dimanche 18 décembre 2016

Une succession à l'italienne *** 1/2

G. nous fait une émouvante confidence qu'elle nous permet de divulguer. Chaque matin quand elle s'éveille, ses premières paroles sont des mots d'amour. Elle dit : " Je vous aime " à haute voix. Elle ne s'adresse pas à un être en particulier mais aux personnes qu'elle rencontrera dans la journée. On en fait partie. À compter au nombre de ses bienfaits. On commente Exil en la demeure, roman de Jean Bello.

Profitant d'un séjour de trois semaines en Italie pour régler les affaires testamentaires de sa vieille tante Amalia décédée, le narrateur, Mattia Rossetti, se laisse couler dans un flot de souvenirs familiaux. Il est de ces immigrés italiens des années 1950 qui, avec certains membres de sa famille, s'exileront en Amérique, cette Amérique que les femmes du Village détesteront pour leur avoir ôté les êtres aimés. Attirance répulsive pour ce continent qui vaudra au lecteur cent une histoires pittoresques, dont celle de tatone Joseph parti cinq fois, rentré au pays tout autant. Il y sera allumeur de réverbères puis conducteur de charrettes de bière. Bien que marié à José, à New York, il s'éprendra follement d'une jeune institutrice polonaise qui mourra de la grippe espagnole. Il rentrera définitivement en Italie, fera la connaissance de sa fille, Carla. Le narrateur nous apprendra comment s'est érigé le Village, colonie romaine, au sud de l'Italie. Une histoire de haine entre deux populations, d'où la méfiance innée de l'étranger. Il suffit d'un incident ancré dans le présent pour qu'une grand-mère, une cousine, une tante — le clan des femmes se démarque —, attirent Mattia dans une anecdote qui a trait au passé. Grand-mère Filumè rapporte les doutes de Gennarino qui soupçonne sa femme Lubica, « aux yeux de louve », de sorcellerie. Il y aura aussi les souvenirs de guerre de Sandro, père du narrateur puis, comment lui et sa famille ont émigré au Canada. Le roman, qui n'en est pas tout à fait un, oscille entre les obligations familiales actuelles, les chicanes, les chamailleries, les conflits, les péripéties, souvent émouvantes d'hommes et de femmes qui ont choisi une relative liberté, le devoir, les traditions. Des histoires d'amour émaillent ces tragédies villageoises, comme celle de Tonietta et d'Arturo, Battisti et Rosina. Plus pathétique, l'alcoolisme de Rina et d'Amalia, que chacun tait tristement.

C'est souvent la drôlerie qui pimente ce récit enchevêtré dans des contraintes auxquelles doit faire face le narrateur. Que l'écrivain embellit de trouvailles stylistiques surprenantes. Le lecteur sourira quand Mattia, éprouvant un malaise incompréhensible survenu au cimetière, devra se défaire d'un troublant maléfice. Depuis plus de deux mille ans, à l'écart du monde, le Village possède ses figures de « stryges », donc figures de femmes capables de planter des aiguilles dans le cœur de celui ou celle qui a commis un grave délit. La sorcellerie, partout dans le monde, n'est-elle pas affaire de femmes ? C'est Rosina qui, après une « petite séance contre le mauvais œil », entraînera Mattia dans l'histoire du grand-père Giovanni, « grand gaillard tranquille et silencieux », de qui le narrateur était le petit-fils privilégié. Au présent, le lecteur apprendra la guérison de Luisa, petite sœur de Mattia, un jour béni du 15 août. Roman empreint de vérités et de mensonges, de satanisme et de réalisme. De contes et de légendes, justifiant la réflexion de Mattia : « En Italie, tout est théâtre [ ... ] »

Le retour à Montréal se fera en compagnie fictive d'Amalia et de ses trois fiancés, nous savons si peu de cette femme orgueilleuse et souffrante, morte d'un cancer du côlon. De la grand-mère Cosima qui avait mis au monde trois générations de bambini. Se prévalait d'avoir fondé le Village. Spectres ou stryges qui dépaysent le lecteur, le rendra à lui-même lorsque Isabelle, l'amoureuse québécoise de Mattia, le fera basculer tendrement dans un temps qui est le nôtre.

Une épopée méditerranéenne où l'exil se fond dans le pays d'accueil quand il bâtit plusieurs générations. Qu'il est assumé dans la sérénité, avec, en toile de fond, les êtres qui, sans le savoir, ont maçonné un continent aux abords paradisiaques. Transhumance humaine semblable au berger Giaconimo qui, après avoir sauvé une de ses brebis d'une morsure de vipère, avec sa salive, déserte le troupeau pour devenir guérisseur.

Roman jovial et savoureux duquel on ne peut tout dépeindre, qu'on a aimé lire au soleil, imaginant des hommes et des femmes désincarnés qui, à leur tour, relateraient dans un langage échardonné, ce que durant des siècles révolus, ils ont représenté dans leur village montagnard pour que ce monde continental apprête une place méritoire aux émigrés d'alors.


Exil en la demeure, Jean Bello
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2016, 181 pages











dimanche 4 décembre 2016

Une forêt désenchantée ****

On a des levers de soleil mirobolants, qui nous donnent envie de vivre, de décider par soi-même ce que l'on fera de la journée, à savoir, écrire ou lire. Nous promener dans les rues, dans le parc à côté, à parler à des inconnus, ou simplement leur sourire pour les encourager à traverser les heures insipides de l'ennui. Le reste, les résidus d'un peu de fatigue, on s'en occupe. On commente le roman de Grégoire Courtois, Les lois du ciel.

L'histoire aurait dû être attrayante, bucolique. Un groupe de douze enfants et leur instituteur partent trois jours camper dans une forêt d'une province française. Cette récréation champêtre devait être l'occasion de se rapprocher de la nature, d'apprendre aux enfants ce qu'ils ignorent de la magie forestière, trop proches qu'ils sont d'une technologie électronique, qui les détourne du plaisir de folâtrer parmi les sentiers, de renifler les odeurs sauvages des feuilles, d'écouter le chant puéril des oiseaux, paysage doux au regard, qui ne sait pas encore grand-chose des saisons se répétant inlassablement. Or, dans ce récit, le lecteur est de suite informé qu'un drame se prépare dès que franchies les limites du monde civilisé. Se sont jointes à l'instituteur deux mères dont les enfants font partie du groupe. Sandra et Nathalie.  Il n'est pas simple de diriger des garçons et filles âgés entre six et sept ans qui, pour la première fois, affronteront les dangers calfeutrés de la forêt. Leur imagination étant démesurée, les arbres se transforment en trolls, les enfants se réfugient dans des abris inusités, comme lorsqu'ils devront échapper au monstre qui détruira l'harmonie pépiante du groupe. Il faut dire que tout s'en mêle. Nathalie a un malaise, Sandra téléphone à son mari de venir la chercher, ce qu'il fera, alors que vautré devant la télé, tétant sa bouteille de whisky, ses pensées dérivent vers une liberté relative qu'il éprouve face à l'absence de sa femme et de leur fille.

Pendant ce temps, le monstre, âgé de sept ans, a sévi crapuleusement. Sous l'influence d'un père qui lui a seriné que les garçons ne doivent pas pleurer, ni se plaindre, il n'accepte pas la punition de l'instituteur qui, excédé par ses manières brutales envers ses camarades, ira au bout de la violence qui bouillonne en lui. Explosion du groupe, fuite vers des retraites aléatoires, le monstre poursuit ses camarades, désirant les exécuter les uns après les autres. La nuit exacerbe les petites têtes blondes et brunes, celle-ci dévore leurs peurs innocentes sous le couvert de démons malhabiles, ne faisant qu'amplifier le désarroi qui les consume, ravivant des jeux dangereux, comme nous en avons tous connus lors d'événements dépassant notre entendement. Leur cri de ralliement demeure celui de " maman " qui reste vain, leur mère à chacun et chacune ne se doutant pas du drame traumatisant que vit sa progéniture, livrée à elle-même, c'est-à-dire à ses propres démons quand la nuit éveille les loups des contes, les chauves-souris prisonnières de ténèbres...

Ça finira mal, l'écrivain n'accordant aucune concession à la soi-disant gentillesse innée des petits enfants. Pour les deux mères bénévoles, ça n'ira guère mieux. La forêt, durant ces deux nuits de carnage et de sang, s'est vêtue de ses atours hostiles, savourant une vengeance qui n'a d'égale que la déforestation généralisée. Pour juger le monstre de sept ans, elle mettra sur pied un châtiment terrifiant qui n'en finit pas d'étirer l'action dans sa propre horreur.

On s'est interrogée sur la capacité d'un enfant à savourer en son âme abîmée pareille ignominie. On s'est dit aussi que l'écrivain, magistralement doué pour rédiger un tel cauchemar, avait dû consulter des spécialistes en psychologie enfantine. On a essayé de chercher des revers aux uns et aux autres, adultes y compris, on n'a rien trouvé qui puisse excuser les méfaits d'un homme aux prises avec l'alcool, d'un autre homme engoncé dans des préjugés indéracinables. Ce qui fait qu'on n'a pas eu envie de narrer l'histoire réelle mais de la ranger dans une hypothétique confiance en la bonté humaine. À qui la faute si l'enfance outragée se précipite jusqu'au vertige dans le crime presque parfait, tous les témoins étant morts eux aussi, lors de circonstances non atténuantes.

À lire, pour déguster l'amplitude de l'écriture, du style incantatoire de Grégoire Courtois, ouvert tel un éventail derrière lequel se dissimule le malheur du monde, celui qui risque de détraquer le cerveau des jeunes enfants, victimes malléables de guerres meurtrières, le sort de ces derniers s'amoindrissant à cause d'hommes encaqués dans leur infortune personnelle où la place de l'innocent sera toujours à combattre et à défendre...


Les lois du ciel, Grégoire Courtois
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2016, 208 pages

dimanche 20 novembre 2016

L'été parisien 1944 *** 1/2

Qu'est-ce que l'humain ? nous a questionnée une amie de longue date, en proie à la nostalgie de son adolescence, pourtant pas si enviable qu'il n'y parait. On ne répond pas à cette question surgie sous l'influence de quelque humeur maussade. Elle nous aurait concernée si un rire léger s'était interposé comme moyen d'autodérision et non de regrets inconsistants, tel un objet devient inutilisable. On a lu le dernier roman de Jean Charbonneau, Camus doit mourir.

C'est le titre du livre et l'admiration intellectuelle qu'on porte à Albert Camus, qui nous ont intriguée puis incitée à lire ce roman, qui n'en est pas tout à fait un. L'auteur informe le lecteur de la liberté qu'il a prise envers cette époque redoutable, la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Nous sommes à Paris, en août 1944, la chaleur est torride, les Parisiens crèvent de faim, les Allemands se replient, l'arrivée prochaine des Américains, qui délivreront la capitale de leur joug impitoyable maintenu depuis quatre ans, se ressent dans la nervosité palpable des Français. Dans cet univers malsain, se distingue une organisation sournoise, la Milice qui, à ses débuts, s'était donnée pour mission de faire respecter en France l'ordre moral pétainiste. Des hommes « purs et droits » étaient prêts à sacrifier leur vie pour sauver leur patrie. Propagande qui servit à des hommes sans scrupules à se comporter tels des rapaces. Ils sont détestés par les résistants, aussi par la population parisienne. Dans ce groupe redouté, il y a Francis Béard qui s'est juré d'assassiner Albert Camus, qui, une fois la guerre terminée, fera de l'ombre à Louis-Ferdinand Céline, qu'il vénère. À son œuvre dont il se rassasie. Il considère Camus comme un parasite dans le décor littéraire parisien. Ce dernier n'est-il pas communiste, gaulliste, terroriste ?


