lundi 16 mars 2020

Le corps féminin et ses multiples parures *** 1/2

Exister, c'est vivre, a-t-on lu plusieurs fois dernièrement, affirmation rapportée par différentes personnes. Pourquoi s'attarder à une telle justification, comme si la vie était à ce point fragile, qu'il faille s'en persuader ? Il est vrai qu'on ressent un malaisé tremblement à la base même de la planète. Qu'en sera-t-il dans une décennie si peu de gens se soucient d'une possible révolte planétaire ? On commente le roman de Karine Rosso, Mon ennemie Nelly.

Le genre littéraire que publie plusieurs maisons d'édition nous fait penser à la griffe de certains couturiers. Manière de faire des ourlets pour se distinguer, disait à peu près la couturière Coco Chanel. On reconnait immanquablement les ouvrages des éditions Hamac, les auteurs-es se particularisant par un apport singulier, un brin révolté, remettant en cause leur jeune passé. C'est le cas, ici, du roman de Karine Rosso. La narratrice, d'origine sud-américaine, profite de son retour de Colombie où elle a vécu cinq ans, pour s'interroger sur la démarche quotidienne de quelques-unes de ses amies, aussi sur la sienne, tout en disséquant l'œuvre littéraire de Nelly Arcan.  Ces jeunes femmes ont une vie incertaine, un brin bohème où, comme il se doit, l'attirance vers des hommes qui les accompagnent plus ou moins assidument, aiguillonne leur comportement. Non pour se prélasser mentalement mais pour se remettre en cause, revendiquer ce qu'elles représentent, chacune dans son rôle de mère, d'amante, ou simplement de femme. Comme l'a fait Nelly Arcan dans ses livres, d'une manière obsessionnelle. Et la vie des femmes, à tout âge, n'est pas simple. Ni toujours résolue.

Chaque chapitre s'avère séquentiel, telle une introduction qui mènerait la narratrice, étudiante, vers des êtres qu'elle ne peut effacer de sa mémoire, narrant à travers eux la dérision douloureuse du temps qui passe. Sur le corps périssable, sur le désir sexuel. Plus concret, sur la froidure hivernale. Désir dissemblable entre l'Amérique du Sud et celui du Nord. Souvent un double sentiment, ou une infime sensation, réside entre la peau et la chair. C'est dans « un cinq à sept » qu'elle fera connaissance avec Nelly, sans aucun doute. Elle se souvient du jeune étudiant qu'elle écoutait lui parler de l'écrivaine pour une première fois. Insignifiant jeune homme bien qu'elle le décrive jusqu'à ce que « sa voix se perde dans les sons de la musique. » Qui dit musique ajoute à son intérêt personnel une courte harmonie qui distrait agréablement l'oreille, celle de son interlocuteur se parant d'un faux diamant. Brève image entrecoupée du regard de la narratrice porté sur des hommes, témoins de sa féminité, elle a pour miroir son amant sud-américain, Leo, avec qui elle a mis quatre ans pour « remonter le continent ». Point cardinal qui ne la quitte jamais, ce voyage semble ne pas se terminer. Se projettent aussi Chloé et Lola, deux amies qui partagent un appartement près de chez elle. Le corps, sa manière de le traiter, renvoie la narratrice à une époque où, avec Leo, elle vendait des bijoux, l'assurant que lors de temps antiques les hommes se maquillaient, se tatouaient. Les parures charnelles l'obsèdent, paysage vaniteux nécessaire pour survivre à une jeunesse qui s'étiole. Les femmes du monde africain qu'elle ne cesse de vêtir, de dévêtir de parures colorées, qu'elle-même porte. Noémie, amie d'adolescence, qu'elle perd de vue, trop fatiguée de son périple, pour la reconnaitre, « tenter de rattraper, peut-être un instant d'intimité. »

Superficialité de l'existence que pour remplir, elle comble de réflexions soutirées de plusieurs livres de Nelly Arcan, toujours s'attardant sur les autres, telle l'amie Kiev, mère de jumeaux, en couple avec Alexis. Cela se déroule rarement en solitaire, les effets d'une société à peine décrite, illustrent sa manière d'agir envers Leo, amant rebelle qui l'angoisse quand il s'absente, comme peaufinant son rôle de futur père attentionné. Aller-retour des sentiments, comme il est de saine coutume chez un couple amoureux. La chair évoquée par le regard parfois agacé ou inquiet de la narratrice, celle-ci très observatrice, ne se prête à aucun jeu personnel, elle s'accuse de honte, d'une culpabilité toute féminine, se retrouvant piégée dans les affres de l'écrivaine Nelly « en quête de reconnaissance ». Qu'elle reniera avant de se laisser aller à délirer dans les couloirs obscurs de l'université. Femmes qui la guident à travers cent interprétations d'un roman esthétique, sans qu'aucune morale n'encombre les intentions littéraires de l'écrivaine, Karine Rosso. C'est peut-être intentionnel que, semblables à la narratrice, nous nous perdions dans les méandres passionnels d'une jeune femme proche de l'inconscience, spectatrice des incertitudes de ses compagnes, de la folie de Nelly Arcan, cette dernière manquant d'air pour remonter à la surface de la vie. Si l'existence, croit-elle, se banalise, elle se crée un monde enviable, peu conventionnel, en fabriquant des bijoux, en les vendant dans les couloirs du métro, dans d'autres lieux insolites. N'a-t-elle pas mis au monde une enfant qu'elle élève avec un amour exacerbé, comme tant de mères ?

Roman-essai très représentatif des éditions Hamac, comme on le mentionne au début de cette balade hors des sentiers battus. Déambulations d'une jeune femme qui ne sait pas toujours où elle embarque, ni débarque, mais c'est aussi une profonde réflexion sur la fragile force des femmes, sur le refus de pratiquer une vie linéaire où l'ennui serait mortel. Endroit et envers de la féminité. Lucide et intelligent apport d'un récit échevelé comme les pivoines printanières, axé sur le corps mortel, déparé de toutes ses grâces. Nelly Arcan n'a-t-elle pas écrit cette phrase révélatrice du parcours de Karine Rosso : Les femmes, de toute manière, n'avaient jamais le corps qu'il faut. Miroir formant et déformant. Maigreur et rondeur que subit la narratrice à mesure qu'elle-même devient miroir, exaltant les yeux scrutateurs de Leo. Et plus nous pénétrons dans la fiction, et plus le désir de s'autodétruire de la jeune femme se dilue avec les dernières crasses de l'hiver. Elle nomme la sève printanière, une grève étudiante, le regard doux de Leo, jusqu'à se souvenir d'une ancêtre héroïque qui était peut-être sa grand-mère. Le récit défie le temps, soudant fleuves et montagnes. Effilochant, comme on le fait d'une quenouille, les écrits de Nelly Arcan, mais aussi rendant un tendre hommage aux femmes qui se reposent éternellement sur les rives boueuses de tous les continents.


Mon ennemie Nelly, Karine Rosso
Éditions Hamac, Montréal, 2019, 185 pages