lundi 22 novembre 2021

L'union heureuse du mot et de l'image *** 1/2

 


Publier un tableau s'avère une enchère imprévisible. On ne choisit rien au hasard, mais selon les humeurs du moment, des circonstances qui se prêtent à une image plutôt qu'à une autre. Bien souvent, les saisons ont leur mot à dire, on ne peut les soustraire à nos préférences du jour. L'étonnement nous déconcerte quand notre choix tombe à côté de nos prédictions. On a lu les nouvelles d'Emmanuel Bouchard, On s'est promis de chercher ailleurs.

On connait la sensibilité extrême de cet écrivain, dont il enrichit ses recueils de nouvelles. On les a toujours appréciées, notre blogue se faisant le témoin averti d'hommes et de femmes que l'auteur dirige, aux prises avec une existence problématique, parfois sans issue. Réflexions interrogatives résumées en quelques pages, ne résolvant rien ou si peu. Comme quoi il n'est pas toujours nécessaire d'en rajouter pour creuser la souffrance humaine. Cette fois, dans son dernier recueil, le nouvelliste nous a réservé une très alléchante approche. Il a combiné ses récits aux céramiques de sa sœur, sculptrice, Myriam Bouchard. Riche idée qui fait de cet amalgame un heureux mariage entre le mot et l'image. Et ce qui fascine, c'est la question qui se pose : qui a suivi l'autre, les textes du frère portant en eux l'énergie de l'iconographie de la sœur. La nouvelle qui ouvre le recueil nous met face à la rancœur d'une femme pour son conjoint, celui-ci se nourrissant d'une hargne tyrannique qu'il exerce sur elle jusqu'à la morbidité. Le vase qu'elle a récupéré dans l'atelier où elle travaille lui servira d'arme du crime. C'est la pire combinaison qui soudera la chair flasque et le grès rugueux, au point qu'après avoir accompli son œuvre destructrice, le vase deviendra lisse. Règlement de compte d'une existence ratée, fort inusité. La plupart de ces fictions se prêtent à plusieurs interprétations, rares sont les fables autant claires que celle citée précédemment. Ce qui nous amène à la nouvelle Résonance. Dans une tour à bureaux, un inconnu est parvenu à se faufiler jusqu'au centre de la place où se tient une immense sculpture. Du haut des étages les employés l'ont aperçu, qui font appel à la sécurité. L'homme semble dément ou fasciné par la « masse bigarrée, ouverte en son centre comme un volcan. » Dans cette béance, l'homme plonge la tête, pousse des plaintes, des cris, des onomatopées puis, le gardien de sécurité s'approchant, pose une main rassurante sur son épaule. Désir de faire corps avec l'objet, que personne ne peut définir. D'où le besoin de se confondre à ce qu'il représente, une masse informe dans laquelle la matière charnelle et minérale s'absorbe. 

On dirait que les sculptures influencent le comportement des protagonistes, aimantés vers elles à un moment effaré de leur existence, ouverts les uns et les autres à des failles insoupçonnées. Comme Andréanne qui, lors d'un voyage en Espagne avec son mari, lui avoue dans l'atelier d'une céramiste, qu'elle veut un enfant. Étrange résonance qui causera bien des surprises, les trois sculptures expédiées par l'artiste à leur domicile québécois. Leurre ascendant dont Andréanne et son mari sont victimes, chacun se demandant ce qu'ils ont fait de leur vie. La matière minérale aurait-elle plus de force vitale que la chair périssable ? Même brisée la céramique réagit alors que la chair se meurt. De longues mesures presque silencieuses creusent leur vulnérabilité sur le destin de deux hommes qui vivent depuis longtemps ensemble. L'un est compositeur, mais depuis quelques mois, son cerveau s'est vidé d'une inspiration intense qui atteindra son paroxysme lors d'une soirée chez des amis. Il est des éclatements qui se manifestent irréparables, tel le vase de grès accompagnant le récit. Entaillé sur ses côtés, ébréché sur ses bords, au risque de s'y empaler. Ce qui arrive au compositeur soudainement aride, empalé sur ses silences créatifs. Les nouvelles jointes aux sculptures tremblent sur leurs propres bases. Fêlures, ébranlements, brisures, sonnent une fin en soi, la céramique témoignant de la fragilité vulnérable de l'être humain.