Laissant cette question en suspens, on rejoint l'écrivain dans son hôtel. Il vient d'être éveillé par un cauchemar, par l'odeur acre de la mort rôdant autour de lui. Confiné dans une chambre minuscule, il se demande de quoi il est accusé, pourquoi il doit mourir. De l'autre côté du mur, une femme le surveille discrètement, lui interdisant de sortir. Il doit demeurer enfermé, attendre que les Américains libèrent Paris pour enfin retourner à son bureau, chez Gallimard. De chapitre en chapitre, nous assistons à l'emprisonnement angoissé de Camus, à ses ébats avec Ève, de qui il ne sait pas grand-chose, mais dont le corps aguicheur le trouble, attise son appétit sexuel insatiable. Des souvenirs l'assaillent, son enfance difficile en Algérie, sa mère analphabète, le succès de son premier roman, L'Étranger. Si on admire l'œuvre de l'écrivain, on connait peu l'homme, on se fie à Jean Charbonneau qui le dépeint au milieu des affres d'une époque grandissant ou réduisant les êtres humains à se révéler meilleurs ou pires qu'ils ne sont dans une vie normale. Étonnamment, les portraits de Francis Béard et d'Albert Camus semblent appartenir à un monde irréel où la férocité, la lâcheté dominent. Le portrait pathétique d'Ève qui tue des hommes, pour se venger de ce que peut-être elle porte et déteste en elle : le pouvoir qu'elle exerce sur eux depuis son enfance. Ici, c'est Camus qui nourrit les fantasmes de la jeune femme, sans illusion, sans espoir. La fin de ses hantises, la paix tant recherchée, se présenteront telle une allégorie du suicide, sauvant Camus d'une mort certaine. Imaginaire ? Comment le savoir, Jean Charbonneau saurait-il nous répondre ? Fiction et réalité se confondent bellement. À la limite du soutenable quand il s'agit de témoigner d'une époque sanguinaire.

Plus les jours passent — il ne s'agit plus de temps mais de jours voraces —, plus le présent se dégrade. Les arrestations se multiplient, la délation devient l'apanage de tout compte à régler. Les Françaises ayant eu une relation amoureuse avec des Allemands sont tondues, sous le regard ricaneur des badauds. En filigrane, se profile le sort réservé aux juifs. Francis Béard mentionne toutes les horreurs qui, croit-il, le dérangent, n'ayant pas le courage de se montrer tel qu'il est, un homme qui ne règle pas ses comptes d'abord avec lui-même puis avec ses compatriotes. Semblable à Ève, il sera rejoint par un événement implacable, soulagé que ses prémonitions lui aient donné raison. Les justes seront mis hors de cause, mais à quel prix. Nous savons ce qu'est devenu le révolté Albert Camus, tué dans un accident de voiture. Homme honorable qui défendait les causes perdues, admirait Kafka, Sartre, Nietzsche, il écrivait des articles contestataires dans le journal Combat.

Dans ce roman intelligent, anecdotique, l'été parisien1944 se perçoit comme une journée dans la vie d'Albert Camus, pour paraphraser Marie-Claire Blais. Journée sordide, nécessaire à la mémoire du lecteur qui a connu de loin ou de près les tourments d'une Europe exsangue, soumise à la domination d'un homme pervers, alimentant la haine qui couvait, telle une maladie endémique, dans l'esprit servile des plus faibles, ceux-ci ayant assouvi un instinct qui les a asservis jusqu'aux portes du désespoir, sinon celles du déshonneur.


Camus doit mourir, Jean Charbonneau
Éditions Québec Amérique, 2016, Montréal, 247 pages




dimanche 13 novembre 2016

La face cachée d'un homme *** 1/2

Comment s'attarder sur un moment précis, sur une minute fiévreuse, sur un être humain alangui, alors que le moment, la minute, l'humain, s'additionnent en jours, en heures, en multitude ? S'agitent des ciels sans étoiles, des minutes avortées, des humains désenchantés. On ne voit devant soi que l'allure réconfortante d'un homme andalou qui, un jour, est entré dans une galerie d'art, n'en ai jamais ressorti. On commente le roman de François Leblanc, Le fruit de mon imagination. 

Quand on a refermé ce livre, on a été convaincue que l'être humain a quelque part son double, exprimé dans un autre corps, dans un autre esprit. Négatif et flou. Si le ton de l'histoire demeure primesautier, si on sourit aux élucubrations excessives de Marianne Portelance, mariée à Vincent, nous nous rendons compte que son monde personnel ne tourne pas tout à fait rond. Elle est libraire, lui est dentiste. Elle parle d'elle-même à la troisième personne du singulier, n'a aucune ambition ; lui est reconnu comme étant le meilleur denturologue de la ville. Ils s'aiment, leurs amis envient leur bonheur. Marianne les observe drôlement, de cet air dubitatif des personnes qui ont une idée derrière la tête. Le cœur de l'histoire, c'est que Marianne soupçonne Vincent de la tromper. Avec raison ? Sur le moment, nous ne savons trop. Il faut tourner les pages pour que la paranoïa de Marianne, plus ou moins manigancée, se décèle, pour que des indices, qui n'en sont pas vraiment, alimentent sa jalousie, croyons-nous. Que savons-nous de l'interprétation que nous élaborons à partir d'un détail qui n'est que mouche rôdant dans le désert d'une vitre ? La suspicion n'est-elle pas un espace aride en soi ? Nous le meublons de vains désirs, comme celui de Marianne de vouloir un enfant le plus rapidement possible : elle a trente-sept ans, le temps de la maternité achève.

Quelle femme aventureuse soupçonner quand Vincent s'attarde le soir à son cabinet ? Qui attend-il alors qu'il savoure quelques minutes de solitude dans un bistrot avoisinant ? Marianne a la désagréable impression qu'il blêmit quand elle le surprend seul au comptoir dudit bistrot. Les prétextes à le harceler indisposent l'un et l'autre, l'opiniâtreté de Marianne créant un malaise dont elle est pleinement consciente. Si elle rivalise d'habileté, si elle imagine des femmes plus jeunes séduisant son conjoint, elle ne parvient qu'à tendre contre elle-même un filet percé d'où s'échappent de saugrenues révélations, des larmoiements assommants qui pourraient agacer le lecteur à force de se montrer inefficaces. Ce qui n'est pas le cas ici, Marianne utilisant un monologue langagier fantaisiste, enrubanné d'un humour décapant lorsqu'il s'agit de délurer son mari dans les bras de quelque rivale improbable. La locataire sexy de leur duplex, la jeune femme excitante d'un ami commun. Autant dire personne. Puis viendra le temps d'enquêter en compagnie d'un chauffeur de taxi haïtien, jovial et désinvolte. Qui apporte son grain de sel savoureux, motivant les certitudes entêtées de Marianne. Contrairement à son psy qui, lui, séjourne dans les failles mentales de sa cliente, celle-ci se faisant complice de son obscur désarroi. Il y a aussi la collègue attentionnée à la librairie, qui condamne tous les hommes aux flammes des enfers. Et si c'était elle la maîtresse insoupçonnable ? Rien n'a de cesse, surtout pas les délires de Marianne qui finira par découvrir le pot aux roses, par hasard, par lassitude. Comme si les événements se manifestaient enfin, après que Marianne soit persuadée qu'elle s'est trompée, accusant injustement son époux, travailleur, fidèle, rêvant d'une vie sereine auprès d'une femme équilibrée. Ce que n'est pas Marianne, d'où ses erreurs de jugement, ses conclusions hâtives, ses impulsions désordonnées...

On a aimé cette femme lucide qui marche sur le fil de l'entente fragile du couple. Qui désire savoir ce que parfois il serait prudent de cacher au fond de soi. Elle aurait pu pardonner, trop entière elle refusera. Se bâtira une vie avec, peut-être, accroché à sa main, un enfant qu'elle n'espérait plus. Certes, on a souri, mais on a compris que le mystère de chaque être résidait dans son entièreté disloquée. Délesté de ses tares, ce dernier est condamné à une éternelle insatisfaction.

Roman jouissif, qu'on lit un jour ou un soir de pluie, parce qu'il fait réfléchir sur nos façons surprenantes d'agir. Marianne a eu le courage de déconstruire après avoir construit, tel un tableau abstrait, démantelé par des ignares, s'emboite enfin dans son cadre protecteur...


Le fruit de mon imagination, François Leblanc
Éditions Druide, Montréal, 2016, 256 pages





mardi 1 novembre 2016

Genèse d'un roman ***

Des livres on en reçoit suffisamment pour ne pas théoriser sur la lecture ni l'écriture. On s'en tient à l'histoire, bien souvent fictionnelle, au style, signature de l'auteur-e, à la richesse du vocabulaire, au pouvoir de l'imaginaire. C'est une recette qui en vaut une autre, on déteste qu'on nous dise ce que représente la pensée quand aucune raison ne la justifie. Un genre existe pour classifier cette dépendance : l'essai. On commente le roman de Maude Veilleux, Prague.

Pour ceux et celles qui s'attendent à visiter cette ville, l'une des plus belles d'Europe, ouvrez plutôt un guide de voyage. La narratrice nous met l'eau à la bouche mais nous fait traverser les affres d'une passion avant d'entraîner, avec parcimonie, le lecteur, sur les avenues d'une capitale partagée avec d'autres destinations. Prague, ici, symbolise la rencontre d'une jeune femme mariée depuis quelques années avec un homme de son âge de qui elle attend une forme de stabilité, elle-même en proie à des désirs de tout ordre qu'elle ne sait comment gérer. Guillaume est le mari idéal, il est bisexuel, elle aussi. Les deux s'octroient de courtes aventures avec des partenaires occasionnels. Sauf que cette fois, elle s'éprendra follement de Sébastien, employé dans la librairie où elle travaille.

Nous participons au début de cette passion dépeinte avec une impudeur spontanée, les mots en disent plus long que le corps, abordent ce que notre génération n'aurait jamais osé, et c'est très bien que le désir ne traverse pas les apparences, s'assujettisse aux limites d'un amour à peine partagé. Elle aime avec passion, lui, Sébastien, avec une méfiance désabusée. Ils se retrouvent dans des appartements minables, hasardeux. Le lit devient objet d'échanges, sur tout sur rien, mais aussi objet où le corps se soumet à l'autre. Toujours dans un langage harnaché de précisions érotiques, que renforcent les tracas de la narratrice vis-à-vis de Guillaume, qui accepte mal la longue liaison de sa femme avec un homme duquel il ne sait rien, les confidences d'elle se limitant à des promesses reniées. Classique situation à trois. Si les mots ne tiennent compte d'aucun tabou, les corps n'ont pas changé. Ils se désirent, se rejettent, se rebiffent, quand la jalousie, innommée, tient lieu de colère, comme celle de Guillaume, excédé des larmoiements de sa femme, celle-ci incapable de s'en tenir à des amours éphémères.

