lundi 25 janvier 2010

Un immigrant libanais en hiver ****


Contemplant le paysage assoupi derrière la vitre, on sème des mots sur la page blanche. Pareillement, on aimerait joncher la surface neigeuse de feuilles vertes, de fleurs multicolores. Pour satisfaire ce désir écologique, on n'a d'autre choix que de guetter le réveil de Dame Nature. En attendant l'heureux moment, on fera dos à la fenêtre, on regardera jouer la chatte, on se penchera sur le deuxième roman de Rawi Hage, Le cafard.

D'emblée, un narrateur nous informe qu'il est amoureux de Shoreh, une amie iranienne. Depuis sept ans qu'il vit à Montréal, il subit la faim, le froid, la misère ; se nourrit de miettes et de drogue. Il habite un « petit studio » sordide dans le périmètre du boulevard Saint-Laurent. Les cafards y pullulent, parfois le menacent, au point de se confondre avec eux, de se métamorphoser en un répugnant cancrelat chaque fois que, poussé par une curiosité irrépressible, il s'introduit dans une maison. À la suite d'une tentative de suicide, le jeune homme suit une thérapie qui l'oblige à raconter son passé à Geneviève, sa psychologue. Intelligent et rusé, il a très vite saisi qu'il déambulait au delà des apparences et, quoi qu'il narre, Geneviève ne saura jamais s'il ment. Séducteur arrogant, ne révélant jamais son nom ni son pays d'origine, il est incapable d'assumer une ancienne blessure familiale : il n'a pu abattre Tony, le mari trafiquant de sa sœur, tuée par ce dernier. Depuis cette tragédie, il cherche un bouc émissaire pour étancher sa lâcheté. L'animal se présentera sous la forme de monsieur Shahid, un « petit chauve », qui vient dîner dans un « restaurant iranien de l'ouest de la ville » où le narrateur travaille momentanément comme aide-serveur. Monsieur Shahid, ancien gardien de prison en Iran, a torturé et violé sa « bien-aimée » Shoreh.

Y a-t-il une histoire architecturant ce roman ? Ce sont les personnages, gravitant autour du narrateur, qui envahissent l'espace intérieur. Celui-ci relate son passé familial à sa thérapeute, encaqué qu'il est entre vérités et mensonges. Transformé en cafard, il s'est immiscé dans sa maison, à Outremont, et ne lui fait plus confiance. Leur différence sociale le déstabilise ; ne lui dira-t-il pas que le « pacifisme est un luxe [...] » il faut « être riche ou sans inquiétude, comme vous. » Pour échapper à ses questions, qu'il juge douteuses, il se balade de café en café, affrontant la neige et le froid glacial. Les gens qu'il côtoie sont des habitués de la communauté iranienne : Youssef, professeur, un de ces « pseudo-Français d'Algérien paresseux, prétentieux [...] » qui se valorise en discutant de « littérature et de révolution. » Il y a aussi Majid, ancien journaliste iranien, reconverti en chauffeur de taxi. Réza, musicien frustré, qui lui doit quarante dollars et se prend pour un génie incompris. Le patron du restaurant et sa fille, adolescente aguichante, qui considèrent le jeune homme comme un moins que rien, profitent de son instabilité et de sa vulnérabilité mentale pour exploiter sa précarité. Farhoud, l'homosexuel, « bourreau des cœurs ». Abou-Roro, « votre instructeur de vol et de crime » le situera un jour Geneviève. Plus proche de lui, sa concierge russe, qui promène le chien de sa voisine, une vieille dame à qui elle a volé « sa porcelaine et les habits de sa jeunesse. » Elle fera de lui son complice... 

Protagonistes grouillants, tout comme les cancrelats prenant leur aise dans la cuisine du narrateur. Il est fasciné par l'écoulement de l'eau, dit-il, vie souterraine qu'il recompose la nuit, errant dans les rues encombrées par la neige, imprégnées d'odeurs nauséeuses. Derrière la façade méfiante maintenant établie des uns et des autres, s'inscrit en chacun un drame personnel qu'ils ne savent affronter ni colmater. Les tourments subis en Iran, les ont fait fuir vers un pays meilleur, pensaient-ils, alors qu'ils végètent entre drogue, pauvreté, chocs culturels auxquels ils n'étaient pas préparés. Humiliation honteuse qui les fait se regrouper, tels des cafards, victimes de situations autant perverses que douloureuses. Montréal n'est pas le paradis qu'ils escomptaient où se diluerait le désespoir d'antan ; la conquête de la ville, et de soi, se fait à pas hésitants, de la même manière que le narrateur essaie d'assouvir ses fantasmes sexuels auprès de Geneviève, qu'il finira par ne plus aller voir. Son parcours médical interrompu, il atteindra son objectif en abattant le tortionnaire de Shoreh. N'est-ce pas avant tout venger sa sœur ? Dualité entre deux femmes, dualité entre deux hommes : qui abat-il au juste ? Chez lui, n'a-t-il pas été pris à parti par un cafard albinos géant qui n'était autre que son double ? Ne sachant trop comment faire face à son acte démentiel, il se réfugiera dans le monde « d'en bas » [...] « un univers en soi » où personne ne pourra le rejoindre. 

