lundi 18 décembre 2017

Souvenirs dispersés d'un enfant qui a grandi ****

Parfois on s'endort, parfois on rêve. On se retrouve dans un état d'hypnose, comme si les années derrière s'étaient éteintes. L'état d'hypnose est un leurre, on marche simplement à côté de soi. Notre intuition, nos doutes, nous ont fait revenir à ce que l'on est. L'état normal, aussi conformiste soit-il, nous a rassurée quant à notre sérénité, un peu amère est-elle devenue. On commente le dernier livre de Donald Alarie, Puis nous nous sommes perdus de vue.

Qu'ils soient libellés nouvelles ou histoires, le charme des textes de cet écrivain ne se dément pas. Ce sont des faits divers, des anecdotes, que nous savourons à dose gourmande, d'une page à l'autre. Dans l'ordre ou le désordre. Nous avons tous connu ces hommes et ces femmes qui nous ont quittés, sans trop savoir pour quelle raison ils ont disparu, nous y attachions peu d'importance. Il a fallu qu'un écrivain mentionne leur absence pour que nous nous penchions sur divers passés dénonçant les différentes phases de l'existence : de l'enfance à l'âge mûr. La petite école ramène le lecteur aux années soixante, aux autobus jaunes, aux classes séparées des garçons et des filles. Aux frères et religieuses enseignants. Le narrateur-écrivain dépeint avec minutie et générosité cette ambiance conjuguée de discipline, de prières, de silences. Il se souvient de deux événements survenus à l'école primaire devant lesquels il n'a su être à la hauteur. L'accident mortel d'un camarade de son âge, le malaise cardiaque d'un professeur durant son cours. Leurs effets perturbateurs culpabilisant l'enfant. Plus tard, ce sera un prêtre noir qui lui rappellera un Chinois migré dans son quartier, inspirant la méfiance, jusqu'à l'accuser d'un grave méfait qu'il n'aura pas commis. Un étranger, un homme de couleur représentaient à l'époque, un danger pour ces villageois habitués à se côtoyer entre eux, les frontières n'étant pas ouvertes aux flots migratoires, ni aux esprits sédentaires. Une occasion pour le narrateur de nous mettre face à la petitesse de notre soi. Une autre histoire nous persuade que nous ne connaissons nos semblables qu'en surface. Le narrateur, qui n'a que dix ans, se lie d'amitié avec un enfant, Michel. Ils s'entendent bien, ils étudient dans la même école. La maison de Michel est « coquette », sa mère se fait un plaisir de l'embellir. Jusqu'au jour où le narrateur, sonnant à la porte de chez son ami, remarque son peu d'entrain inhabituel. Ce dernier lui confiera que son père bat sa mère, celle-ci a demandé le divorce, puis ira se réfugier chez la grand-mère avec son fils. Les deux garçons se sont promis de s'écrire... L'enfance se déroule ainsi entre les déménagements, l'achat de la première maison, les locataires. Entre de nouvelles personnes entrevues, qui pour une raison anodine agissent bizarrement puis se dérobent. Le narrateur passe le cap de l'enfance pour accéder à celui plus rebelle de l'adolescence. D'un sérieux exemplaire, d'une sensibilité à fleur d'âme, cet état lui étant naturel, il assumera au cours de sa vie, les expériences douloureuses qui le bouleverseront. La phase de l'adolescence prendra fin sur un brin de poésie où là encore s'esquivera une étrange et vieille poétesse.

Il est rare que le narrateur, qui maintenant enseigne, ne poursuive sa longue marche dans les pas de ceux et celles qui méritent son attention. Le lecteur sera à l'affût d'histoires où témoignent des êtres vus et perdus, tels Gilles et Marie, faisant réfléchir le jeune homme sur ses conditions de vivre, d'aller, un livre à la main, vers une profession plus confortable. Avant la stabilité, il y a aura les travaux occasionnels pour se délecter de lecture, au point de perdre sa conjointe. Il reverra un couple qui, jeune, ne se ressemblait en rien, alors que des années de vie commune les ont soudés l'un à l'autre. Fascination du regard fixé sur deux êtres dépareillés, le temps de boire un verre ensemble détruira l'image trompeuse qu'avait photographiée leur jeunesse. La confusion aura le même impact sur une femme de hasard, Gina, qui confondra le narrateur avec un amant d'autrefois. Plus avancé dans le temps qui défile vitement, le narrateur est attiré vers une femme qui ne saura lui donner le bonheur qu'il attend d'elle. Autre séparation, autre déception, comme si la vie ne pouvait acheminer ses allers vers un avenir prospère. Mais l'enseignement, les étudiants, quelques voyages, les livres, le consolent d'incidents parsemés ici et là, pour repartir de bon pied vers des doutes professionnels, des pertes humaines de plus en plus douloureuses. Le livre se termine sur la promesse de ne jamais oublier une personne aimée qui aura fait preuve d'un immense courage face à la maladie, disparue elle aussi, sans jamais la perdre de vue.