En parallèle comme pour se rebiffer, refuser l'échec ou la dépendance à cet état d'appartenance, un narrateur intervient fermement, se faisant le subordonné de sa sœur pour transporter ses œuvres loin du froid, du gel, qui s'en viennent. Ainsi, il nous fait part de son parcours d'une voix fortement appuyée, se mettant au diapason des artefacts qui ont joué un rôle déterminant sur les êtres de chair modelés par l'écrivain. Gestes des mains qui composent, qui manipulent l'argile. Nécessité de se montrer audacieux, le narrateur voulant prendre le contrepied des êtres de papier qu'il a créés, les guidant à peine dans leur désarroi. Tel Benjamin, céramiste qui s'est fait sévèrement jugé par un critique acerbe, un pair ambitieux détesté par les artistes, qui s'intitule critique d'art. Benjamin modèle un « grand bol » pendant que le censeur va et vient dans la salle où travaille le sculpteur. Il nous fait part des sensations qu'il éprouve, son amertume se transformant en colère au point de frapper l'argile jusqu'à ce que le matériau éclate et s'émiette. Sentiment d'échec que l'écrivain utilise pour intensifier sa responsabilité pour l'œuvre sororale. Complice admirateur, il n'hésite pas à devenir personnage avec ses mystères, ses allusions, sa force narrative, ses manières de contempler un triangle de céramique rejeté par le fleuve. Courant d'où jamais l'artiste ne se dissout, s'inventant lui-même sa propre histoire. 

Dans une résidence luxueuse une vieille femme se suicide de crainte de devenir folle, se souvient sa fille en recollant les morceaux d'une porcelaine. Une autre, plus jeune, a offert à son amoureux une sculpture pour son anniversaire. Palpitante fiction qui nous fait pénétrer dans la sensualité exacerbée du narrateur, l'objet s'avérant un grand poisson, une barque, où pulse le désir de l'amant pour sa compagne. Peut-être est-ce pour révéler le voyage subit à Paris, au sud, dans une maison où « tout est en bois, à l'intérieur comme à l'extérieur. » Retour symbolique, presque imaginaire, dans la demeure pour y entreposer les œuvres confiées au narrateur. Maison collective où les céramiques des artistes du village voisinent celles de la sculptrice. Si l'artiste déploie un désir d'unité et de cohérence, il en est de même pour l'écrivain dont la force d'écriture se mêle à l'iconographie tant admirée, célébrée, exaltée, de toute la tendresse fraternelle. Nous-même, on ne peut que recommander ce magnifique recueil où les images et les mots communient en un ultime cheminement vers l'ailleurs que l'écrivain et la céramiste se sont promis...

On ne pourrait fermer ce livre sans féliciter le photographe, Guy Couture, du travail remarquable qu'il a réalisé en mettant en lumière les céramiques de l'artiste Myriam Bouchard.


On s'est promis de chercher ailleurs, Emmanuel Bouchard

Les Éditions Hamac, Montréal, 2021, 152 pages



lundi 15 novembre 2021

Incendier le passé pour qu'il renaisse de ses cendres ****


Pluie, soleil. Ciel terne qui incite à la mélancolie d'une saison sur le point de se terminer, une autre, plus sinistre, de prendre la relève. On a l'impression que ces retours imperturbables des éléments terrestres nous tiennent par le bout du nez, gouvernent nos humeurs un tantinet maussades quand une grande main céleste invisible recouvre le bleu du ciel d'une ribambelle de nuages annonciateurs de la morte-saison. On commente le roman de Claude La Charité, Autopsie de Charles Amand.

