lundi 9 novembre 2020

Les débandades d'existences survoltées ****


Temps des premières fièvres. Temps d'un rêve. Temps des chimères. Temps des semailles et des moissons. Temps de construire, de déconstruire. Temps du désenchantement. Temps perdu que jamais nous ne retrouvons. Temps des voyages puis retour au point de départ. Temps à se préoccuper de ses semblables. Temps de larguer les amarres. Temps de vivre et de mourir. Le Temps est la grande affaire humaine. On commente les nouvelles de André Carpentier, Le cri du poisson et autres esquisses. 

Les histoires brèves ont l'avantage d'être lues dans le désordre. Fantaisie reposante que nous réserve l'ensemble d'un recueil de nouvelles. Celui-ci, qui nous a enchantée, se divise en trois parties, catégorisant des protagonistes à peine cicatrisés des morsures de leur existence. Des moments qui dévoilent, habilement, ce que supportent des individus, prisonniers d'une fatalité percutante. Comme pour nous mettre au diapason des récits qui suivront, le nouvelliste nous fait entrer dans un restaurant en même temps qu'un homme s'installe à une table, déroulant le fil d'une vie improbable avec une femme qui s'est assise à une table voisine. Les deux se sont remarqués et, elle, « le dévore du regard », avant de fantasmer sur une possible liaison avec l'inconnu. Pirouette vaudevillesque, doublée d'une ironie amère, terriblement efficace pour entretenir son isolement. Puis, ce sont les divagations d'un écrivain qui, à la suite d'un relatif succès commercial, est pressé par son éditeur à écrire un deuxième roman. L'écrivain, qui n'a plus rien à raconter, cherche un nouveau sujet. Il le trouvera par hasard dans un train, sous les traits d'une femme algonquine, allant vers Senneterre. La voyageuse narre d'assaut à son interlocuteur stupéfait, les tracas qu'elle a subis à cause d'un Blanc, qui lui a fait une fille sans sa permission. Enfin seul, il notera l'invraisemblable récit de l'Algonquine, mais insatisfait, l'histoire, obscurément, lui échappe. Comme le mentionne le nouvelliste, « Il arrive que la vie organise si étrangement des choses qu'on dirait que c'est l'avenir qui explique nos faits et gestes plutôt que le passé. » Un certain désintéressement de la part du narrateur intensifie la conclusion de son histoire, qu'on soupçonne être à peine le fruit d'une rencontre hasardeuse.

Ces fictions sont un tel bonheur de lecture, comme nous disons, qu'il faudrait fouailler le cœur de ces égarés, disséquer leurs artères, essayer de comprendre quels en sont les véritables enjeux. Se confier à un écrivain, témoin profane, se révèle le meilleur des terrains pour en conserver l'anonymat. Ceci est une virgule avant d'en arriver à la nouvelle qui donne le titre au recueil, Le cri du poisson, à notre avis la plus conséquente, la plus riche, la plus entière, soutenant la tête d'un homme hors de l'eau, loin d'un travail inintéressant. Subitement, cet homme décide de démissionner, de partir en Inde. Les larmes accumulées depuis tant d'années refusant de couler, tarissent durant le parcours fébrile du narrateur, Aurèle Saute, dans les rues agitées de Vârânasî. On ne dira pas pittoresques, cela donnerait une impression touristique qui n'est pas valable dans le cheminement cahoteux d'Aurèle Saute. Il s'étourdit dans des paysages insolites, s'imbibe d'odeurs « d'encens et de cire chaude », son oreille s'imprègne de chants sacrés, il se laisse bousculer par une foule disparate. Tumulte qui efface lentement les années qu'il a perdues à s'abrutir d'un travail qui ne le concernait pas. La curiosité, le décalage horaire, la faim, le font se diriger vers des lieux fourmillant d'êtres humains pour qui cette ambiance survoltée orchestre l'existence. Aurèle Saute, exténué, ne sait plus comment s'exprimer, les choses autour de lui devenant miroir déformant, un long cri jaillira de lui, un cri que personne n'entendra, ni lui-même. Un cri primaire en harmonie avec le début du monde, avec ce qu'il en reste, aurons-nous lu entre les lignes. Qu'Aurèle Saute ressentira encore le lendemain matin, au lever du soleil, ses larmes intérieures s'étant asséchées, le cri les ayant absorbées, résorbant l'inutilité du temps qui a fui. Texte minutieux, presque tragique, décrivant magnifiquement les états hallucinatoires de cet homme qui se dépouille de sa vieille peau, traqué par d'insipides habitudes. 