On a omis de mentionner que la narratrice écrivait un roman semi-fictif, semi-autobiographique, constamment ajusté aux personnalités opposées des deux hommes qu'elle aime. On le sait, écrire un roman ne s'apparentant ni au réel ni à la fiction risque de déstabiliser une jeune femme à mi-chemin d'elle-même. Elle se sert de masques élaborés à partir de sensations fortes, refoulées, rarement à partir de la vie qu'elle s'est forgée en contractant un mariage de jeunesse. Masques et miroirs qui s'insurgent peu à peu à n'être plus rien, que le négatif de soi. Longues marches dans la ville, discernables réflexions sur l'écriture, sur les sujets requis quand nous ne savons choisir, quand une nécessité, tel l'acte d'écrire, devient une raison de vivre. Le lecteur fera-t-il enfin connaissance avec Prague ? Bien sûr, mais pas en  touriste, plutôt en invisibilité, l'ombre du soleil finissant par recouvrir le corps de la narratrice.

Roman qui, au premier abord, nous a peu sollicitée, trop empreint de généralités amoureuses, de légèreté portant sur les corps qui se détroussent, puis, l'écriture de Maude Veilleux, sa volonté d'instruire le lecteur de son intelligence lucide, ont eu raison de nos réticences. On s'est laissée emporter non par une action placide mais par un sentiment émouvant, qui traverse le roman, alors qu'il se construit d'une manière ubiquiste derrière les remparts romantiques, sublime symbole, d'une ville à peine entrevue...

Prague, Maude Veilleux
Éditions Hamac, Québec, 2016, 110 pages

lundi 24 octobre 2016

L'arôme de citron pour contrer l'amnésie *** 1/2

On a lu ceci sur un mur de la ville : " Qui ne sait plus rêver mérite de mourir ". Terrifiant graffiti zigzagué en jaune et noir sur fond apocalyptique. La plupart des graffeurs étant jeunes, que de désespoir minait cet artiste pour en arriver à écrire cette réflexion sans appel. On commente le roman de Denis Thériault, La fiancée du facteur.

On connaissait cet écrivain par ouï-dire, bien qu'on sache que de nombreux prix littéraires ont couronné son œuvre. Son premier roman, L'iguane, a été honoré tant sur le sol québécois que sous les cieux de nombreux pays étrangers. Le jeune facteur timide parcourant son dernier ouvrage duquel on parle aujourd'hui, s'est déjà manifesté dans une précédente aventure, lauréat lui aussi d'un prix littéraire prestigieux.

On entre dans l'histoire et dans le bistrot où travaille Tania Schumpf. Serveuse, elle a vingt-trois ans. D'origine bavaroise, elle est censée faire des études universitaires à Montréal. Après avoir largué un amoureux qui ne lui plaisait plus, elle n'est pas retournée dans son pays, elle a posé provisoirement ses bagages pour venir à bout d'un nouvel amour, qui n'est autre que le facteur Bilodo. Tous les jours, il vient dîner, calligraphier, écrire des haïkus sur le comptoir. Il ne tient pas compte de Tania, ni de ses collègues du tri du centre postal, bruyants, intempestifs. Son comportement atypique finit par intriguer Tania qui, pour attirer son attention, apprend l'art du haïku. Le premier qu'elle composera sera pour le facteur qui, impressionné, lui rendra la pareille. Comme toute personne amoureuse, Tania interprète à son avantage les vers que lui écrit Bilodo, jusqu'au jour où elle devra se rendre à l'évidence : le jeune homme aime une autre femme, une Guadeloupéenne, à qui il expédie ses haïkus.

Avant que Tania en arrive à cette constatation décevante, bien des avatars auront abouti. Il y aura le suicide de Gaston Grandpré, un habitué du bistrot, qui affectera bizarrement Bilodo, un camion qui heurtera le facteur, le laissant pour mort. Après avoir recouvré la vie, grâce à l'opiniâtreté de Tania, il s'éveillera du coma, amnésique. Situation dont profitera la jeune femme pour se faire passer pour sa fiancée. C'est sans compter sur des événements extérieurs qui compliqueront les intentions usurpatrices de Tania. La mort soudaine de Gaston Grandpré sera élucidée, la disparition inattendue de Bilodo parti se réfugier dans le logement de ce dernier, un éventuel voyage à Montréal de Ségolène, la Guadeloupéenne aimée de Bilodo. Des intrigues se noueront pour tragiquement se dénouer, comme s'il était impossible de changer le cours d'une vie sans y laisser la sienne. Les haïkus font office de symboles, de messagers porteurs d'un langage amoureux, parfois sibyllins, tellement évocateurs aux personnes timides. Ces événements qu'on cite sans les développer font preuve du savoir-écrire d'un auteur qui, d'une plume poétique, finement enveloppée d'une sensualité à fleur de peau, démonte une histoire pour mieux la reconstruire. Les rebondissements déboulent sans jamais interrompre la course du temps, happant des protagonistes qui ne peuvent échapper à une destinée qui leur est propre. La mémoire retrouvée de Bilodo s'avère un témoin gênant, responsable d'incidents auxquels bien souvent nous ne pensons pas. Il suffit d'une fragrance citronnée, d'un paysage exotique, d'un visage rêvé, pour que le passé se recompose, essaimé de détails qui, enfin, dénoncent la redoutable emprise de l'imposture. Culpabilité que ressentira Tania avant de tenter de sauver une deuxième fois Bilodo. D'elle, la vie s'échappera tel un sacrifice qu'elle offrira, sans regret, au jeune homme pour qu'il revienne à son point originel. Le serpent s'est mordu la queue, la boucle du temps s'est encordée. La mort peut procéder sans se presser, exercer son pouvoir mortifère. L'orobouros, symbole grec, se déploie ici magistralement.

Roman comme on les aime, englobant mensonges et vérité. Mystère et réalité. La poésie s'ajuste avec un équilibre heureux aux effets réalistes de la narration. L'écrivain enseigne au lecteur qu'une existence peut être ébranlée par des secousses intérieures, fondées sur nos certitudes. Subtilité mutine d'une écriture jouissive, parfois lyrique, comme si Denis Thériault, se reposant loin d'une réalité prosaïque, avait fait place à la force sémillante de l'imagination. Mission très bellement accomplie.


La fiancée du facteur, Denis Thériault
Les Éditions XYZ, Montréal, 2016, 170 pages





mardi 11 octobre 2016

Survivre après Darwin ****

Lundi matin, on se lève, un peu ébouriffée de nos échappées du week-end. Deux heures plus tard, à peine remise de nos miasmes, de nos résidus d'une nuit sans rêves, on reçoit une invitation concernant un événement littéraire. Notre estime pour la personne qui nous a fait ce cadeau matinal, surpassant notre torpeur, on confirme notre présence. Le cœur, la tête, parfois se compromettent d'une manière étrange. On a lu L'héritier de Darwin, roman signé Alain Olivier.

De quoi s'agit-il au juste ? Nous entrons dans une histoire intelligente et fascinante, sevrés d'interrogations existentielles, en nous posant moult questions sur nos raisons d'être. Le narrateur nous faire réfléchir sur nos conditions d'humain, sur nos origines animales. Nous descendons du singe, prétendent certains. D'autres, davantage mystiques, y voient la marque omnisciente d'un dieu, qui nous aurait punis pour avoir assouvi notre curiosité, notre ignorance, au mépris du bonheur à portée de main dans un lieu paradisiaque. Le bonheur serait-il insoutenable ? Nous l'avons déserté en échange de la connaissance. En fuyant le jardin d'Éden, nous avons choisi d'évoluer, sinon de transcender. Mais aussi de chuter.

Le narrateur de ce récit, un chercheur en biologie, après avoir assisté à un congrès au Chili, entreprend avec son épouse, une randonnée en Patagonie. La diversité de la faune, la beauté époustouflante des paysages, le sidèrent au point de remettre en question la petitesse de notre nature humaine. Tâche ardue qui le laissera sceptique jusqu'au moment, où, ne s'étonnant pas plus qu'il faut, il rencontre Charles Darwin, le naturaliste qui, au XIXe siècle, a rompu l'inertie des Terriens, leur proposant un univers mouvementé et non figé dans sa probable préhistoire. Dans ses superstitions. Dans sa paresse. Il n'est pas simple de chambouler les habitudes, aussi universelles soient-elles. Charles Darwin l'apprendra à ses dépens. Cependant, les conversations se déroulant entre le naturaliste et le biologiste, mettront en relief nos manquements insolites depuis que nous nous sommes transformés progressivement en hommes et femmes qui se tiennent debout. — La formule n'est pas utopique. — La vision et les certitudes du narrateur seront bouleversées par les déclarations du savant qui, lui, n'étant pas rassasié de ses magistrales découvertes, s'entête à explorer ce qui doit l'être encore. Il est persuadé que nous ne sommes que matériau faillible dans un univers qui ne laisse aucune place au hasard. La théorie de l'évolution, généralisée par l'assurance de conclure, se résumerait à la terrifiante « loi du plus fort », ce qu'a toujours démenti le naturaliste au fur et à mesure qu'il poursuivait ses recherches dans les moindres poussières pierreuses du terrain qu'il fouille inlassablement. L'évolution humaine prendrait ses sources dans l'adaptation, dans l'entraide avec les plus démunis, dans l'éducation, la culture et la communication. Ces diversités, élaborées à partir du comportement de diverses espèces, les singes en particulier si proches de ce que notre cerveau relate d'intelligible, seraient la preuve inébranlable et fondamentale de la survie humaine. Ne nous leurrons pas, nous sommes bien en survie, remplacés tôt ou tard par des trublions encore à l'état larvaire.

Vu et lu sous cet aspect, le roman risquerait d'être rébarbatif au commun des mortels qui se démènent dans un monde quelque peu encombré de préjugés, quoique nous en pensions. Mais le narrateur, attentif à sa prise de conscience, se laisse aller aux confidences de son parcours personnel, partagé avec la femme qu'il aime. Malheureusement, celle-ci est infertile. Son désir de paternité ébranlé, des choix se présentent, comme celui de s'unir à une femme qui lui donnerait les enfants qu'il convoite. Solution de facilité dont il ne peut se satisfaire. Pour apaiser ses doutes, il se repaît dans les labyrinthes de thèmes insoupçonnés : relations amoureuses, parentalité, décès d'êtres chers et, surtout, le défi environnemental responsable, en quelque sorte, de l'appauvrissement de notre regard sur le paradis perdu...

Les interrogations entourant le destin individuel sont soulevées à plusieurs reprises, chevauchant entre le passé, l'extrême passé, et un présent aléatoire, un présent enfin équilibré entre un homme et une femme qui ont failli se déchirer au-delà de toute considération de survivance parmi laquelle tous deux ne sont qu'un infime grain de sable. Le narrateur ne peut que se réjouir lorsque Darwin, qu'il convient avoir lu distraitement, éclairera sa pensée nébuleuse, prisonnier d'une lobotomie immémoriale à jeter aux orties... La diversité profitable parmi des collectivités devrait l'être aussi chez un seul individu. Ce qui mettra en lumière les diverses facettes qui composent la personnalité du narrateur, de chacun d'entre nous. Cependant, l'importance de l'histoire narrée avec une lucidité tourmentée tient dans le fait que l'évolution des espèces est loin d'être terminée. Les changements climatiques jouent déjà leur rôle de prédateur acharné.