Après avoir lu ce livre, à petites doses, savourant les citations qui nous ouvrent d'étranges portes sur le décès d'un mystérieux personnage, que de questions se posent. Questions à peine discernables, comme si on était restée à l'intérieur de la fable. On a remonté le cours du temps dans un pays qui n'était pas le nôtre, ignorant le remue-ménage, parfois chuchoté, de douteuses manifestations altérées. Cela se passe en 183-, une nuit caniculaire du mois d'août, à Saint-Jean-Port-Joli. Un homme a été la proie des flammes lorsqu'un incendie s'est déclaré dans sa « misérable cabane ». Sera retrouvé son corps momifié par la chaleur. Incident banal si cet homme n'était pas le protagoniste du premier roman canadien-français, L'influence d'un livre, signé Philippe Aubert de Gaspé fils, publié en 1837. Pour notre grand plaisir de lectrice, l'écrivain et professeur universitaire Claude La Charité a cru bon d'en écrire une suite pour signifier, avec raison, combien le Québec était alors inspiré diaboliquement : sorcières, loups-garous, fictions litigieuses, appuyant nos dires. Il existait bien une littérature canadienne-française au XIXe siècle qu'aujourd'hui le Québec se réapproprie, la considérant comme son bien culturel. Piégée dans un imbroglio de suppositions, la mort de Charles Amant ne figure-t-elle pas aux sources même d'une fabuleuse énigme ? Est-il vraiment mort dans l'incendie, ou bien est-ce un meurtre, une mort surnaturelle, la victime ayant été alchimiste ? Sa femme étant décédée, sa fille mariée, il vivait seul. Avec ses amis les livres. Homme original, énigmatique, il n'en fallait pas plus, ni moindre, pour qu'une enquête soit ouverte. C'est M. T. L. B.*** désigné par le magistrat de Québec qui devra démêler cet écheveau truffé de superstitions sataniques. Le transport du corps de la victime dans la salle de dissection, à Québec, est d'une ironie drolatique qui allège la gravité morbide de l'entreprise, telle une entrée en matière, annonciatrice de faits improbables. L'enquêteur doit visiter Amélie, fille de Charles Amand, pour l'informer de la mort de son père. Il apprendra que pour obtenir la fille, son mari, médecin, avait offert au père une pile de livres dont le contenu sera dévoilé au fur et à mesure de l'enquête, révélant les goûts littéraires peu orthodoxes de Charles Amand. De la bouche du mari d'Amélie, M. T. L. B.*** apprendra aussi que Charles Amand était l'homme d'un seul livre, Le petit Albert, ouvrage de recettes infernales, qu'il butinait en pratiquant des rituels conjuratoires avec un volatile. Jusqu'à vouloir transmuer de vils métaux en argent, alchimie équivoque que seul un paysan mercantile soutient, ce que n'était point Charles Amand, l'argent ne l'intéressant que si nécessaire.

Dans ce conte jubilatoire, qui se perçoit tel un sujet de lecture contemporaine, chaque chapitre nous emporte avec M. T. L. B.*** faire la connaissance de curieux personnages, hommes et femmes, qui se sont entretenus avec le défunt, les livres gardant leur ambigüité, s'ouvrant se refermant sur bien des questions effleurées, rarement révélées, de crainte de se faire passer pour un impie. Ce que dissimule l'enquêteur, son impiété. Interrogations demeurant en l'état larvaire, les conditions de l'Église d'alors s'avérant redoutables. Que de clins d'œil ostentatoires, que de glissements langagiers alimentent les occupations de Charles Amand, jugées extravagantes, en même temps que des forces moins occultes, plus pragmatiques, régissent ses sibyllines croyances. Un meurtrier n'encombre-t-il pas déjà la route de l'enquêteur, jusqu'à le confondre ? De personnages pittoresques en personnages rationnels, on suit l'enquête de M. T. L. B.***, celle-ci, en apparence, menant à peu, mais sous ce peu, semblable au vide que la nature réfute, on pénètre dans le microcosme d'une société exacerbée, les contraintes de l'Église attisant les désirs inassouvis des humains, soit une malsaine curiosité. Ces derniers éprouvant la nécessité d'un être supérieur qui se pavane au-dessus de leur tête, comment ne pas faire intervenir le diable en personne ?  Si le corps de Charles Amant sera disséqué au plus profond de ses os cendreux, sa personnalité trouble le sera davantage, ceux et celles qui l'avaient connu lui octroyant des vertus discutables, des lâchetés inconcevables, la foule étant propice à tirer de hâtives conclusions téméraires. D'ailleurs, M. T. L. B.*** qui devra rendre compte de son enquête au magistrat et aux habitants de Québec, ne pourra qu'admettre son impuissance face au manque de preuves attestant un meurtre naturel ou surnaturel, le curé, lui, en faisant une affaire de croyance. S'entremêlent dans ce livre surprenant, qu'on a lu avec délectation, tel un conte fantasmagorique, plusieurs visages et silhouettes frelatés, pourrait-on dire, le diable se présentant parfois sous la forme d'un témoin handicapé. Celui-ci démontrant la capacité des hommes à dénoncer ce qui n'existe pas. L'imagination humaine serait-elle œuvre du diable ?

