jeudi 20 novembre 2008

Solitude et pluriel chinois


On se demande pourquoi un livre nous attire plus qu'un autre. Est-ce l'attrait d'une page couverture, d'un titre original, du nom d'un auteur inconnu ? De cette manière inexplicable, on a découvert le premier ouvrage inclassable de Max Férandon, Monsieur Ho.

« Pour faire le portrait d'un pays, il faut s'aventurer dans sa noirceur comme dans sa lumière. Parfois, c'est la noirceur qui nous éclaire plus. » Ainsi s'exprime Monsieur Ho à propos de la Chine, dans ses carnets secrets. La mémoire de cet homme appartient au passé, celui de la Révolution culturelle. Quarante ans plus tard, Pékin prépare les Jeux olympiques ; le fonctionnaire Monsieur Ho vient d'être nommé commissaire au recensement du ministère des Affaires sociales. Sa vie qu'il partage entre son épouse et sa fille, étudiante à la Sorbonne, sera alors happée par une curiosité douloureuse qui l'emmènera aux confins de la Mongolie intérieure. Périple professionnel qu'il accomplira en voyageant dans le train « que Deng Xiaoping avait utilisé lors de ses nombreux déplacements. » Tout au long du récit, ce train, déjà une « antiquité », qui n'est pas sans rappeler ceux des déportés juifs, symbolisera un régime politique ayant exterminé les hommes les plus doués du pays. Le père de Monsieur Ho faisait partie de l'élite. Après avoir traversé Shanghaï « utopie en béton », Monsieur Ho visitera la prison de Migong où les prisonniers, pour la plupart, ont peu de raisons justifiées d'être incarcérés. Plus loin, le train sera stoppé par une « centaine d'individus, peut-être moins, mais déterminés [...] à bloquer la voie. » Après bien des palabres et l'impatience de la délégation accompagnant Monsieur Ho, ce dernier suivra les parias qui, depuis trente ans, oubliés de la fonction publique, doivent planter des arbres sur des milliers de kilomètres, « au milieu de nulle part. » Pendant que Monsieur Ho se penche sur la misère des planteurs, le train va de mal en pis. Les officiels s'agitent, Monsieur Ho a décidé de passer la nuit chez ces « pauvres gens », accompagné de son jeune secrétaire. Le lendemain, le train est prêt à s'enfoncer au nord de la Mongolie intérieure. Mû par le désir impérieux de réhabiliter son père kidnappé par les Gardes rouges de Mao, Monsieur Ho « filait vers la gare de Jin Chung, le chef de gare, fondu dans ce magma de grisaille et de solitude au fil des années. » À mesure que les heures passeront, une complicité prudente se nouera entre les deux hommes. Tandis que le représentant du ministère de la Sécurité publique s'exaspère et supplie Monsieur Ho de faire demi-tour, celui-ci ira jusqu'au bout de ses désillusions et aussi de la vérité. La voie ferrée qui s'interrompt à certains endroits et repart plus loin, l'intrigue et l'angoisse à la fois. À bord d'une « loco-quelque-chose », autre antiquité fabriquée par le chef de gare, tous deux aborderont enfin une plaine dénudée où, près de la voie ferrée délabrée, brillent chaque nuit d'étranges lueurs disparaissant au matin. Jin Chung expliquera à Monsieur Ho à quoi servait le chantier que dirigeait un tyran dément... Il se souvient alors des dernières paroles de son père : « Attends-moi, un jour je reviendrai te chercher, mon fils. » Si rien n'était vraiment divulgué, Monsieur Ho laissait dans ce charnier une part de lui-même. Il continuerait à recenser ses concitoyens, essaierait de leur apprendre la notion d'individualisme à eux qui n'avaient connu que l'échec solitaire, contradictoire du pluralisme.

Magnifiquement écrit, le livre soulève des points sensibles sur une Chine qui a du mal à se dépêtrer de ses vieux démons. Rémission soudaine avant que la cruauté latente revienne. Max Férandon témoigne de sinistres événements entrecoupés des « pensées oiselières » de Monsieur Ho, calligraphiées dans ses carnets. Par la voix pudique et acide de personnages pittoresques, tels le vieux trafiquant mongol Orgo, la photographe française excentrique Maude Bastien, des pages révèlent au lecteur, avec un humour décapant à peine voilé d'un brin de philosophie dénonciatrice, combien le destin de chacun est irréversible. Aussi atroce soit-il, il contraint la mémoire à se faire pierre tombale... Max Férandon fait montre d'un talent atypique où se concentrent des images poétiques du plus bel effet. Entre le passé déchirant et le présent stupéfiant de la Chine, l'auteur, à travers les confidences de Monsieur Ho, délaisse la noirceur de ce pays pour s'aventurer dans sa lumière.