Des égarés, nous abordons la Babel des éprouvés, des éclopés, comme les situe l'écrivain. Ils ont le cœur brisé par des drames personnels, tel Monsieur Pianola, figé dans un mutisme récalcitrant depuis la mort accidentelle de son fils, pianiste prometteur. Brève et subtile, cette fable dépeint le bonheur puis le malheur aussi brutal que la mort du fils. Plus loin, une femme mentalement fragile rend visite à son père décédé, dans un cimetière où elle mêle les noms lus indifféremment sur les tombes. Détail lancinant qui la tient en vie, lui donne la force de parler au défunt, croyant qu'il lui répondrait... Autre femme éprouvée, Soledad, qui reçoit chez elle « chaque premier lundi du mois », des hommes qui la satisfont sexuellement. Une manière de vivre qui lui répugne, mais elle ne sait comment faire autrement. De femmes en hommes rencontrés dans des situations précaires, en désaccord avec la vie normale, peut-être insignifiante, nous ne pouvons qu'admirer la persuasion dont fait preuve le nouvelliste, ne jugeant jamais leurs agissements, laissant libre cours au plaisir de décortiquer, d'analyser leur manière étrange de se comporter. Les effets de la mémoire ne sont pas étrangers aux bizarreries poussées à leurs extrêmes d'hommes et de femmes, qui, grâce au don d'observation d'André Carpentier, deviennent inévitablement des échardés de leur propre existence. Un narrateur relate l'histoire d'un homme avec qui il s'est lié d'amitié depuis de nombreuses années, cet homme qui fuit, vit par procuration, s'emparant des moindres faits existentiels de son compagnon. Il s'insinue tel un double encombrant, signifiant la noirceur que nous possédons au tréfonds de notre âme. Psyché dérangeante sous les traits d'un homme refoulé, faisant fi de la modération des actes que nous accomplissons pour que la vie soit supportable. Une dernière nouvelle, L'en allé, un couple qui a perdu un enfant, P'tit Pierre, non venu à terme. C'est d'abord André, le fils ainé qui s'exprime, suivi par Odette, mère soumise aux traditions de l'époque, les années cinquante et soixante au Québec, puis par Albert, le père, qui attend son frère Léonidas, pour enterrer le fœtus. La cérémonie terminée, c'est la voix désincarnée de P'tit Pierre qui se fait entendre. Il ne deviendra jamais l'humain qu'il aurait dû être. C'est aussi l'histoire d'une immense solitude se propageant au-delà des êtres qui ne représentent qu'un fétu d'individus aux prises avec les injustices d'une société abîmée par les mensonges d'hommes de pouvoir de tout acabit...

Magnifique recueil de nouvelles qui nous a profondément touchée. Témoignages émouvants si bien élaborés, bouleversants, comme si de rien n'était. Constamment portés par un style dépouillé, oscillant entre une prose poétique et un impressionnisme réflexif. Aucun lyrisme, que du langage à fleur d'épiderme. Nous nous promenons d'un récit à un autre avec crainte et jubilation, atténuant ainsi le sort dramatique de protagonistes en proie à des moments de fatigue intense, vivre étant l'état le plus dynamique pour estomper nos outrages coutumiers. L'écrivain, André Carpentier, témoigne à touches d'âme et non de pierre, de ce qu'il connait des êtres et de leurs avatars. On le remercie de son intrusion pacifique au centre d'un ilot humain, si petit, pourtant volcanique.


Le cri du poisson et autres esquisses, André Carpentier

Leméac Éditeur, Montréal,  2020, 140 pages