lundi 23 mars 2015

D'art et de désamour ***

Parfois, on a affaire à des personnes qui reprochent à d'autres les sottises qu'elles-mêmes commettent ou profèrent. Récemment invitée dans une université, notre exposé l'autorisant, on posait la question suivante : " Faut-il imiter les autres pour devenir peu à peu soi-même ? "  On a fait réfléchir. On a terminé la lecture du roman de Lewis DeSoto, La couleur de l'absence.

Cœurs sensibles, ne vous abstenez surtout pas. Cette histoire de désamour entre un artiste peintre, Leo Millar, et une musicienne, Lorca Daubigny, que la vie a profondément griffés, vous séduira. Après avoir traversé de terribles épreuves, chacun survit sur une petite île de la côte normande. Lui a arrêté de peindre, elle, de composer. Il y a toujours un être, voire plusieurs, qui vient abattre nos convictions lugubres quand nous nous figurons que toute étincelle est éteinte en notre âme. Nous nous accordons une pause avant de repartir, nous ne savons trop où. C'est le cas de cet homme et de cette femme qui, écorchés d'insuffisances, remettant en question leur art, ont choisi ce bout de terre pour reprendre leur souffle. Au loin, l'océan gronde, des chiens se battent, un accident survient, leur première rencontre se présentera sous le signe de la fureur. Autour d'eux, les insulaires, empreints d'une bonté immense, un enfant muet, les réconcilient lentement avec un passé si lourd à délester qu'ils ne peuvent le dénouer seuls. Leo, Canadien de Vancouver, artiste peintre reconnu à Paris, a été marié, a eu un fils ; mère et fils sont morts tragiquement lors de vacances à Chypre. Lorca est une rescapée des camps de concentration, elle a épousé un professeur de musique de qui elle était l'élève. Avant d'en arriver à ces aveux refoulés, Leo, sollicité par le père Caron, accepte de restaurer un tableau de l'église du village. Lorca réapprend à jouer de la clarinette. Tous les deux piétinent dans les sentiers qu'ils ont tracés lorsqu'ils étaient jeunes, maîtres de leur bonheur et de leur art. À travers des sons et des couleurs, des formes qui, peu à peu, s'affirment, ils s'apprivoisent, se méfient toutefois l'un de l'autre, avant de s'abandonner à la nécessité de peindre et de composer. Tobias, jeune garçon devenu muet à la suite d'un traumatisme, les réunira autrement qu'à travers un sentiment ordinaire, celui de l'amour quotidien. Leo et Lorca devront assouvir leur désir charnel pour se rendre compte qu'une trop profonde souffrance ne peut que détruire et non réconcilier. L'enfant aura fait son possible. Grâce à la générosité de Leo, il se défendra contre un avenir improbable. N'est-il pas l'enfant de l'île, appartenant à chacun ? N'a-t-il pas conçu une alchimie entre la peinture et la musique ? Ne représente-t-il pas l'accomplissement artistique d'un homme et d'une femme qui ne vivront plus que pour leur art ?

Dans ce roman, étrangement idyllique, les personnages épris d'absolu, fascinent avant de se montrer en chair et en os. Des êtres humains, témoignant de leurs forces, de leurs faiblesses, se débattant avec leurs démons intérieurs, rebelles à l'encombrement d'un présent qui lutte en vain contre un passé difficile à anéantir. Nous avons l'impression, malgré la vie qui agite l'île, qu'un certain statisme s'établit entre les êtres, les sensations, les émotions, les sentiments se nourrissant d'une vitalité impuissante. Les marées ouvrent, referment leurs frontières, comme pour mieux préserver le lecteur du monde extérieur, monde qui blesse et tue. Leo ne considère-t-il pas l'île comme la destination finale ? Regard limité qu'il détournera quand Lorca partira vers sa destinée. Si les illusions d'un amour possible entre lui et Lorca ne le soulèvent plus au-delà de sa souffrance, il lui restera l'amour de l'amour, certitude qui le fera demeurer sur l'île, partagé qu'il sera entre l'enfant et son art lentement reconquis. Une œuvre picturale qu'il a créée le convaincra que Lorca lui a fait don du meilleur de lui-même. Il se reconstruira.

Roman de la tendresse, des interrogations. Des ruptures, des réconciliations. Il faut être à la fois musicien et artiste peintre pour mieux saisir ce qui unit puis sépare deux êtres qui, au fond d'eux-mêmes, n'étaient pas faits l'un pour l'autre mais destinés à un monde où l'art se conjugue à la passion d'aimer. À l'amour de tout. L'égocentrisme propre à l'artiste, le pardon, la rédemption se confondent. À partir de cette épiphanie inespérée, la vie peut reprendre son cours impétueux, il sera toujours temps d'en rogner les contours, d'en éviter les tessons. La vie n'est-elle pas paysage tourmenté, avec ou sans témoins ?

La traduction de l'anglais, signée Sophie Cardinal-Corriveau, contient les éléments émotifs que nous attendons d'un tel sujet éternel, l'amour insoluble, la douleur de la perte.


La couleur de l'absence, Lewis DeSoto
Traduit de l'anglais par Sophie Cardinal-Corriveau
XYZ éditeur, Montréal, 2014, 323 pages