Ce roman intimiste, malgré sa grandeur géographique, est à lire absolument. Il nous fait découvrir un écrivain qui a plus d'un livre à dire. À noter chez l'éditeur, le bon goût des pages couvertures de l'ensemble de ses publications.



Monsieur Ho, Max Férandon
éditions Alto, Québec, 2008, 176 pages

lundi 10 novembre 2008

Nouvelles à deux voix


L'automne n'en finit pas de s'étirer, les arbres s'épuisent à retenir leurs feuilles qu'un souffle de vent arrache au passage. Les recueils de nouvelles font de même, leurs nombreuses parutions ne cessent de surprendre. Dans l'assortiment, on aimerait que les lecteurs fassent connaissance avec Natalie Jean et ses personnages rassemblés dans un recueil joliment titré, Je jette mes ongles par la fenêtre.

Un jeune homme, Rémi, nous interpelle d'emblée. Il est cameraman, tourne « une publicité de produits pour le corps [...] » À un moment, son assistante revient « accompagnée d'une petite grosse à lunettes entièrement couverte d'une robe de chambre en ratine blanche. » Sauf que la petite grosse se révèle être une très jolie fille quand elle se déshabille pour les besoins du film. Elle s'appelle Florence, et Rémi n'aura de cesse de lui courir après, à la fin du tournage. Nous retrouvons Florence dans une nouvelle intitulée Café, puis Rémi et Florence réunis dans Point de fuite. Il y a aussi Samuel et Alice qui interviennent dans plusieurs nouvelles à différentes saveurs. Simon et une autre fille se font plus discrets. La dernière, L'odeur de la poudre, à mon avis la plus dense, met en scène Alice vingt ans plus tôt ; elle relate à Samuel quel risque elle a pris en faisant du pouce pour rentrer à Québec... Plusieurs textes sont indépendants les uns des autres, comme Contrastes, Concours, Émile & Marguerite.

L'air de ne pas y toucher, Natalie Jean énumère ce que notre société contient de toxique. Cela part d'une anecdote, comme la naissance d'une petite fille ; d'images d'enfance pour oublier le danger que représente « une brute » au sourire engageant ; d'un caprice vestimentaire pour retarder la venue de la quarantaine... Qu'il neige à pierre fendre ou que la canicule implacable sévisse, des jeunes hommes et des jeunes femmes sillonnent Québec et ses environs, à pied ou à vélo ; ils n'ont d'autre ressource que de rêver d'une planète bleue alors qu'elle « est en train de devenir d'un brun rouge sale, couleur sang séché. » Ils ont honte des complots mondiaux qui se trament, des guerres « tellement moches » qui se propagent et contre lesquelles ils ne peuvent rien. Chacun dénonce des termes meurtriers, des mots à la mode que nous utilisons chaque jour, « un charabia militaire qui encrasse la pensée. » Ce sont des nouvelles à deux voix dont l'auteure se sert pour ciseler un décor urbain ou dépeindre l'âme humaine. Un homme ou une femme parle à tour de rôle, avec la singularité « d'observer d'un peu trop près les choses, en particulier les petites choses.» Focale qu'ils ajustent sur toute existence. « Vision périphérique. » Leur travail oscille entre le dessin, la caméra, l'écriture d'un scénario. Ces hommes et ces femmes modestes n'attendent aucun miracle ; ils détesteraient que la vie leur fasse un beau cadeau, de peur justement que les petites choses ne se détériorent, ils les verraient peut-être comme des adultes. Ils se contentent de peu, ne s'encombrent que d'un sac à dos. Ils sont distingués dans leurs fringues et leurs pensées. Dans leurs paroles. Au fond d'eux, ils sont désespérés, leur jeunesse fout le camp à petit feu...

L'originalité de ce recueil tient autant dans la thématique que dans l'écriture de Natalie Jean. On aime que d'heureuses trouvailles enjolivent un style à la fois incisif et dépouillé ; le mouvement de la phrase fait penser à la rondeur d'un nid, d'un ventre de femme, de ce qui composait l'environnement avant que les angles aigus ne le dénaturent, ne le déchirent. On aime aussi que Natalie Jean affecte la gravité d'un ton primesautier pour nous décrire des individus qui font partie de notre quotidien. Et sans en faire partie, nous les croisons, nous les frôlons sans nous arrêter. Ce serait bien de conclure que « la solution viendra des deux, les hommes et les femmes, parce qu'ils sont ensemble. »



Je jette mes ongles par la fenêtre, Natalie Jean
L'instant même, Québec, 2008, 160 pages