Roman à clefs, et elles sont nombreuses, énumérées généreusement par l'écrivain, qui théorise savamment sur ce que fut la vie colonisée au Québec à une époque charnière de son histoire — les Patriotes sont en scène, filigranés —, la révolte s'amplifie dans les têtes fatiguées, outragées par un État qui, interminablement, se fait le complice d'une Église rétrograde. S'insèrent parmi ces avatars d'ordre patriotique et dogmatique, la condamnation de Philippe Aubert de Gaspé père pour malhonnêteté étatique, le décès prématuré du fils, victime d'alcoolisme. C'est avec une véridique passion pour la culture universelle, dans ce cas particulier québécoise, que Claude La Charité remet les pendules du temps révolu à l'heure juste. Son érudition fait mouche, son audace à écrire la suite d'un ouvrage manifeste ne se limitant pas à nous séduire mais à nous instruire d'une manière absolument convaincante et ludique. Il y avait tant à exprimer des contradictions de cet homme allégorique, servant de tremplin à la littérature québécoise moderne. La psychologie nécessaire à l'enseignement déteint sur les affirmations clairvoyantes de l'écrivain, qui use de l'habileté indulgente d'un professeur s'adressant à des étudiants récalcitrants. Si le roman se révèle une source de renseignements désignés sous le terme de clefs, qu'on a clenchées après avoir savouré les déboires de feu Charles Amand, l'apport de ces clefs n'est pas qu'un atout délibérément glosé mais une continuation de ce roman intelligent. On a refermé le livre avec l'impression de nous être divertie sans jamais nous lasser d'un jeu subtil de lecture, nous initiant à la bénéfique magie d'une érudition qu'on ne possède pas. On ne peut que remercier Claude La Charité de s'être fait le chantre élogieux de la sorcellerie au XIXe siècle au Canada français, de laquelle on ignorait le moindre clin d'œil connivent, révérencieux...


Autopsie de Charles Amand, Claude La Charité

Les Éditions de l'instant même, Longueuil, 2021, 164 pages

 

lundi 8 novembre 2021

Une amitié où les fleurs et la mort se côtoient *** 1/2


D. nous dit qu'à son âge, l'avenir ne compte plus. Chaque jour se conjugue au temps présent, trop rapidement. Le souffle est court, le corps tremblant, les jambes sont lourdes. On l'écoute sans répliquer, on a l'habitude de ses divagations à deux heures du matin. Heure fragile autant qu'elle, qui vacille au rythme de son corps que contredisent les pulsions effervescentes de son existence. On a lu le roman de Danielle Trussart, Tuer le temps. 