En savourant ces vingt-huit courtes histoires signées Donald Alarie, on a repris contact avec la beauté simple et fluide de l'écriture. Sa manière discrète de narrer des promenades dans les rues, les parcs. Des arrêts dans des bistrots, espaces neutres mais réconfortants. Le temps qu'il faut pour se retrouver en présence d'individus témoignant d'années fécondes mais qui, en réalité, cristallisaient les souvenirs précis du narrateur. Un détail suffit pour gommer l'image créée durant les années insouciantes, la libérer de toute fausseté engrangée dans la mémoire. Car, ce sont bien des histoires de mémoire que nous conte Donald Alarie, si proche du monde marginal de Patrick Modiano. Même effleurement des êtres, même illusions, même déceptions. Et souvent, même atmosphère alourdie par la douceur grinçante de la pluie, les nuits peuplées d'ombres diluées, imprégnées de l'insolence d'hommes et de femmes qui se montrent, se volatilisent eux aussi. Et ce ne sont pas les ombres qui manquent dans l'œuvre éloquente de Donald Alarie, ni les balbutiements parfois plus efficaces que la vigueur du cri, pour convaincre le lecteur de tenir compagnie à des personnages si peu sûrs d'eux, mais qui savent le retenir jusqu'à la fin de leur randonnée périlleuse.


Puis nous nous sommes perdus de vue, Donald Alarie
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2017, 160 pages

lundi 4 décembre 2017

Hommes et femmes en contrepoint *** 1/2

Ne jamais perdre de vue que pour ne pas déplaire à la communauté bien-pensante de Facebook, il ne faut surtout pas déroger à la ligne droite, ne pas être le mouton noir de service. Sinon, nous guettent des rappels à l'ordre, mijotés à la sauce moralisatrice. Penser comme tout le monde évite bien des impudences. Hier, encore, on a pu constater cet état de faits. Cependant, une question se pose : qu'en est-il de la liberté d'expression si donner un avis contraire à celui de la majorité nous vaut l'opprobre ? On se penche sur le roman de Mikella Nicol, Aphélie.

Cette histoire s'est déroulée durant un été caniculaire, en juin. La narratrice nous la raconte avec une précision mélancolique. Ce jour-là, elle est dans un bar avec son ami Louis. Elle travaille la nuit dans un centre de documentation. Elle a rompu avec B., homme « violent et magnétique » pour vivre avec Julien. Rien de répréhensible dans l'existence de cette jeune femme, sauf qu'elle cherche quelqu'un ou quelque chose qu'elle ne parvient pas à cerner. Ni à saisir du bout de ses yeux clairs, de ses cheveux blonds. Comme beaucoup de personnes, elle a un sosie, Florence, qu'elle rencontre occasionnellement. Se croit peu estimée de son miroir féminin. Elle plait au barman qui lui offre des bières. Son ami Louis est vaguement amoureux d'elle. Un soir, sa vie, qu'elle juge insipide, sera bouleversée par la venue de Mia dans le bar habituel. Pourquoi Mia plus qu'une autre ? Pourquoi sommes-nous attirés vers des êtres qui, souvent, ne se laissent qu'entrevoir ? Nous frôlent de leur sourire enjôleur ou de la rousseur de leurs cheveux ? Les pulsions que ressent la narratrice vers Mia nous font nous poser ces questions, celle-ci s'interrogeant tout autant sur sa compagne. Silhouette qui rejoint celle de Florence, de Marion, la récente amoureuse de Louis, celle aussi d'une autre femme, Anaïs Savage, qui a disparu, que la police recherche. La narratrice croit l'avoir aperçue, marchant vers le fleuve. Effleurement de femmes et d'hommes meublant ce passé hypothétique, comme s'il appartenait à une sorte de rêve mal dégrossi, survenu au matin quand nous nous réveillons.