La dernière rencontre entre le narrateur et Charles Darwin s'avère émouvante. Le naturaliste recommande au biologiste de ne jamais oublier que, si nous voulons survivre, la seule voie que nous devons emprunter est celle d'une véritable amitié entre les hommes. Message contemporain qui devrait atteindre ceux qui périssent pour de discutables idéaux, ceux et celles qui refusent de prêter une voie hiérarchique à tout véritable sentiment... Avec qui ne sommes-nous pas amis aujourd'hui ?


L'héritier de Darwin, Alain Olivier
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 360 pages


lundi 26 septembre 2016

Des petites suites qui font une vie ****

Lui nous dit : " C'est comme un rêve... " Il arrive qu'un événement improbable surgisse, à portée de mains, éloigné de ce que nous sommes. Plus tard, quand des mois ou des années ont passé, il nous semble avoir traversé un rêve où une part de soi ne nous appartiendra plus jamais. On a connu cet état de songe, on a du mal à croire que cela, ce songe, ait été lui. On commente les nouvelles de Donald Alarie, Le hasard des rencontres.

Ce que nous dit l'écrivain dans son dernier opus, c'est que les anecdotes qui composent une existence ne contiennent presque rien, que des banalités propres à chacun et chacune. De l'enfance à la mort, des instants, comme saisis au hasard, informent le lecteur qu'une vie, sujette à des rencontres légitimes, peut être à la mesure de notre réalité, celle qui nous ouvre plus ou moins les yeux sur notre condition humaine. Nous pouvons nous aveugler ou nous bercer d'illusions, le temps se déroule, fragile et tatillon, sous la plume de Donald Alarie. Aucune certitude quand l'enfant naît, commence à marcher, la petite fille se regardant dans un miroir, le petit garçon oscillant entre l'envolée d'un ballon et ses mains posées maladroitement sur le clavier d'un piano. Il y a aussi l'enfant qui astreint ses parents à ses caprices, ignore les foulées tragiques de son destin. Fille et garçon façonnent une vie asexuée, les jeux demeurant le rose et le bleu de leur identité aléatoire. À treize ans, se dessinent des imprévus angoissants : elle, les premières règles, une fugue sans suite, silencieuse. Lui, au même âge, sa blondeur illumine une photo, il songe à la sévérité de son père pendant une partie de balle-molle... Nous sortons de l'adolescence faillible, nous abordons la vie à deux, celle d'avant et d'après, toutes sortes de tremblotements nous assurent que mère et fils, mari et femme, sont cernés par le poids du passé. Mais aussi par un amour qu'il est impossible de renier, quoiqu'il arrive. Si des personnes âgées se soumettent à la mort qui, impudique, désagrège la moindre image d'une présence aimée, des femmes et des hommes espèrent une relation harmonieuse avec un partenaire jusque-là " visible ", pour paraphraser Jorge Luis Borges...

Le livre se compose de quatre-vingt microfictions, étrangement libellées nouvelles... On préfère écouter les murmures susurrés de l'écrivain, observer les sourires des yeux et des lèvres, que d'imaginer des situations fictives, soutirées d'un sédiment retors de la mémoire. L'écrivain s'avère un homme aussi pointilleux que l'est son frère d'écriture, Patrick Modiano, qu'on n'a pas manqué de citer lors de nos pérégrinations dans l'univers de Donald Alarie. On déteste comparer. On mentionne des exemples notés au cours de notre lecture ; dans ce genre de récits, inévitablement, des préférences s'imposent. La fenêtre éclairée, Relire Camus, Je ne sais rien faire d'autre, Fins de mois. Ne rien faire. D'autres encore. Ces courtes fictions s'imprègnent d'une subtile intelligence, d'une discrétion balbutiante, d'une délicatesse de ton, que seule une plume poétique expérimentée alimente. De nos jours où la littérature se vautre dans la superficialité d'émotions, dans l'inappétence de sensations, d'une profane sexualité, il est apaisant de se reposer sur les rives d'un fleuve de mots signifiants, vieux comme le monde.

Vie et mort se côtoient et si la mort l'emporte, elle a ce petit quelque chose serein qui éloigne le tragique, celui-ci se pliant aux intentions d'un auteur qui a la sagesse de dépeindre des personnages — le sont-ils ? — pour qui la vie est une longue démarche vers des promesses intrépides plutôt que vers des certitudes piégées...

À lire au compte-gouttes avant d'entrer dans un automne flamboyant, puis méditer sur les arbres qui se dépouillent aussi intensément que l'être humain à sa dernière heure. Cette dernière heure que les Grecs anciens préconisaient comme étant le jugement irréversible, à la fin de toute existence. Ainsi le livre de Donald Alarie s'inscrit dans la continuité d'une œuvre magistrale en demi-teinte, qui nous révélera encore bien des surprises, à harmoniser parmi nos bonheurs de lecture...

Le hasard des rencontres, Donald Alarie
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2016, 178 pages

lundi 12 septembre 2016

Un vieil homme, des algues et l'eau *** 1/2

L'été, comme les humains, vieillit, court à sa perte. On le poursuit en le suppliant de ne pas nous délaisser trop vite. On veut rester dans la lenteur des choses qui s'affadiront à l'automne. On aimerait qu'un dieu de pierre ou pétri de glaise dresse l'oreille vers notre supplication. On aime intensément la chaleur, la vigueur des arbres dans le parc, l'aveuglante lumière du ciel, l'odeur pénétrante de la terre. On commente le roman de Vincent Thibault, Vodyanoy : Le Lac aux loutres.

Tout en nous reposant d'un excès de lectures consommées durant le printemps dernier, on a lu cette histoire oscillant entre réalisme et surréalisme, en prenant notre temps. Dans une région campagnarde, située en retrait de Saint-Georges de Beauce, nous entrons dans la vie d'un couple, parents d'une fillette « enfant spéciale ». Elle, Morgane, après des expériences professionnelles peu fructueuses, a fondé une petite entreprise de " jus verts " ; son mari, Ralph, est mécanicien, tous les deux sont établis à leur compte. Rien d'anormal jusque-là, le quotidien a peut-être grignoté de ses habitudes sournoises l'amour qui les unit depuis une dizaine d'années. Mais un jour, Morgane quitte brusquement la maison, et disparait. Sur le moment, Ralph évite de se questionner, persuadé que Morgane reviendra. N'a-t-elle pas fugué pour échapper aux aléas d'un premier mariage ? Après une semaine d'attente, sans trop d'inquiétude, Morgane ne réapparaissant pas, Ralph alerte la police, qui sera étonnée de sa négligence. Cependant, les recherches ne donneront aucun résultat. Dépassé par ces subits événements inexplicables, Ralph doit prendre en main l'éducation de sa fille, privilégier ses relations avec ses clients.

Un autre couple, ami de Morgane, fera en sorte que Ralph se sente à l'aise dans son malheur, bien que celui-ci prétende en lui-même n'avoir besoin de personne. Ce qui vaudra au lecteur un détour assourdissant dans la jeunesse mouvementée de Ralph, sa relation ratée avec son père, ces années où l'adolescence s'avère l'expérience la plus pénible lorsqu'elle est abandonnée aux mains de soi-même, non gérée par une personne responsable. C'est un homme d'une quarantaine d'années, rencontré par hasard, poète à ses heures, adepte d'une ancienne sagesse orientale, qui saura intéresser Ralph aux bienfaits de la nature et, surtout, à la mythologie de l'eau vive, inspirée de légendes peuplant moult pays nordiques. Habitées d'un vieil homme surnommé Vodyanoï.

On a omis de mentionner que l'eau occupe une place prépondérante dans ce roman aux relents fantastiques. L'eau vive que des algues étranges mouvementent. Comme dans des contes ressurgis d'une époque révolue, qui convainquent peu Ralph, un vieil homme détrempé, répugnant, se balade dans le village, sa douteuse réputation lui valant la crainte et le mépris des habitants. De désagréables rumeurs circulent sur son compte. Morgane serait-elle au nombre de ses victimes, des femmes en particulier, dont les disparitions pèsent sur lui ?

Malgré le drame mettant le couple à rude épreuve, le message est clair. Vincent Thibault, qu'on suit depuis ses premières parutions, fait savoir au lecteur qu'une vie saine de corps et d'esprit, qu'une philosophie portant sur l'humilité et la bonté, qu'un retour rigoureux sur soi-même, sont nécessaires pour acquérir la plénitude équilibrée de notre existence. On se serait passé de longueurs lourdement insistantes mais la générosité de l'auteur nous incite à voir plus profondément, laissant de côté quelques détails grammaticaux superfétatoires. La fiction est originale, elle ouvre les portes d'une nouvelle maison d'édition numérique axée sur la qualité littéraire, sur son économie, en n'imprimant que des livres sur commande. Place à la modernité prônée chez Carrefours azur !


Vodyanoy : Le Lac aux loutres, Vincent Thibault
Collection Fictions
Éditions Carrefours azur, www.carrefours-azur.com
2016, 203 pages

mardi 6 septembre 2016

Autopsie de l'enfance disloquée ****

Il y a les bavards, les enthousiastes, les timides, les indécis. Ceux et celles qui, inépuisables, racontent le moindre fait anecdotique. Ceux et celles qui veulent toujours avoir le dernier mot, se croient au-dessus de la mêlée. Ceux et celles qui se taisent. On savoure les commentaires qui nous conviennent. On sourit. Quelle magistrale leçon d'ordre psychologique nous donne à lire Facebook. On a terminé la lecture du roman de Sina Queyras, Autobiographie de l'enfance. 

Sous aucune latitude, l'enfance n'est simple. Ce serait la réduire à une passade frivole que d'affirmer le contraire. Une fois encore, cet état nous est révélé par cinq frères et sœurs qui, se mirant dans la troublante personnalité de leur mère, essaient de se mettre à nu sans vraiment y parvenir. Pudeur, silence obstiné, aucun des membres de la famille Combal ne se livre. Chacun parle de soi à travers le souvenir lancinant de jeunes années tronquées par des parents indisciplinés, désordonnés, s'illusionnant sur la vie meilleure qui existerait ailleurs. Quand l'une des filles, Thérèse, en rémission d'un cancer depuis vingt ans, agonisera, l'occasion sera propice pour tous les cinq à manifester leur colère dirigée contre les agissements irresponsables de la mère, Adel, qui, séparée du père, a traîné sa couvée entre l'Alberta, la Colombie-Britannique et le Manitoba. En voiture, en roulotte, jamais de maison pour que ses garçons et filles s'épanouissent, tels des enfants normaux. Cette mère, terriblement égocentrique, fantasque, n'a vécu que pour elle-même, soumettant son mari, ses fils et filles, à son émotivité fluctuante, inapte à s'ancrer aux murs d'une maison, au tronc d'un arbre. Elle cultive un amour dur et sec, tel un quignon de pain rassis. Guddy, une de ses filles, affirmera que la mère est capable de tout. Toutefois, c'est le décès du fils aîné, Joe, mort dans un accident de voiture, qui nourrit la haine ambiante, constamment étouffée par les récriminations irraisonnées d'Adel, qui tient les rênes d'une fratrie déboussolée. Lucide, elle manipule ses enfants qui, adultes, s'opposent à une femme vieillissante et diminuée, une mère dont ils ne savent se passer, malgré le désir de Bjarne de vouloir la tuer.

