lundi 7 février 2011

Un rendez-vous piégé ***

En ce février enneigé, on s'en tiendra à des propos minimalistes et reposants. Les coups d'État, les inondations et divers bouleversements humains ou naturels, après que nous les avons assimilés, exigent une pause pour continuer à vivre. Nous évoluons dans un pays où la violence se montre le bout du nez sans vraiment désorganiser notre emploi du temps journalier. Il est bon de laisser en suspens quelques interrogations avant de se plonger dans un livre. On a choisi de parler du récit de Pierre H. Charron, L'incident.

Courte histoire construite telle une pièce de théâtre. En de brefs chapitres, l'auteur dresse douze personnages avant de les lancer dans un complot collectif qui se déroulera à huis clos. Comme dans la vie, il y a les gentils et les méchants. Ceux pour qui aimer veut dire quelque chose, ceux pour qui détester veut dire aussi quelque chose. On va essayer de les cerner avant de leur laisser le champ libre. D'où une heureuse complicité entre l'écrivain et le lecteur.

Sept ans avant l'incident, Simon et David, frères de sang, affirme l'auteur, ont décidé de taire un secret. Nous sommes témoins d'une vision insolite accablant Simon. Il saigne du nez, des oreilles, ses doigts sont « fusionnés » entre eux, des larmes de sang se forment aux contours de ses iris. Peu à peu, Simon revient à lui, adjurant David de ne pas jouer à la finale de base-ball, son comportement inexplicable l'avisant d'un malheur. David ne tient pas compte du conseil de son ami, qui a vu juste. Un accident se produira sur le terrain, dont David sera la victime. Ce laps de temps écoulé, le présent nous apprend que les deux hommes, âgés de dix-huit ans, résident dans l'arrondissement de Mirabel, « à quelques bornes du célèbre aéroport laissé à l'abandon. » Futur significatif qui n'est pas une coïncidence. Temps fictif autant que l'histoire violente qui s'ensuit. Alors qu'ils savourent un cappuccino Chez Salvator, une nouvelle vision submerge Simon. Elle ne révèle rien de réjouissant : un meurtre aura lieu dans le bistrot. Tempête de neige et verre brisé. Un seul mot comme indice : métal... Effarement angoissé des jeunes gens.

Délaissant ces témoins à leur peur, Pierre H. Charron nous présente Caroline, seize ans, qui se rend à son cours de chant. Elle ambitionne le premier rôle d'une comédie musicale au banquet annuel du Conseil des arts des Laurentides, tremplin pour une carrière de chanteuse. En attendant que son rêve prenne forme, elle est serveuse Chez Salvator. Ce matin-là, elle rejoint son professeur, monsieur Deblois, mais quand elle entre dans la salle, une décevante surprise la fait fuir... La rattrapant, son professeur lui donne rendez-vous le lendemain matin Chez Salvator. En parallèle, Buddy, Tommy et Manuel traînent leurs guêtres dans un endroit infect du quartier, où des transactions illicites attirent le « tiers de la population juvénile. » Buddy attend Yann, « un blanc-bec de premier ordre ». Celui-ci doit de l'argent à Buddy, et les délais sont périmés. Après que ses acolytes eurent démontré à Yann que leur chef ne plaisantait pas, Buddy lui donne vingt-quatre heures pour lui verser le magot. Chez Salvator, le lendemain matin. Il y a aussi Reynald, que nous rencontrons sur place. Il est responsable des cuisines, exploité par son patron, Joe Salvator. Irrité par l'absence inexpliquée de Caroline, il ne supportera pas les réflexions désobligeantes de Joe Salvator. Il claque la porte en jurant de se venger...

Nous nous reposons de cet inventaire humain en retrouvant Simon et David Chez Salvator.  « Il neige à plein ciel et il fait clair. » Les uns et les autres composent un tableau séquentiel, celui du matin de l'incident. Anxieux, monsieur Deblois espère l'arrivée de Caroline pour mettre les choses au point pendant que Buddy et sa « gang » attendent Yann. Ce dernier se prélasse dans un motel minable avec Laura, sa copine de misère, réalité à laquelle il ne peut échapper. Les mains vides, il devra se pointer Chez Salvator, persuadé que ses jours sont comptés... De son côté, Caroline fonce affronter « l'ogre des Beaux-Arts ». Elle ira au bout de cette histoire coûte que coûte.

Dernier acte qu'il serait dommage de dévoiler. Il y aura bien un corps sacrifié, un indice déconcertant. Seul, Marco, camelot du village, que nous n'avons jamais signalé, continue à proposer le quotidien du matin. Il est là, pierre égarée et salvatrice, dans ce débordement confus d'amour et de haine.

Tour de force de la part de Pierre H. Charron d'avoir résumé en cent pages une intrigue mouvementée, réuni douze protagonistes intransigeants, pourvus de sentiments passionnels, propres à leur âge. Aucune bavure n'engrène le style concis, les dialogues vifs et réalistes ; aucun temps mort ne ralentit l'action, chacun réglant des comptes avec autrui et soi-même. Le village revenu au calme, l'auteur termine sur une note d'humour, rendant ainsi une sorte d'hommage à Simon et David, qui ont su dévider la trame vengeresse de jeunes existences réunies Chez Salvator, scène de théâtre moderne et persuasive.


L'Incident, Pierre H. Charron
Série ObZcure
Les éditions Z'ailées, Ville-Marie, 2010, 100 pages