lundi 15 février 2016

Œillades et gémissements *** 1/2

Aphorisme. Un homme jeune appuyé contre une porte fermée à clé, tend la main vers une femme qui se tient dans la pièce. Il l'attire contre lui et tous deux restent ainsi, pétrifiés, pendant trois années. Plus tard, pour ne pas oublier, ils ne se souviendront que de leurs corps pétrés, tels des gisants éternels. On a lu le énième ouvrage de Madeleine Ouellette-Michalska, Jeux de hasard et de désir.

Une vingtaine de nouvelles mettent à nu le désir d'hommes et de femmes qui se rencontrent, aidés par les convenances sociales, ou en de fortuites occasions. Des hommes et des femmes qui, sensuellement, se laissent aller aux délices de l'immédiateté, ne cherchant pas à retenir l'objet — le sujet — de leur convoitise. Comme a chanté Jacques Brel " Il faut que la chair exulte ", incitation parfois mélancolique dont l'écrivaine a parsemé ses histoires. Le désir occasionnel se rallie aussi à la solitude, il ne s'inscrit pas toujours dans un échange joyeux, même si l'indépendance des corps et de l'esprit l'emporte.

On a choisi quelques nouvelles qui nous ont ravie bien que la majorité d'entre elles demeurât un bonheur de lecture. On se sert de ce cliché élimé pour nommer la quête de l'autre, celui ou celle qui n'attend plus grand-chose d'une rencontre amoureuse, défait par d'amères déceptions, désenchanté d'aveux mensongers. La loterie du Château Frontenac, ou un homme de hasard répond à l'attirance qu'il éprouve pour Anabelle. Des mots, des gestes, des effleurements les réunissent dans une chambre discrète, jusqu'au milieu de la nuit. Dehors, la neige somnole. Un rire opportun. Un lit où Élyse et Nicolas viennent de faire l'amour. Ils cohabitent depuis douze ans, leur couple est au bord de la rupture. Où sont passées les années de bohème, les rêves de pacotille, les projets de guingois, s'interroge Élyse. Réminiscences amères qui semblent ne pas atteindre Nicolas. Ne l'a-t-il pas rassurée en lui avouant qu'il l'aimait toujours ? Il faudra un accoutrement, une Harley Davidson, un slogan, pour que le rire renaisse et les embrase. Au hasard, on feuillette le recueil, on y lit un très émouvant voyage à La Rochelle. Pèlerinage ancestral, organisé par Julien, Français, qui a rencontré Claire, Québécoise, à Paris, au Marché de la Poésie. La Rochelle qui, pendant deux siècles, a été l'un des principaux ports d'embarquement des milliers de colons qui souhaitaient partir pour la Nouvelle-France, nous apprend généreusement l'écrivaine. Une délicieuse promenade en compagnie d'un homme et d'une femme qui, à la lumière crépusculaire, feront place à la montée du désir. Autre récit qui donne son titre au recueil, Jeux de hasard et de désir. Édith visite la ville d'Aachen, autrefois appelée Aix-la-Chapelle. Charlemagne aimait y séjourner et choisit la ville comme capitale de son empire. De légendes en découvertes, Édith déambule paisiblement dans les rues, sur les avenues, chaque heure ravivant le passé légendaire en une « lenteur de l'instant ». Se reposant dans un parc, Édith entend des pas, un inconnu s'assoit près d'elle. Consentants, leurs corps les dirigent vers l'hôtel où séjourne Édith. L'amant de l'ombre ou l'amant africain, Amad, qui rêve de voir un jour un désert de neige, ce qu'il confie à Laure, invitée à un congrès à Dakar. Le rêve sera à sa portée quand il deviendra l'amant de Laure. Elle retournera à Montréal, attendra la venue d'Amad. Amant de passage qui, une fois le rêve de neige consumé, retrouvera peut-être son désert de sable.

On a cité des textes dont le contenu diversifié nous a émue, les liens thématiques et la situation professionnelle des protagonistes les menant vers des impromptus sensibles, identiques. Dégringole une cascade musicale de mots où le désir, sans cesse à fleur de peau, se pose sur des êtres fugitifs, attentifs à la moindre invitation voluptueuse de la gestuelle. Ce moment charnel, inespéré, rompt la solitude qu'éprouve chaque partenaire à l'instant de transcender l'acte de séduction, qui risquerait de les séparer avant de les enfermer dans une atmosphère de saveurs érotiques.

En lisant ces récits tout en tendresse murmurée, en intelligence analytique comme Madeleine Ouellette-Michalska sait si bien en imprégner ses écrits, on s'est dit que l'abord entre deux êtres n'était pas simple. Qu'il faut un immense talent, une expérience poétique de l'écriture pour suggérer une plénitude essentielle au rapprochement de deux corps qui se frôlent, s'exacerbent, avant de s'épuiser l'un en l'autre. D'où une part de fantastique à peine teintée d'angoisse pour révéler la nudité des chairs, un soupçon d'amour pour dédramatiser ce qui pourrait s'avérer une défaite charnelle. Les paysages, rassurants, englobent les hommes et les femmes qui se prêtent à ce jeu, en sortent vainqueurs, le souffle coupé, transis non de froid mais d'une crainte insensée de se dévorer entre eux. 


Jeux de hasard et de désir, Madeleine Ouellette-Michalska
XYZ éditeur, Montréal, 2015, 220 pages