Cependant, les enfants ne parviennent pas abandonner Adel à son désœuvrement de vieille femme malade. Habitant près de chez elle, Annie sera celle qui subira ses humeurs capricieuses. Consciente du rôle néfaste que sa mère aurait pu exercer sur ses deux filles, elle les a mussées à ses extravagances. Le père, Jean, un Français, a épousé Adel parce qu'elle était belle, « une chevelure ondulée de star de cinéma. » Il la suivra au Manitoba, d'où Adel est native. Il lui a consacré sa vie puis l'a détestée. Il est parti, ne pouvant supporter plus longtemps la vie familiale pour laquelle il n'était pas fait, a-t-il prétexté. Rêvant de l'homme dynamique qu'il deviendra sans sa femme. C'est en lisant les confidences de son fils Bjarne, sans-abri schizophrène, que le lecteur apprendra ce que valait le père. Pas grand-chose, en fait. Guddy, Jerry, Bjarne, Annie, Thérèse, ont été proches les uns des autres, tout en taisant la mort de leur frère. Il est comme un phare lumineusement réconciliateur autour duquel les protagonistes, blessés, se débattent dans leur propre misère mentale et physique. Dispersés dans des villes lointaines qui entretiennent les affres irréparables d'une enfance gâchée, nauséabonde. « Nous nous languissons tous de l'enfance, dont nous savourons nos propres versions », rapporte l'écrivaine dans un intertexte final, généralisant sur des enfances fictives. L'enfance ratée, c'est la perte de soi, s'accordent-ils à mentionner amèrement. Cancer anarchique dont Thérèse représente la métaphore, toujours en vie.

C'est une histoire de heurts, de sentiments filiaux exacerbés, régie par les menées imprévisibles d'une mère qui a traumatisé sa progéniture déracinée. Adel cultivait une sorte d'amour où le fil funambulesque de la haine a fait trébucher des êtres en état de guerre, qui ont fini par se dresser silencieusement les uns contre les autres. Qui se turent jusqu'à l'épuisement, jusqu'à se délester de tout amour réversible envers une sœur ou un frère. Dans le malheur, ils se rejoignent comme le fera Guddy à la mort de Thérèse. Magnifique soliloque de celle-ci quand, enfin confinée dans le repos de son corps souffrant qui « ondule », elle s'éteint.

Premier roman exigeant d'une écrivaine qui se consacre à la poésie. L'écriture hachurée, le style épineux, peut-on avancer, les deux ponctués de larmes retenues qui ont rythmé l'enfance des personnages, gauchissent la mémoire qui sait mentir. Le récit canalise la commisération que frères et sœurs éprouvent, sans jamais se le dire. Ni se confier. « Ils subissaient tous l'enfance avec ses surfaces tranchantes. » Émerge de cette fiction un continuel élan d'amour que trop d'égarements géographiques et psychologiques ont transformé en d'angoissants refus et deuils impossibles à nommer, à dépeindre comme étant des événements rationnels, la mère ayant « coupé leurs ailes à tous », rejetant ainsi toute générosité instinctive. « La vie est plus facile quand il n'y a plus d'attentes » souligne Thérèse à propos de son détachement mortifère envers les êtres qu'elle a aimés.

On ne saurait terminer cette lecture fascinante sans féliciter l'écrivaine Hélène Rioux, traductrice de ce roman. Sans son talent, sa sensibilité, la version française de cette déchirante histoire familiale ne serait pas ce qu'elle est. Soit humaine et compassée. Merveilleuse apologie de l'âge tendre, qui modèle notre état friable d'adulte.


Autobiographie de l'enfance, Sina Queyras
Traduit de l'anglais ( Canada ) par Hélène Rioux
Éditions Hamac, Québec, 2016, 315 pages

lundi 22 août 2016

Hommes et femmes de demain *** 1/2

C'est une lectrice à qui on répond. Lectrice qui a la générosité de commenter chacune de nos publications. On n'a aucune préférence pour un genre de livres, mais certains ne conviennent pas à notre blogue. Un choix s'imposait dès qu'on a entrepris de consacrer du temps à la littérature québécoise. Les essais et la poésie se lisent en privé, se commentent pour soi. Des voix livresques nous interpellent qu'on écoute dans l'intimité d'un silence complice. On parle des nouvelles de François Gravel, Toute une vie sur les bancs d'école.

Une fois encore, pour des raisons commerciales, l'éditeur s'est adjugé un label qui ne convient pas aux textes qui composent ce livre. Ce ne sont pas des nouvelles mais des chroniques littéraires touchantes, graves et pudiques, d'un professeur à la retraite qui a enseigné l'économie pendant une trentaine d'années dans un collège. L'auteur, populaire, n'avait nul besoin de ce subterfuge pour atteindre son nombreux et fidèle lectorat.

En préambule, nous lisons la chronique éponyme qui nous informe des raisons pour lesquelles l'écrivain a donné une part belle au milieu de l'enseignement qu'il connaît si bien. Auteur d'une centaine de livres — adultes et jeunesse —, il a parcouru le territoire du Québec, franchi le seuil de provinces anglophones, pour rencontrer des jeunes de cultures différentes, les inciter à la lecture. Ce sont des souvenirs qu'il a retenus de ces voyages grinçants ou divertissants qu'il raconte. Comme dans tout recueil qui rassemble des textes divers pour en composer une œuvre, quelques-uns nous ont touchée plus que d'autres. Que d'enseignantes et d'enseignants dévoués à leur profession, telle Julie qui se consacre sans rechigner à des adolescents ayant subi un traumatisme irréparable, accusant leur inaptitude dans la société. Leur cas est pathétique, comme celui de Jason qui, à trois ans, a innocemment aidé son père à se suicider, ce que lui a reproché sa mère à longueur de journée et d'année. Maintenant adolescent, il a besoin de deux ou trois joints quotidiens pour survivre, sinon pour oublier... L'auteur narre l'aventure qu'a vécue l'un de ses amis séminariste qui, avec raison, ne regrette aucunement le temps révolu du « vrai cours classique », celui des prêtres. On a du mal à croire qu'un homme d'Église, soi-disant sain d'esprit, ait pu terroriser sans conscience humaine des garçons de quatorze ans en leur faisant visiter une aile sinistre de l'Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, « asile de fous, comme il était dit à l'époque ». Il y a encore l'impitoyable intervention d'une mère qui exige de la directrice d'école que fréquente sa fille, qu'elle fasse respecter par toutes ses élèves, les règlements qu'elle a imposés, au détriment d'une adolescente atteinte d'un cancer. Lassitude de la directrice qui se confie à l'auteur. Éric ne veut plus étudier alors que son père tient absolument à ce qu'il « aille à l'université ». Intelligent, il fera son possible pour échouer à ses examens, ce qui intriguera son professeur d'économie. La première classe, ou la dernière, inspirée du conte d'Alphonse Daudet. L'auteur prend à témoin un jeune garçon qui arrive en retard en classe. Redoutant la sévérité de son instituteur, l'enfant, celui du conte, sera surpris par son inhabituelle indulgence. Un triste événement historique se prépare hors des murs de l'école...

Tout le recueil est ainsi, saturé de cas extrêmes qu'il serait inutile de présenter ici, préférant que le lecteur et la lectrice y trouvent leur compte, évoquant peut-être eux-mêmes des souvenirs scolaires qui les ont marqués. Si certains regrets envers ses étudiants sillonnent les confidences de l'écrivain-enseignant, il ne manque pas d'en récolter beaucoup de modestie, masquée sous une couche d'humour qu'il nous est agréable de savourer. Repérée dans un groupe d'étudiants déficients scolaires pour des raisons familiales ou sociales, il y a aussi Cindy un peu plus âgée, danseuse nue, pratiquant, soupçonne son professeur, « d'autres métiers connexes ». Il l'aidera malgré elle à passer un examen qu'elle réussira brillamment. La croisant des années plus tard dans un salon du livre, elle lui apprend qu'elle a terminé une maîtrise en travail social, qu'elle œuvre auprès de prostituées. Un texte comptant parmi les plus émouvants. Au même titre que la chronique intitulée On dirait le Sud. Mélange d'ironie envers la vétusté des lieux et l'admiration pour un jeune professeur, qui use d'imagination pour que ses étudiants lisent dans la sérénité des travaux scolaires accomplis. L'amour des mots émaille le recueil, se répercute avec ferveur dans le texte Étymologies, comme un point final à ces balades généreuses.

De courts intertextes, qui rendent hommage à quelques hommes célèbres, nous ont émue. On nomme Georges Brassens, John Lennon, Albert Camus, Henri Guillemin. Aussi un amical clin d'œil à René Lecavalier, animateur québécois de sport télévisé et animateur de radio...

Si ces chroniques sont à mettre entre les mains des enseignants, comme le suggère la quatrième de couverture, elles sont à mettre aussi entre les mains de parents, trop irrespectueux envers des hommes et des femmes qui, grâce à leur passion du métier et leur dévouement indéfectible, bâtissent à travers leurs enfants, la société de demain.


Toute une vie sur les bancs d'école, François Gravel
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2016, 152 pages



 

mardi 9 août 2016

Danser pour survivre et vivre ***

G., qui n'est pas sans ignorer notre prudence face aux citations, nous dit que celles-ci lui font penser à une personne amputée d'un membre. L'image est convaincante. Un collage aussi conviendrait qui se serait envolé d'un tableau de Matisse, ajoute-t-elle, le regard éloquent, piqueté d'or. Elle a une manière surprenante de rendre le moindre point de vue poétique. On commente le premier roman de Mireille Véronneau, Chaque heure de danse.

Étonnantes confidences d'une jeune femme de vingt ans, Catherine, qui, à la suite du décès de son père durant son enfance, n'a pu, ou n'a su, en faire le deuil. À l'école, elle ne trouve aucune consolation auprès de ses camarades. Les professeurs, croit-elle, lui manifestent de l'indifférence. Élève docile, à l'écart des autres, elle se replie sur sa souffrance, grandit au rythme du temps qui passe. Son frère est parti de la maison ; exaspérée de vivre seule avec sa mère, Catherine louera un appartement. Dès son jeune âge, sa mère l'avait inscrite à l'École de ballet. La danse qu'elle pratiquera durant son adolescence, plus tard, pour apaiser ses angoisses. Elle suivra les classes de Matthew Walters, chorégraphe renommé. Cependant, ses frustrations, son manque de motivation, l'empêchent de savourer le plaisir qu'elle devrait ressentir. Son corps noué répond à l'état malaisé de son esprit mais, peu à peu, ses muscles la remercient de leur redonner un « lieu, un pianiste, un bon plancher. » « Monsieur » a saisi le malaise qui se dégage de la gestuelle de Catherine ; à coups de phrases incisives, il la suit de près, l'incite à poursuivre ses efforts. Elle participera à un concours qui ne la retiendra pas, bien que le maître de danse l'eût aidée à maîtriser ses peurs. Le souvenir du père ne cesse de la tourmenter.