Romans de tête, romans de cœur. Il nous arrive parfois de les classer dans cet ordre, réalisant que ces dernières semaines, les livres à connotation intellectuelle nous ont offert de surprenants récits où le cœur s'investissait en deçà de la tête. Récits cérébraux qu'on ne dédaigne pas, bien souvent interprétés dans l'intimité imaginaire de l'écrivain-e. On a donc éprouvé un grand bien-être en parcourant l'histoire de Claire, concoctée intelligemment par une auteure qu'on lisait pour la première fois. Peu habituée à savourer autant de sentiments découlant d'une profonde amitié, on s'est laissé aller à la complicité entre deux femmes qui profitaient du répit de la maladie de l'une pour sortir l'autre de ses personnages élaborés dans son chez-elle, à Montréal. L'histoire est bellement humaine, ce qui n'est pas toujours facile : parvenir à ce degré de détachement de soi pour se consacrer à ses semblables. Une femme retraitée, Claire, autrefois psychologue, atteinte d'un cancer généralisé, demande à son amie d'adolescence, Marianne, de passer son dernier été avec elle dans sa demeure familiale, près de Charlevoix. Marianne, qui écrit un roman, est peu tentée de perturber ses personnages, et elle-même, en séjournant à la campagne. Mais par amitié pour Claire, elle cédera à ses instances de malade condamnée. Ce qui nous vaut un séjour nostalgique dans « l'immensité du dehors » en compagnie de ces deux femmes, renouant avec deux amis de Claire. Fernand et Jacinthe. En filigrane se tient Simone, le grand amour de Fernand, qu'il a laissé s'échapper durant sa jeunesse, répondant à son attirance irrépressible vers d'autres espaces. Ces acteurs seront dépeints avec beaucoup de poésie par Marianne, à travers le regard compassé et sensible de l'écrivaine, Danielle Trussart. Dans ce parcours humain se profile la mère de Marianne de qui elle évoque la jeunesse altérée,  sa maladie et sa mort. Claire s'est liée avec des êtres marginaux comme pour se retrouver en elle-même, miroirs exubérants que soupçonne Marianne quand Fernand et Jacinthe évoquent des réminiscences qui ont trait à leur passé d'homme et de femme amochés par la vie. Autour de ces âmes blessées, s'épanouit la nature, bienveillante, où les fleurs symbolisent des moments de grâce, des moments où la vie ne tient plus qu'à un fil. La maladie flétrit lentement le corps épuisé de Claire, sur la table se fane un gros bouquet de fleurs sauvages. Les pétales, un à un, tombent, ramassés par Marianne, jetés dans la première neige, avant de fermer la porte de la grande maison. De retourner chez elle, le cœur lourd d'un deuil...

Tuer le temps est une manière de le prendre pour regarder autour de soi. Entrer dans l'intimité d'individus que nous connaissons peu. Marianne négligera son roman, trop occupée à relater les souvenirs qui l'assaillent à propos de son adolescence partagée avec Claire. À l'école, celle-ci, éprise de liberté, disait étouffer dans le paysage champêtre que limitait la cour de récréation, contrairement à Marianne qui se sentait à l'aise dans le repère des murs citadins. Marianne, indulgente, opposée à la personnalité turbulente de Claire, celle-ci révoltée contre les jours qui lui restent à vivre. Des petits riens la rassérènent : ouvrir une boite empilée de photos sur lesquelles elle se penche, se souvenant ou inventant ce que furent ces instants privilégiés. Ainsi, elle voyage du passé au présent, et inversement, appréciant la retenue de Marianne qui, ayant parfois besoin de se distancier, se retire dans sa chambre ou rejoint Jacinthe dans un « vieux chalet rafistolé que camouflait une haie échevelée et haute [ ... ] » Poétique façon de donner le ton à une femme que l'existence a malmenée, décrivant ses heurts avec les humains mais aussi la réconciliation avec la présence occasionnelle de petites bêtes sauvages, la cueillette d'une écorce, d'un caillou. Si on s'attarde sur ces détails c'est qu'ils nous valent des pages intenses d'une apparente simplicité, comme pour conjurer le mal invisible qui dévore le corps de Claire. Se repaitre d'un lieu presque intemporel, feutré, nécessaire à Marianne pour mieux affronter les questions désespérées de Claire que la maladie ronge. Même les allées et venues des oiseaux dont elle recherche la terminologie, s'avèrent une manière de conquérir un morceau du monde, d'agrandir son domaine sans effusion de sang, sous le regard attendri de Marianne qui l'observe se laisser prendre à son jeu.