Tout le roman est ainsi, des allées et venues, des rencontres, des pertes. Des interrogations lancinantes. Des nuits à chercher ce qu'il est impossible de trouver. Affronter des visages qui se mutilent de reflets nocturnes, d'alcool qui les abîme, les rend anonymes. Nous nous forgeons une existence à vouloir atteindre ce qui jamais ne le sera. L'histoire, fomentée sous le signe de la canicule, fourmille de symboles. À commencer par le titre. Jusqu'au soleil qui, corseté par la chaleur, s'embrume de ses rayons. Aphélie nous rapproche des étoiles. Aphélie ou l'apogée de l'astre Mia autour de laquelle la narratrice gravite. Aphélie mais aussi Icare qui, trop proche du soleil, s'est brûlé les ailes. L'attraction improbable ne peut accéder qu'à la chute. Inévitablement, quand trop de satellites, tels Louis, B., Florence, et surtout Anaïs Savage, celle-ci revenant tel un leitmotiv, orbitent hors de leur trajectoire naturelle. Ce qui lie les deux femmes, la narratrice et Mia, c'est l'amour de ces êtres qu'elles ne savent comment éloigner, même en vivant libres, évoquant Anaïs Savage pour se revoir. Nous ne savons trop quelle attirance particulière attise Mia dont le regard se complait sur le corps de son amie, elle la veut à sa disposition, mais la narratrice ne peut se soustraire à l'amour des hommes. À la tendresse de Louis, à la méfiance de Julien qui la soupçonne d'infidélité. B. est évoqué par à-coups, il est question d'une nuit où il a frappé sa compagne, elle s'est enfuie, B. ne lui a plus donné signe de vie, donc rien n'est terminé avec lui. Aphélie — nommons-la de ce titre étoilé — est une proie que les autres jugent faible, ne cessent-ils de lui répéter. Pente descendante qu'il serait trop essoufflant de remonter, surtout quand les êtres se font reliefs, ne se laissent pas interpeller de face, à part Mia qui rejoint sa copine à l'aube, Aphélie se rendant compte que plus rien n'est comme avant. Elle est la proie de femmes et d'hommes qu'elle délaisse au bout du voyage, reconnaissant qu'elle aurait voulu être différente, mais elle n'a qu'elle-même à offrir. Qu'est-ce qu'être soi quand la vie s'étire, fade, dans la touffeur de l'été ? Les hommes ont changé, se sont lassés, seul, Louis est présent, sur le point de devenir nova qui s'éteindra un jour ou l'autre... Ce que suppose le dernier chapitre qui se termine sur une réelle ambigüité. Aphélie ne constate-t-elle pas que « tout était devenu irréel » ?

Surprenant roman, déroulant ses accents durassiens, le récit marquant des pauses pour mieux s'élancer vers une écriture propre à une écrivaine qui, manifestant une certaine forme de désenchantement, trame une fable où tout peut arriver, mais où tout demeure en suspens, se concentre sur des formes floues, surtout les femmes, les hommes se prêtant à un réalisme amoureux complexe, sur la défensive. Aphélie bat en brèche sa trajectoire. La tempe rougie des coups de B., le cœur battant trop longuement quand Mia, à demi-mots, souhaite qu'elle se sépare de Julien. Des liens déchiquetés traversent le ciel nébuleux de la narratrice qui, bondissant de l'un à l'autre, démontre au lecteur sa manière de manipuler d'illusoires marionnettes, s'agitant au bout de sa plume talentueuse. Elle ne laisse à personne le soin de créer des personnages inconsistants, de leur donner rendez-vous « un jour de l'année suivante ». Ce qui arrivera quand, se promenant avec Louis au bord d'un étang, la narratrice, stabilisée socialement, croit apercevoir B., le confondant avec Florence, mais aussi avec une autre « qu'on échangerait volontiers pour la prochaine. »

Témoignage charnel des doutes, des fissures. Des sentiments qui s'étiolent. Quelque chose d'indéfinissable habite le récit, nous habite aussi, telle une résonance hallucinée. Le style ponctué de phrases incisives, révèle que Mikella Nicol ferait merveille dans l'art minimaliste de la nouvelle. Son roman ne chute-t-il pas, pareil à Aphélie, dans une étonnante ambigüité ? Fiction à lire pour savourer l'originalité d'une écriture sobre mais dense, l'histoire, s'avérant prégnante, nous réconcilie avec le flou du quotidien, avec des êtres qui se ressemblent et nous galvanisent, malgré soi.


Aphélie, Mikella Nicol
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 125 pages