Entre les classes de danse, la vie quotidienne, composée de sa mère et de son frère, la tient occupée au centre d'une famille dont il manque un élément vivant, nécessaire à créer un lien équilibré avec un monde indispensable à différencier son jeune passé de son présent tout neuf. Souvent, Catherine compare, ne résoud rien. Comme le dira Matthew, il ne lui fait jamais de reproches, il la corrige, il la guide, ce qui le désempare. Catherine prononce des sentences, oubliant que les autres nourrissent de moyens humains leur propre désarroi. Silence entre eux, rapprochement du maître et de l'élève, celle-ci se pliant aux exigences d'un professeur qui transcende ses souffrances physiques, provoquées par les exercices que son corps s'acharne à pratiquer, jusqu'à tirer des larmes dans les yeux de Catherine.

Les rêves ne manquent pas, ils se nomment Pavlova, Barychnikov, Noureev. Catherine est à la recherche d'une forme de pureté qui ne s'atteint que dans la sérénité du corps et de l'esprit. Les bruits de la ville nuisent à son débat mental, mais valent au lecteur d'innombrables et poétiques réflexions descriptives sur les lieux qui l'entourent, où les années adolescentes se fragilisent. Les saisons aussi ont leur mot à dire par les yeux de Catherine, ses lèvres les transcrivant en termes sensibles. La carapace qu'elle s'est fabriquée finira par céder, les mouvements auront raison de leurs difficultés. Matthew observe de loin l'oiseau qui veut se libérer de sa raideur, « sans oser bouger pour ne pas l'effrayer. » Un jour, le téléphone sonne. Une voix « cassante » lui transmet des informations pour préparer une nouvelle audition.

Tout le court récit intériorisé est basé sur la danse, sur les silences feutrés, sur les cris protestataires du corps. Sur la présence de moins en moins envahissante du père. Le rythme de la gestuelle détient une place prépondérante, comme pour arracher de la tête de Catherine les miasmes d'une enfance solitaire, variation grinçante de fausses notes accumulées dans ses tentatives de repousser ses semblables. Mère, professeurs, fillettes de son âge, seul le frère a eu gain de cause. Catherine est une bégayeuse doublée d'une cérébrale que la passion de Matthew pour la danse, non pour elle, parviendra à apprivoiser. Lui, vieillit. Ses peurs, dues à la lourdeur du corps qui condamne la légèreté du geste, ne miroitent-elles pas celles de Catherine qui, à la suite du succès de son audition, lui échappera ? Une année a passé, entre la danse et les cœurs cabossés. Il y a des moments de grâce mais aussi de lassitude. Des interrogations muettes au sujet de Matthew appelé à concrétiser ailleurs un nouveau projet. Les  incertitudes prédominent, la musique cadence les corps, la vie se cambre. Ainsi, iront les affranchissements balbutiants de Catherine, dirigée par un nouveau chorégraphe...


Chaque heure de danse, Mireille Véronneau
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2016, 144 pages

 


lundi 25 juillet 2016

Plages et autres rivages *** 1/2

Le bleu du ciel, le vert des vagues, le gris des galets, le blond du sable, l'odeur des algues, les gens qui passent, rieurs ou rêveurs. Un monde de carte postale qu'il est rassurant de fréquenter quelques semaines, le paysage le plus alléchant ne durant que le temps de fixer dans notre mémoire des images mouvantes qui finiront par s'user. Se désintégrer, même si nous n'oublions rien. Banalité redondante mais nécessaire pour aborder le numéro 126 de La Revue XYZ de la nouvelle.

Notre introduction ne pouvait mieux tomber, les textes, graves et ludiques, proposés par les auteurs invités de Jean-Paul Beaumier, responsable du numéro avec Hélène Rioux, nous entraînent sur le thème de l'eau ondoyante. " Nouvelles d'une plage ". De quoi méditer sur le sujet, éveillant nos mémoires fatiguées à des événements que seul le temps atténue, efface, tel un pied balaie un intime aveu inscrit dans le sable.

Profitant d'une fin de saison littéraire, on butine d'un texte à un autre. On prend son temps pour savourer quelque histoire qui nous a touchée, comme celle du narrateur fébrile d'Antoine Desjardins qui, marchant le long d'une grève, aperçoit la carcasse desséchée d'un oiseau. Perturbé par ce spectacle, il pense à sa propre mort, réflexion qui l'épouvante, avant de réaliser que son amour pour son ex-compagne n'était rien qu'un trou, un abîme duquel il ne pourra réchapper. Le désespoir contenu dans quatre vers explosifs. Volatile. Se baladant sur une plage, le narrateur de Gaëtan Brulotte, Au bord de l'autre, dépeint au lecteur comment un homme et sa famille, toutes des femmes voilées, s'installent sous sa terrasse « pour pique-niquer sur la plage. » À un moment donné, l'aînée des filles, qui est allée se baigner, empêtrée dans ses voiles, est en train de se noyer. Le père, tonitruant, s'oppose radicalement au sauveteur de garde qui tente de porter secours à la jeune fille. Profitant de l'inattention du père à son égard, ahuri, le narrateur se précipite pour sauver l'adolescente, mais elle a disparu. Le choc, souvent incompréhensible, entre deux cultures... Sylvie Massicotte ou Le décompte. Deux amies sont en vacances. Juliette et Fanny. Juliette, angoissée, se demande pourquoi sa beauté n'attire pas les garçons. Fanny, rieuse, insouciante, se remémore sa soirée où elle a séduit un « bel Antillais ». Ont-ils fait l'amour ensemble, la question se pose. Jusqu'au moment où sur la plage se produit un accident qui attire l'amoureux de Fanny. Étonnement de celui-ci quand il regarde Juliette, sa beauté l'éblouit. Et, elle, qui compte les jours pour que les vacances finissent... Dénouement, nouvelle signée Jean-Paul Beaumier. Un écrivain, plutôt assujetti à sa compagne, Mireille, décide d'aller se promener, un polar en cours de lecture. Une nouvelle en panne d'écriture. Au loin, une inconnue et son chien, qui ne lui prête aucune attention ; la promeneuse écrit dans le sable, l'écrivain la compare à Mireille. Elle s'éloigne, il lit les lettres et les chiffres qu'elle a tracés. Les vagues vont tout effacer. De ce texte, on a aimé l'amalgame que fait Beaumier entre le livre que le narrateur lit et celui qu'il essaie d'écrire. Les deux ne le satisfont pas, pas mieux que l'image de Mireille avec celle de la jeune femme et son chien. Impression d'une vie factice entremêlée à une existence rêvée, l'avenir de l'écrivain-narrateur s'annonçant incertain, peu enviable. La nouvelle d'Hélène Rioux, Faune, nous a amusée. Représentation animale de certains humains folâtrant sur une plage, que La Fontaine n'eût pas reniée. Concision du langage, comme sait si bien s'y prendre l'écrivaine.

Cependant, la fiction qui nous a le plus touchée par son originalité marginale, son approche désespérée vers le possible quand il se révèle, au premier abord, impossible. Une jeune femme se contente pendant une décennie des allers-et-retours de son amante. Le temps passant, celle-ci s'est mariée, à eu des enfants. La narratrice, meurtrie, accepte les mensonges, les promesses. Inlassablement, elle l'attend dans la mansarde qu'au bord de la plage elle a louée. Ce jour-là, son amoureuse viendra, elle en est certaine, elle sera transformée pour la recevoir. Une histoire mélancolique où l'attente ne semble plus faire partie de la vie moderne. Signée Véronique Bossé, Ressac. D'autres fictions s'inscrivent aussi dans ce numéro consacré aux souvenirs ensablés, telle la mémoire les réhabilite, à grand renfort de déni, parfois lestés d'une acceptation grinçante. Autre ressac. Classée dans la rubrique " Hors-frontières ", la nouvelle de Henry Lawson, La femme du conducteur de bestiaux, traduite par Jean-Marcel Morlat, s'avère particulièrement émouvante. Nous oublions trop souvent que le bonheur peut être violent, ou dangereux, avant d'en savourer l'ambroisie.

On a savouré ces histoires, un brin d'été dans le regard, même si la saison estivale ne nous conduit pas tous et toutes vers l'insouciance dépaysante d'un littoral. Mais que de possibilités probantes à imaginer des situations insolites. À chacun et chacune son eau ondoyante, la proximité du rêve n'atteignant que celui et celle qui s'y abandonne, la plume à la main, l'ordinateur banni pour quelques semaines, on le souhaite. Contentons-nous de lire ces récits éloquents, courts pour la plupart. Rassemblés ici pour notre plus grand plaisir de lecture. Il eût été dommage d'ignorer le rendez-vous avec des nouvelières et nouveliers réunis sur les rivages de territoires conquis par la mémoire friable ou par un présent éphémère sur le point de l'être.


XYZ, la revue de la nouvelle, numéro 126
Piloté par Jean-Paul Beaumier et Hélène Rioux
Montréal, 2016, 102 pages


lundi 11 juillet 2016

Le sang réconciliateur *** 1/2

Innocemment, S. nous demande pour quelles raisons on ne parle que de livres qui nous plaisent. On lui répond qu'étant soi-même écrivaine, notre rôle n'est pas de juger d'un livre mais d'en signaler les qualités. On se permet quelques prudentes remarques sur des éléments par trop visibles. Le reste n'est pas de notre ressort, on n'est pas éditrice. On se penche sur le récent roman d'Elsa Pépin, Les sanguines. 

Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce livre insolite ne peut laisser quiconque indifférent. L'histoire captive ou rebute. Le sang y coule abondamment, non pour des causes de tuerie, mais pour la vie qu'il brasse dans nos artères et nos veines. Nous traversons des siècles à partir d'un récit contemporain. Deux sœurs, Sarah lunaire, Avril solaire, s'affrontent sans jamais vraiment se détester. Sarah, solitaire, est une passionnée qui ne réussit pas à s'affirmer. Copiste, elle s'est fait vampiriser par un amant plus âgé qu'elle, pour qui elle était prête à sacrifier son talent d'artiste peintre. À l'inverse, Avril s'est mariée, est mère de deux petites filles, un mari dont l'auteure ne nous dit pas grand-chose. Elle a désiré être danseuse, actrice, chanteuse, ses échecs ont abouti à un bouleversement irrémédiable. Elle est atteinte d'une leucémie rare. Seule, peut la sauver une greffe de la moelle épinière. Et seule, sa sœur sera en mesure de la lui donner.

On a résumé la trame moderne du récit. Nous nous faufilons dans un siècle où des médecins se demandent, en disséquant des cadavres, comment irrigue le sang dans le corps. L'un d'eux, Jean-Baptiste Denis, médecin de Louis XIV, espérant guérir l'aliénation, transfèrera du sang animal dans celui d'un homme dément, repéré dans une rue. Nous sommes en 1667. En parallèle, sous le règne de Charles Ier, William Harvey, médecin anglais, se cherche un cœur pour tester et prouver le mouvement circulaire du muscle. Ces deux anecdotes sont habilement dépeintes par l'écrivaine, nécessaires au déroulement de la maladie sanguine d'Avril.