Roman des révélations pudiques, des gestes affirmés de la part de Marianne, qui vagabonde entre les êtres et la nature. De l'immobilité de Claire qui, elle, voyage dans le passé à coups effrénés de la mémoire momentanément infaillible. Mais surviendra un drame qui fera éclater ce semblant d'ordre paisible, affaiblissant les uns, affranchissant les autres, la solitude ayant le goût âpre de l'abandon. Carl, le compagnon de Claire, qui lui rend visite chaque fin de semaine, la ramènera dans un hôpital montréalais, sa souffrance exigeant des soins appropriés. Marianne attendra patiemment le verdict fatal pendant que le bouquet de fleurs sauvages se fane. Fiction émouvante, transpirant de tendresse, subtilement architecturée, capturant le souvenir d'une mère disparue, sans cesse abordée. Récit qui nous fait penser à un volcan subitement éveillé dont la lave coule dans une vallée florissante, ici, de larmes. Il n'y aura plus qu'à fermer la porte, emportant avec soi les plus précieuses de nos attentes, de nos humbles richesses acquises durant une saison où s'entremêlent l'or des humains contenu en eux et de tous les paysages, intérieurs, extérieurs. Dernier geste touchant de Marianne, cette porte qu'elle clôt en partant, que soulignent quelques mots endeuillés mais aussi un retour possible vers la ville, là où se conjuguent, silencieux, le chagrin et la sérénité.


Tuer le temps, Danielle Trussart

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 150 pages

lundi 1 novembre 2021

Quand la rigueur éducative sème le désarroi *** 1/2


Avoir suffisamment de lucidité pour se rendre compte qu'à un moment de notre existence, on n'a plus de temps à perdre avec la superficialité des gens et des choses. Ne pas se prendre au sérieux mais ne pas s'ennuyer avec les autres, nos semblables. Ce qui nous est arrivé il y a quelques jours, cette impression de perdre nos heures de labeur et de loisirs avec une personne à l'humour futile. On a pris la fuite. On a  lu le roman de Sylvain Larose, Débandé.

Il y a des romans desquels on ignore le décor ambiant, qu'il faut lire et relire au premier degré, sans se poser trop de questions, ne pas chercher à savoir pour quelles raisons un narrateur se comporte à rebrousse-poil, et nous déconcerte. Ce qu'on a ressenti en lisant le parcours d'Éric, professeur d'histoire, rétrograde, vindicatif, vaniteux, qui résiste à tout modernisme pédagogique. Enseignant aux principes draconiens des années cinquante, il morigène ouvertement des professeurs progressistes, des réformateurs qui essaient de se mettre au niveau adolescent de leurs élèves alors que lui, Éric, les traite durement, les bafoue, les humilie. Il fut une époque où cette manière de faire était probante, confortée par le silence assourdissant des élèves, contraints au pouvoir inassouvi des éducateurs. Dans notre société dite moderne, en son temps toute société a été moderne, il n'est pas toujours simple d'épouser des convictions qui n'ont jamais été abordées d'une façon constructive, ni n'ont effleuré des cerveaux rétrécis, des esprits aplatis, par moult années de raisonnement répétitif. Éric est de ceux-là, de ces enseignants qui rejettent une lente évolution. Ils jaugent et jugent les garçons et les filles qu'ils ont sous leur gouverne, évitent de se pencher sur leur instabilité émotive. Éric paiera cher cette attitude réactionnelle quand une étudiante aura le courage de heurter sa rigueur d'un autre siècle. D'un homme qui ne vit que pour une époque révolue où enseigner s'avérait une rigoureuse discipline. 

