lundi 22 novembre 2021

L'union heureuse du mot et de l'image *** 1/2

 


Publier un tableau s'avère une enchère imprévisible. On ne choisit rien au hasard, mais selon les humeurs du moment, des circonstances qui se prêtent à une image plutôt qu'à une autre. Bien souvent, les saisons ont leur mot à dire, on ne peut les soustraire à nos préférences du jour. L'étonnement nous déconcerte quand notre choix tombe à côté de nos prédictions. On a lu les nouvelles d'Emmanuel Bouchard, On s'est promis de chercher ailleurs.

On connait la sensibilité extrême de cet écrivain, dont il enrichit ses recueils de nouvelles. On les a toujours appréciées, notre blogue se faisant le témoin averti d'hommes et de femmes que l'auteur dirige, aux prises avec une existence problématique, parfois sans issue. Réflexions interrogatives résumées en quelques pages, ne résolvant rien ou si peu. Comme quoi il n'est pas toujours nécessaire d'en rajouter pour creuser la souffrance humaine. Cette fois, dans son dernier recueil, le nouvelliste nous a réservé une très alléchante approche. Il a combiné ses récits aux céramiques de sa sœur, sculptrice, Myriam Bouchard. Riche idée qui fait de cet amalgame un heureux mariage entre le mot et l'image. Et ce qui fascine, c'est la question qui se pose : qui a suivi l'autre, les textes du frère portant en eux l'énergie de l'iconographie de la sœur. La nouvelle qui ouvre le recueil nous met face à la rancœur d'une femme pour son conjoint, celui-ci se nourrissant d'une hargne tyrannique qu'il exerce sur elle jusqu'à la morbidité. Le vase qu'elle a récupéré dans l'atelier où elle travaille lui servira d'arme du crime. C'est la pire combinaison qui soudera la chair flasque et le grès rugueux, au point qu'après avoir accompli son œuvre destructrice, le vase deviendra lisse. Règlement de compte d'une existence ratée, fort inusité. La plupart de ces fictions se prêtent à plusieurs interprétations, rares sont les fables autant claires que celle citée précédemment. Ce qui nous amène à la nouvelle Résonance. Dans une tour à bureaux, un inconnu est parvenu à se faufiler jusqu'au centre de la place où se tient une immense sculpture. Du haut des étages les employés l'ont aperçu, qui font appel à la sécurité. L'homme semble dément ou fasciné par la « masse bigarrée, ouverte en son centre comme un volcan. » Dans cette béance, l'homme plonge la tête, pousse des plaintes, des cris, des onomatopées puis, le gardien de sécurité s'approchant, pose une main rassurante sur son épaule. Désir de faire corps avec l'objet, que personne ne peut définir. D'où le besoin de se confondre à ce qu'il représente, une masse informe dans laquelle la matière charnelle et minérale s'absorbe. 

On dirait que les sculptures influencent le comportement des protagonistes, aimantés vers elles à un moment effaré de leur existence, ouverts les uns et les autres à des failles insoupçonnées. Comme Andréanne qui, lors d'un voyage en Espagne avec son mari, lui avoue dans l'atelier d'une céramiste, qu'elle veut un enfant. Étrange résonance qui causera bien des surprises, les trois sculptures expédiées par l'artiste à leur domicile québécois. Leurre ascendant dont Andréanne et son mari sont victimes, chacun se demandant ce qu'ils ont fait de leur vie. La matière minérale aurait-elle plus de force vitale que la chair périssable ? Même brisée la céramique réagit alors que la chair se meurt. De longues mesures presque silencieuses creusent leur vulnérabilité sur le destin de deux hommes qui vivent depuis longtemps ensemble. L'un est compositeur, mais depuis quelques mois, son cerveau s'est vidé d'une inspiration intense qui atteindra son paroxysme lors d'une soirée chez des amis. Il est des éclatements qui se manifestent irréparables, tel le vase de grès accompagnant le récit. Entaillé sur ses côtés, ébréché sur ses bords, au risque de s'y empaler. Ce qui arrive au compositeur soudainement aride, empalé sur ses silences créatifs. Les nouvelles jointes aux sculptures tremblent sur leurs propres bases. Fêlures, ébranlements, brisures, sonnent une fin en soi, la céramique témoignant de la fragilité vulnérable de l'être humain.

En parallèle comme pour se rebiffer, refuser l'échec ou la dépendance à cet état d'appartenance, un narrateur intervient fermement, se faisant le subordonné de sa sœur pour transporter ses œuvres loin du froid, du gel, qui s'en viennent. Ainsi, il nous fait part de son parcours d'une voix fortement appuyée, se mettant au diapason des artefacts qui ont joué un rôle déterminant sur les êtres de chair modelés par l'écrivain. Gestes des mains qui composent, qui manipulent l'argile. Nécessité de se montrer audacieux, le narrateur voulant prendre le contrepied des êtres de papier qu'il a créés, les guidant à peine dans leur désarroi. Tel Benjamin, céramiste qui s'est fait sévèrement jugé par un critique acerbe, un pair ambitieux détesté par les artistes, qui s'intitule critique d'art. Benjamin modèle un « grand bol » pendant que le censeur va et vient dans la salle où travaille le sculpteur. Il nous fait part des sensations qu'il éprouve, son amertume se transformant en colère au point de frapper l'argile jusqu'à ce que le matériau éclate et s'émiette. Sentiment d'échec que l'écrivain utilise pour intensifier sa responsabilité pour l'œuvre sororale. Complice admirateur, il n'hésite pas à devenir personnage avec ses mystères, ses allusions, sa force narrative, ses manières de contempler un triangle de céramique rejeté par le fleuve. Courant d'où jamais l'artiste ne se dissout, s'inventant lui-même sa propre histoire. 

Dans une résidence luxueuse une vieille femme se suicide de crainte de devenir folle, se souvient sa fille en recollant les morceaux d'une porcelaine. Une autre, plus jeune, a offert à son amoureux une sculpture pour son anniversaire. Palpitante fiction qui nous fait pénétrer dans la sensualité exacerbée du narrateur, l'objet s'avérant un grand poisson, une barque, où pulse le désir de l'amant pour sa compagne. Peut-être est-ce pour révéler le voyage subit à Paris, au sud, dans une maison où « tout est en bois, à l'intérieur comme à l'extérieur. » Retour symbolique, presque imaginaire, dans la demeure pour y entreposer les œuvres confiées au narrateur. Maison collective où les céramiques des artistes du village voisinent celles de la sculptrice. Si l'artiste déploie un désir d'unité et de cohérence, il en est de même pour l'écrivain dont la force d'écriture se mêle à l'iconographie tant admirée, célébrée, exaltée, de toute la tendresse fraternelle. Nous-même, on ne peut que recommander ce magnifique recueil où les images et les mots communient en un ultime cheminement vers l'ailleurs que l'écrivain et la céramiste se sont promis...

On ne pourrait fermer ce livre sans féliciter le photographe, Guy Couture, du travail remarquable qu'il a réalisé en mettant en lumière les céramiques de l'artiste Myriam Bouchard.


On s'est promis de chercher ailleurs, Emmanuel Bouchard

Les Éditions Hamac, Montréal, 2021, 152 pages



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