Tôt dans le roman, un homme surgira dans le présent de Sarah, Victor Eliot, rescapé provisoire d'une grave leucémie. Enfermé dans sa chambre, il ne se résoud pas à mourir seul. Pendant ses six mois de rémission, il a mené une vie dissolue, persuadé de sa guérison. Maintenant que le mal a récidivé, il se consacre à des recherches scientifiques, tout en faisant face à des souvenirs familiaux. Il a eu un frère jumeau qui est mort, alors qu'il aurait pu le sauver. On est frappée par l'ombre portée du frère hypothétique, comme le mari d'Avril, émigré balkanais, qui a perdu un frère et ses parents durant la guerre. Symbolisme s'appliquant à la relation complexe qu'entretiennent les deux sœurs Becker. Le lecteur devra partager avec Sarah une intériorité qui, peu à peu, fera la lumière sur son rapport à ses parents, à Avril, à son amant qui l'a considérée telle une esclave au service de sa réputation d'artiste. De passive, Sarah devient furie. Mais aussi perméable au dernier désir d'Avril, au chagrin incommensurable de leurs parents, à la tendresse des deux fillettes de sa sœur. Ouverture aussi sur son art, étouffé par le rejet familial, par les outrances d'un homme définitivement banni de son existence. Aux yeux de Sarah, il a commis l'irréparable.

Récit composé de couches successives, telle l'accumulation de roches sédimentaires. L'art de Sarah en est constamment le fil conducteur, qu'elle pratique d'abord pour gagner sa vie. Qui lui permet de se retrouver face à elle-même, comme les changements déconcertants opérés chez Avril lui feront prendre conscience de plusieurs de ses erreurs. Victor Eliot ne sera pas étranger à la métamorphose de Sarah, quand il lui enverra un étrange héritage.

Roman fascinant, construit avec intelligence, témoignant d'une surprenante empathie envers les êtres qui ont fait avancer la médecine. Des cobayes oubliés qui ont souffert, ont eu peur de mourir seuls, ignorant à quel point leur mort s'inscrivait dans une interminable lignée vitale. Et que de poésie pour narrer une balade tumultueuse dans les rigoles du sang, cet élément liquide impressionnant celui ou celle qui en ignore les méandres à l'intérieur du corps. Captivante et singulière histoire de deux sœurs portant en elles l'avenir du monde. Il suffira que l'une meure, que l'autre existe, pour éveiller la curiosité de professeurs, comme le fit Karl Lansteiner, dernier clin d'œil d'Elsa Pépin à un début de siècle encore balbutiant, avant de conclure à la réconciliation du sang entre des inconciliables.


Les sanguines, Elsa Pépin
Éditions Alto, Québec, 2016, 168 pages



lundi 20 juin 2016

Faire l'amour via Internet ***

Quelle joie que de savoir faire face à toutes ses ignorances, il y en a tellement en nous. Elles incitent à nous instruire avec appétit, sans trop se poser de questions. Nourriture de l'esprit comme celle dont nous alimentons le corps, l'aidant à pallier sa désintégration. L'esprit doit se traiter avec autant de constance, de bon goût. Surtout d'humilité. On a lu Boîte de messagerie sulfureuse, roman de Dominique Girard.

Annie-Claude, trentenaire, mariée à Étienne, mère d'une enfant de deux ans. Après son accouchement, elle a fait une dépression post-partum, qui l'a laissée très vulnérable. Elle est journaliste pigiste et blogueuse, son mari travaille dans un bureau. Depuis quelques jours, elle reçoit les messages d'un internaute, rencontré sur les réseaux sociaux, qui ne cesse de vanter sa beauté, puis, peu à peu, la harcèle, lui tenant un langage suggestif qui la trouble et la séduit. Annie-Claude, voluptueuse, un brin narcissique, sensible aux regards et hommages masculins, ne saura résister aux fantasmes de l'inconnu. Au détriment de son travail de blogueuse, de ses amies, du bien-être d'Étienne, celui-ci s'inquiétant de l'état de distraction où se trouve soudainement sa femme. Des incidents se produiront qui confirmeront sa jalousie, son agacement. Annie-Claude, revenant à de meilleures intentions envers son couple et son enfant, se confiera à sa psychologue qui lui conseillera de rompre sans délai avec le bellâtre. Ce qu'elle fera avant de revenir, pantelante, aux désirs de plus en plus exigeants de cet amant virtuel. Il lui proposera de faire sa connaissance dans un club échangiste. Où elle s'empressera d'aller, où il n'ira pas. L'étau se resserre et l'effraie quand elle se rend compte que deux hommes la suivent partout où elle se rend. Un soir, rentrant en voiture d'un souper avec son groupe d'amies, terriblement angoissée, ayant trop bu, elle évitera de justesse une catastrophe qui, enfin, lui fera prendre conscience de l'obsessionnelle emprise que l'internaute exerce sur son corps et son esprit.

Ceci est un résumé de l'histoire érotique que décrit habilement Dominique Girard. Cette dernière a su agencer le resserrement d'événements menaçant Annie-Claude, qui finissent par l'étouffer. Aveuglent sa raison plutôt pragmatique, n'hésitant pas à mettre en danger ce qu'elle possède de précieux, mari et enfant, pour plaire à un homme dont les proies sont des femmes jeunes et belles. L'écrivaine l'ayant dépeint, il se présente comme le type conventionnel du séducteur frustré, époux et père de famille affable. Ne se montrant jamais à ses victimes, il utilise un vocabulaire rationnel et intentionné pour stimuler les sens des jeunes femmes qu'il attrape dans ses filets. On a pensé aux tueurs pathologiques, cent manières existant de détruire une personne. Envisagée sous cet angle, la chair est triste quand elle n'est pas enrobée, de part et d'autre, d'un amusement jouissif. C'est un désir tourmenté qui nourrit cet échange d'où toute profondeur divertissante est bannie. Rapports épidermiques dépourvus de fantaisie charnelle, comme on l'apprécie dans la littérature libertine des XVIIe et XVIIIe siècles. Même la grivoiserie trop banalisée dans le langage superflu de l'internaute-séducteur a peu de portée sur le sujet — objet ? — féminin. Aucun plaisir ne se dégage du comportement lascif d'Annie-Claude, engagée presque de force dans cet ordonnancement de gestes impudiques — son partenaire ne la menace-t-il pas de tout révéler si elle rompt leur correspondance ?  —, elle s'enferre dans une situation qui aurait pu lui coûter la vie. Le " dérèglement de tous les sens " que suggère le poète, ne convient qu'à celui ou celle qui sait pratiquer les jeux délibérés du désir, l'amour étant une histoire sacrée ou profane qui n'a cours, ici, que pour sauver Annie-Claude du désastre.

À découvrir ou à relire les " petits " maîtres érotiques de siècles cités plus haut, sans oublier la brûlante Histoire d'O, signée Pauline Réage, publiée au début des années 1950, décriée par les féministes. Après ces lectures édifiantes traitant du danger grisant, souvent clandestin, de séduire sa ou son partenaire consentant, ce que n'est pas Annie-Claude, le lecteur et la lectrice choisiront de plonger dans l'érotisme virtuel où des mots, étonnamment machinaux, éveillent la libido de jeunes femmes en mal de réalité sensuelle. Ce qui est se suffire de peu. Et peut-être se mésestimer.

Le roman de Dominique Girard se lit agréablement. Après l'avoir fermé, on s'est dit avec indulgence et humour : Autres temps, autres mœurs. Autre littérature érotique...


Boîte de messagerie sulfureuse, Dominique Girard
Éditions La Semaine, Montréal, 2016, 183 pages










lundi 13 juin 2016

Retour trompeur en banlieue ***

Profitant d'une magnifique soirée printanière, avec N. on s'est installée à une terrasse à l'intérieur d'un parc, loin du raffut de la rue, à l'abri des quidams et de leur agitation. Proches de nous, les écureuils et les oiseaux. Devisant de tout et de rien, comme le veut un décor bucolique, nous en sommes venues à la conclusion que nous fuyons les personnes frustrées, incapables de contrôler leur émotivité agressive. Nous avons trinqué à l'harmonie estivale qui nous entourait. On se penche sur le roman de Fannie Loiselle, Saufs.

Elle s'appelle Marie-Ève, lui, Mathieu. Ils sont jeunes, se sont mariés, ont quitté la ville pour aller vivre à Brossard, banlieue de la Rive-Sud de Montréal, où Marie-Ève a accumulé moult souvenirs d'adolescence. Ils ont acheté une maison, ne savent trop comment la gérer. Marie-Ève aime à se réfugier dans « le grand garde-robe ». Quand nous ouvrons le livre, tous deux sont écartelés entre l'entassement des boîtes, servant de meubles, et le désarroi qui s'immisce sournoisement en leur for intérieur. Marie-Ève écrit des scénarios pour les enfants, Mathieu se contente de petits boulots pour ne pas sombrer dans l'inutilité coupable de ce qu'il représente dans la société. Entre eux, l'amour ne va plus très bien, enchevêtrés qu'ils sont dans leur jeunesse rebelle, trop passive, piégés dans la routine bancale de leur famille respective. La mère de Marie-Ève vit seule, le père a vendu son garage Toyota, élève des alpagas dans les Laurentides. Donne des conférences. Toujours sur la brèche de ses ratages, il s'étourdit de projets que, trop âgé, il ne réalisera pas. Il y a le frère de Marie-Ève, Vincent, complice de l'enfance, de l'adolescence, qui vit chichement. Ne cesse de déménager, de perdre ses emplois quand il a la chance d'en attraper un. La parentèle de Mathieu se compose de sa mère, ex-compagne du père de Marie-Ève, et de Rémi. Ce dernier prétend qu'il n'a pas de père puisqu'il est le demi-frère de Mathieu. Il est tombé d'un toit — accident ou tentative de suicide ? — qui l'a laissé abasourdi. Il y a les copains et les copines qui font de leur mieux pour suivre le courant exigeant de la vie. Entre bière et drogue.

On aurait pu repousser cette fiction aux relents misérabilistes contemporains mais Marie-Ève, la narratrice, allant de l'un à l'autre, essayant d'aider les uns et les autres, alors qu'elle a tant besoin de réconfort, étourdie dans ce monde rébarbatif, nous a tenue en haleine. Elle aussi, enivrée de toutes les insuffisances qui surgissent dans et hors de la maison. Spectatrice lucide, elle affronte un quotidien hypothétique qu'adoucissent de courts intertextes illustrant son travail de scénariste. Du sous-sol à l'étage, elle cherche son jeune mari, replié sur lui-même avec ses jeux vidéo, avachi dans ses insatisfactions peureuses, le faisant tourner en rond autour de Marie-Ève, incapable de porter secours à son demi-frère, Rémi, de qui plus personne n'a de nouvelles. Malgré son désarroi, elle est la seule, à nos yeux de lectrice, à se tenir vivante. Elle a beau se lamenter sur les faits et gestes de sa famille et de ses amis, de l'inertie immature de Mathieu, elle se rebiffe, se tait, implose jusqu'à la colère.