À quelques années de sa retraite, il tient toujours le haut du pavé scolaire, se mettant à dos la majorité de ses collègues, de ses étudiants. Il survit avec la nostalgie d'une éducation ultraconservatrice, son ancienne « gang » ayant eu la sagesse de retraiter, réfractaire aux effets bénéfiques d'une réforme éducative. Cette gang « qui faisait la pluie et le beau temps dans cette école. » Il s'est lié d'une amitié superficielle avec des professeurs plus jeunes, essayant de les rallier à sa cause désespérée, car il y a du désespoir dans son comportement houleux, à son humour caustique. Il aborde la rentrée avec hargne, se référant toujours au passé, usant d'une force ostentatoire, se livrant à d'incessantes bravades qu'il dirige comme un régiment incontrôlable. Enseigner est devenu pour lui un plan de bataille, un combat, « sans autre leader que lui, un chef incontestable. » Chaque chapitre nous le montre dans des situations tendues qu'il crée en se rebiffant injustement contre quelque professeur qu'il traite de gauchiste, soit extrémiste, contre ses classes, contre ses supérieurs. Tout y passe dans ce maelström perdu d'avance : les cours de sexologie, le renfort d'un stagiaire, la prof anarchiste, la corvée des corrections, le camp de vacances... Il ne se plait que dans la controverse, remettant sans cesse en question les droits civiques des élèves. Sa hantise, c'est la discipline, mater les jeunes, leur inculquer une obéissance insidieuse, qui nous rappelle la soumission peureuse, craintive, qu'exerçaient des enseignants infatués, imbus d'un pouvoir intransigeant. L'écrivain dépeint son protagoniste dans des situations grotesques dont il a peu conscience, persuadé de s'en sortir à merveille, de vaincre les audaces innocentes de ses élèves. 

On a omis de mentionner que ce récit provocateur, au goût acide, se déroulait dans une polyvalente de Montréal, tout changement étant sujet à discussion qu'Éric compare à de petites victoires, personne ne lui tenant vraiment tête. Son entêtement lui fait accomplir des actions inconsidérées, obligeant la directrice à se dresser contre lui, ses élèves condamnés qu'ils sont à ses manières dictatoriales. Cela ne durera pas, cela sera révélé par le père d'un garçon qu'Éric a insulté précédemment. Par une mère qui a des accointances influentes dans l'école. Par une fille qui l'aura combattu durant l'année scolaire. Il ne s'en remettra pas, l'obligeant à changer hâtivement son fusil d'épaule, la subite pandémie nécessitant une manière technologique d'enseigner...

Roman qui nous a fait sourire, jaune. Dans cette satire, si on a apprécié l'humour grinçant, imaginatif de Sylvain Larose, on n'a pas reconnu l'époque où soi-même on était une étudiante qui devait obéissance et respect à ses professeurs. Il se pourrait qu'ailleurs, puisqu'on est d'ailleurs, l'enseignement laïque différait de celui du Québec. Ce livre nous en a appris de belles sur un professeur récalcitrant, aveuglé par ses années d'expérience, qu'il ne cesse d'évoquer chaque fois qu'il est déstabilisé, menacé. Fiction qui nous a instruite sur la mentalité qui régnait dans certains collèges, lieux préuniversitaires, mis à mal par des êtres qui s'accrochaient insolemment à ce qu'ils furent en des temps colonisés, aujourd'hui presque immémoriaux. Hommes néfastes qui excluent l'harmonie pouvant exister entre l'apprenti inculte et le maître qui essaime son savoir infus. Quoi de plus fragile et malléable qu'un adolescent qui désire nourrir son cerveau, vierge de tout endoctrinement, mais insoumis lorsqu'il s'agit d'ingurgiter des matières parfois obsolètes ? L'adolescence n'est-elle pas le terrain propice aux transformations sociétales, imprégnée de rebellions explosives, constructives ? On le sait, le but de la jeunesse c'est de changer le monde, parfois elle y parvient. Le temps éphémère de l'enseignement juvénile s'avère déterminant, sans que des professeurs rétifs au progrès réformateur en rajoutent, se noyant dans le miroir terni de leur enseignement de jadis, n'ayant plus cours à l'ère de l'informatique. Ce qu'apprendra Éric quand il devra enseigner à distance mais qui ne changera nullement ses convictions erronées, une élève se faisant la justicière impitoyable de sa faille essentielle, une arrogante discipline qui le dessert, ne l'autorise plus à diffuser son savoir, redite ennuyeuse depuis des années...


Débandé, Sylvain Larose

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 192 pages