'elle ne confiera pas aux pensionnaires, ni même à Jane avec qui elle a créé une relation exceptionnelle, Gwen se remémorera des fragments douloureux de son enfance avec sa mère veuve, de ses élans vers elle, simplement pour être aimée. Elle évoquera une première expérience sexuelle avec M. Gregory, locataire comme elle, dans la pension de Mme Royce, à Londres. Elle résumera ses souvenirs comme n'étant d'aucun réconfort. Ses retraites dans le jardin oublié nous vaudront de merveilleuses leçons de botanique sur diverses fleurs, mais surtout sur les roses. Pour la récompenser de ses succès scolaires, sa mère lui avait offert The Genus Rosa, encyclopédie signée Ellen Wilmot. Sans cesse, elle s'y réfère, donnant chair et vie aux deux tomes : elle aime s'en recouvrir le corps, leur poids la faisant rêver au corps d'un homme. Peu à peu, Jane deviendra sa complice. Celle-ci languit de son fiancé porté disparu. Comme Gwen, Jane est amoureuse de la beauté englobant le domaine. Elle se liera avec David, un soldat qui tricote des chandails qu'il expédie à sa fiancée. Il y a aussi le capitaine Riley, amateur de poésie, qui bousculera les convictions austères de Gween, envers elle-même et ses assistantes. Peine perdue, les maladresses de Gwen ne transformeront pas en amour la tendresse qu'il lui manifeste. Mystère des êtres, mystère du jardin oublié que, grâce à un vieux jardinier, elle essaiera de résoudre.

Gwen est avant tout une passionnée des hommes et des femmes affligés par quelque blessure gangrenée. Attirée vers le figement de leur cœur presque mort, elle tente de leur donner un souffle de vie, de manière à assouvir sa soif d'aimer et d'être aimée. La métaphore ambivalente en est sa rencontre imaginée ou réelle avec Virginia Woolf, un soir dans les jardins de Tavistock. Les lettres qu'elle lui écrit, l'admiration qu'elle éprouve pour son roman La promenade au phare, que Jane lira à voix haute à l'intention de David, et que Gwen offrira au capitaine Riley, quand il partira avec ses hommes se faire tuer à la guerre...

Qu'elles soient d'hier ou d'aujourd'hui, seules les écrivaines anglaises savent dépeindre avec un talent indéniable et délectable, le charme envoûtant des roses, l'attrait romantique de lieux désertés. Se greffent au récit de Helen Humphreys, Londres défigurée par les bombes, l'étude précise des plantes et des fleurs, l'affection de Jane, l'amour contrarié de Gwen pour le capitaine Riley. La guerre est finie, les événements se sont patinés de l'usure du temps. Roman captivant qui titille en nous la fibre nostalgique des êtres et des choses que nous avons perdus dans des jardins piétinés de nos propres oublis...


Le Jardin oublié, Helen Humphreys
Traduit de l'anglais par Louis Tremblay et André Gagnon
Éditions Hurtubise, Montréal, 2011, 334 pages