Le roman, aux chapitres séquentiels, se divise tout d'abord en deux parties qui exaltent les voix fatiguées de Marie-Ève et de Mathieu. Bien qu'unis à cause de nécessités matérielles, ils se laissent aller à une sorte d'engourdissement, tel un rêve éveillé, qui menace de les détruire. Puis, une troisième et courte partie, où les voix de Marie-Ève et de son frère Vincent s'imbriquent fatalement, l'écrivaine ne tenant plus compte de la cohérence fictive. Ce qui confère au récit une tournure itinérante, où les protagonistes, funambulesques, essaient de respirer à l'air libre, constamment aspirés par des conjonctures fortuites qui les dépassent, les entraînent dans des passages à vide. Démission d'une certaine jeunesse contrite face aux responsabilités qui leur incombent.

On a lu ce roman en évoquant, on ne sait trop pourquoi, des collages du peintre Henri Matisse, l'écrivaine laissant libre cours à des situations sans suite, ni sans fin, qu'elle orchestre du haut de sa plume talentueuse. Comme si elle voulait se délester d'un thème récurrent, celui de l'enlisement désenchanté quand on est trentenaire.


Saufs, Fannie Loiselle
Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2016, 288 pages

lundi 6 juin 2016

Te taper parce que je t'aime-t'aime *** 1/2

S. nous assure qu'en vieillissant, nous découvrons et innovons de moins en moins, nous nous vautrons dans les redondances ternies du passé. Les êtres, les paysages, les arts, les livres. Nous remettons en question nos préférences acquises au cours d'une existence, sans nous préoccuper de notre parcours évolutif et du temps qui a froissé ce que, plus jeunes, nous admirions ou aimions. Nous prenons plus de risques à tout redécouvrir qu'à découvrir ce qui en aurait valu la peine des décennies plus tôt. On commente le roman de Pierre Gariépy, Tam-Tam.

D'emblée, Valérie nous assaille. Témoigne de sa grave maladie génétique, la fibrose kystique, et de l'amour inconditionnel que lui porte son père. Pour que sa fille, tout juste quinze ans, puisse respirer, rejeter des sécrétions qui l'étouffent, il la tape, la « tam-tam » matin et soir. Une indéfectible relation affectueuse s'est instaurée entre eux. Le père craint que Valérie meurt, il s'avère son ultime bouée de sauvetage. La mère depuis longtemps a pris « les jambes à son cou », laissant son mari et leur fille se débrouiller seuls. En attente d'une greffe de poumons « presque neufs », la jeune fille ne se lasse pas des histoires que lui raconte son père, lieutenant-détective, la dernière non résolue étant celle de P'tit Pierre, ami-frère de l'enfance du père, parti chercher de la crème glacée alors qu'ensemble, désirant tâter de l'archéologie, ils creusaient des trous « sous tous les balcons du voisinage, en espérant trouver des momies, des ossements, des trésors. » Avant de relater cette fable, Valérie a reçu de nouveaux poumons, un cœur en prime, la transplantation s'est bien déroulée. Elle est prête à enquêter sur la mystérieuse disparition de P'tit Pierre.

L'histoire, le lecteur la connaîtra, courte et intense, commencement et fin comme il se doit, sauf qu'avec Pierre Gariépy, nous ne devons jamais opter pour la linéarité d'un récit. Bien que Valérie continuât à narrer, elle n'est plus de ce monde, elle surveille son père qui a fait une tentative de suicide, désespéré de la mort de son enfant, ne pouvant se résoudre à organiser un avenir qui ne serait plus que de la survie. C'est là où la fiction fait un détour inattendu, nous entraînant sur une piste fantastique, surnaturelle. Que Valérie observe du haut de son paradis, « drôle de mélange de tout et de rien », qu'elle partage agréablement avec Donatien, marquis bien connu... Une psychologue, Sabine Candide, intervient subitement dans l'existence contusionnée du père. C'est une Haïtienne, ardente, charnelle, « panthère noire » qui envoûtera son patient. Valérie mettra tout en œuvre pour revenir sur terre, recourant au vaudou, aux poupées plantées d'épingles, à toutes les astuces possibles pour que son père reprenne ses esprits. Elle ira même jusqu'à faire disparaître le chat de Sabine. Le duel mental entre la psychologue et la jeune morte-vivante est jubilatoire, le père-amant ne comprenant pas grand-chose aux intentions jalouses de sa compagne et de sa fille. Cela finira-t-il, Gariépy ne cessant de prendre le lecteur en otage, l'obligeant presque à entrer dans son jeu terrestre et céleste ? On le suit à la trace, comme on l'a fait dans ses précédents romans, ne doutant pas de la cohérence de son propos lorsqu'il met en branle des protagonistes surgis de son imaginaire excentrique.

Peu importe que cette histoire soit plausible ou qu'elle ait allure de conte irrationnel, aucune morale agaçante ne parcourt ces pages souvent dérangeantes. Nous percevons la tendresse d'un homme envers sa fille, celle-ci morte injustement à l'âge fragile de la puberté, ses agissements s'avérant encore enfantins lorsqu'elle dispute cet homme à une femme séduisante, ce qu'elle n'a pas eu le temps de devenir. Ce qui la trouble, la déchéance de son corps nidoreux quand elle devra abandonner son père à son amoureuse. À son chat qu'elle a recomposé, tels les morceaux éparpillés d'un puzzle.

Il faut beaucoup de talent, de pudeur et de sensibilité pour aborder un sujet aussi délicat et cruel, la maladie incurable d'une adolescente, la tourner en dérision tout en la nourrissant de sentiments humains, profondément ancrés dans la crainte angoissante d'un homme redoutant de ne plus pouvoir se consoler. Pour clore ce merveilleux récit parfois intemporel, nous dirions que Sabine Candide et Donatien, divin marquis, ont su réparer, sinon guérir, corps, cœurs et âmes, d'un père qui devait retrouver sa fille amoindrie pour mieux l'oublier dans des bras sensuels. D'une fille-zombie qui devait entrer dans une autre dimension, abandonnée à elle-même. Et puis, ses yeux à elle, qui ne voient plus rien, ne voient-ils pas Donatien qui s'impatiente ?


Tam-Tam, Pierre Gariépy
XYZ éditeur, Montréal, 2016, 98 pages

lundi 30 mai 2016

Des livres pour tuer la route *** 1/2

On consacre notre Journal Facebook aux œuvres littéraires, à nos publications. À la peinture, à quelques diversités culturelles. Plusieurs personnes marchent chaleureusement dans nos pas, ce qui nous réjouit. Cette note pour calmer d'éventuels indiscrets, bien qu'on laissât une porte à peine entrouverte, de crainte que la rage de ne pouvoir nous lire la fracasse sous le poids des invectives, ce qui, déjà, nous est arrivé. On parle du deuxième roman de Francine Brunet, Le Géant.

On ne connaissait pas la littérature de cette écrivaine, on le regrette un peu. On ne sait trop pourquoi son premier roman, Le Nain, nous a échappé. Ne pouvant tout lire, on a dû le mettre de côté pour le temps estival, croyant bien faire. Cette fois, on s'est attardée longuement sur son nouvel opus où elle traite de tragédies familiales. Un ton léger, jubilant, rythme le récit, invite le lecteur à sourire au cours de deux centaines de pages. Le géant se nomme Victor Scapa, six pieds sept pouces, divorcé de Madeline, père de leur fille Rosie puis de Babal, autre fille conçue avec Franie, sa nouvelle compagne, botaniste réputée. Trucker de son métier, Victor roule sur les routes d'Amérique du Nord. Insipides trajets pendant lesquels les kilomètres défilent, monotones. Pour remédier à l'ennui, il a créé un club de lecture qui permet à ses compagnons, truckers eux-mêmes, d'échanger des livres audio, enregistrés par une mystérieuse comédienne. Histoire qui pourrait être simple mais qui ne l'est pas. Chacun porte ses drames, son enfance et son adolescence, d'une amère manière. Madeline, mère possessive de Rosie, compagne d'une neurochirurgienne, astreint l'adolescente à partager ses fins de semaine entre elle et son père. L'adolescente se révolte, captive de péripéties que ses quatorze ans exigent. Elle a le génie des nombres qu'elle intègre à la philosophie, au grand dam de sa professeure. Elle vit avec son père, Franie et sa petite sœur Babal, qui, elle, a des particularités troublantes au point de devoir cesser de lire à voix haute devant l'enfant. Franie, à vingt ans, entamait une carrière de comédienne, s'est retrouvée sur le pont Mercier d'où sa mère s'est jetée ; elle entretient une énigme qu'elle dénouera après la mort de vieilles tantes jumelles, Ani et Mary Ottawa, des Atikamekw, artisanes de renom, mortes à une minute d'intervalle.

En parallèle, un policier dénommé Luciano Vidal, trucker improvisé, mène une enquête au sein de la communauté des hommes de la route, sur une affaire de pédophilie. Lui aussi a un passé brumeux, le rapprochant amicalement de Victor Scapa. Dans les truck stops, il échange des CD, faisant s'interroger ses compagnons. L'enquête aboutira, mais pas comme nous l'avions prévue. L'aventure étant remisée au second plan, le lecteur sera dirigé vers une piste où le cannabis et autres plantes, sirotés à doses prudentes, permettaient aux deux tantes, Ani et Mary, et à leurs amies, d'écouter des CD très particuliers. Un coffret en bois, confié à Franie, leur héritière, renferme de précieux ingrédients. L'anecdote est racontée avec drôlerie par une colocataire intime de la résidence à La Tuque, en Haute Mauricie, où séjournaient les deux sœurs durant l'hiver. Sortant de leur demeure, Franie rencontrera un vieil homme effarant, qui la ramènera mentalement sur le pont Mercier où sa mère s'est suicidée.

Histoire d'hommes et de femmes et aussi de couleurs. Franie, Rosie et Babal ne sont-elles pas désignées de la teinte de leurs yeux et de leur chevelure ? L'adolescente et la petite fille, inséparables, habitent un univers singulier qui inquiète leurs parents avant de les rassurer, des examens médicaux ayant prouvé que le monde n'est pas machinalement rationnel. Ni peut-être tout à fait peint en noir et blanc.

L'écrivaine a opté pour un style pétillant, agrémenté d'onomatopées enfantines, qui convient parfaitement à cette grande famille unie jusque dans des loufoqueries invraisemblables, qui ne le sont pas toujours. Nous savons peu des individus, ce qui se trame de marginal s'ajustant mal aux êtres pétris de convenances.

Moment de délicieuse lecture où la dérision adoucit les blessures anciennes, remet au jour des jeux interdits, rafraîchit des fruits défendus. On aime que le monde ne soit pas constamment uniforme, que de volcaniques événements le secouent de sa torpeur. N'est-ce point connu que plus le monde s'agite, plus il étouffe dans l'enfermement de ses offenses ? L'humour, que Francine Brunet utilise pour dédramatiser le cas expiatoire de chacun de ses protagonistes, s'avère efficace, irrésistible.


Le Géant, Francine Brunet
Éditions internationales Alain Stanké,
Montréal, 2016, 224 pages