Roman captivant qui rappelle les fabuleux Contes des Mille et une Nuits. Chacun devient Shéhérazade qui imaginait des histoires abracadabrantes pour sauver sa vie. Chacun y va de sa propre version des faits, comme si de les extérioriser atténuait le mensonge qui les englobe. Clins d'œil aux Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez quand le narrateur se dissimule sous la carapace d'un cafard géant pour mieux se fondre dans l'anonymat et les méandres de sa déchéance. Voix chuchotant ou hurlant, voix qui sont les siennes, nous dépeignent le trafic d'armes entre le Canada et l'Iran, la condition misérable des apatrides démunis, l'esprit de vengeance leur permettant de survivre... Hiver montréalais pérégriné avec rage, nous suivons le narrateur dans son quotidien insipide, nous partageons avec lui ses petites joies, ses métamorphoses, sa marginalité. Ses amours sans lendemain, sa haine des bien nantis.

Après Parfum de poussière, premier roman encensé par la critique internationale, couronné de prix prestigieux, Rawi Hage nous offre un ouvrage audacieux et pudique où la violence et la tendresse se conjuguent suffisamment pour ne pas en divulguer la véritable teneur. Une magistrale intensité, un rythme qui déboule, essoufflant, vertigineux. Une écriture lyrique, un peu paranoïaque, extrêmement lucide, des trouvailles langagières, un humour sombre,  convoquent le lecteur à découvrir une œuvre ou à renouer avec un écrivain hors du commun. À lire absolument.

On mentionne l'excellent et sensible travail de la traductrice, Sophie Voillot.


Le cafard, Rawi Hage
Traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Voillot
Éditions Alto, Québec, 2009, 386 pages

jeudi 14 janvier 2010

Vingt-cinq ans, déjà centenaire ! ***


Saison blanche et froide où sortir n'est pas toujours de tout repos. On apprécie à juste titre de travailler chez soi, de regarder virevolter les flocons de neige derrière la vitre. Les ombres atténuent les angles des pièces, les livres semblent figés dans un engourdissement qu'on respecte. On profitera de ce répit pour nous arrêter au numéro 100 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

C'est toujours avec plaisir qu'on lit des nouvelles, qu'elles soient publiées dans des recueils ou des revues qui, au Québec, leur font la part belle. Les auteurs répondent généreusement à l'appel comme l'ont fait, ici, ceux et celles qui siègent sur le collectif de rédaction de ladite revue. Des nouvelles où le nombre cent erre dans tous ses états. Humour, gravité, réflexion habitent des histoires plus ou moins longues, parfois très courtes comme le texte de Christine Champagne, La minute qui tue. On a toujours aimé la plume incisive de cette auteure qui, en quelques lignes, brosse des situations couvrant un instant ou une vie entière. Dans la même veine heureuse, on signale Il y a cent ans, de Régis Normandeau où, brièvement, une petite fille interroge son grand-père sur un « curieux objet avec une écriture bizarre » qu'elle a trouvé dans un grenier. L'objet en question n'est autre qu'un livre, racontant le Petit Chaperon rouge, tel qu'on l'écrivait cent ans plus tôt, avant l'apogée d'internet. Sourire jaune assuré... Signant Sans nouvelle, Michel Lord propose la réflexion d'un professeur de littérature québécoise qui vit dans un village avec son compagnon, ses chats et surtout ses livres. Il nous dépeint sa naïveté quand, dans « les années 1980 », il avait pensé que la nouvelle « allait être le genre du présent et surtout du futur. » [...]  « On lit bref, on est de son temps. » C'était sans compter la venue d'internet...

 Des nouvelles plus élaborées donnent un large aperçu sur l'intégralité de la thématique. Jean-Paul Beaumier met en scène une fillette qui, profitant de l'absence de sa mère, oblige son petit frère à sentir du lait suri, ce qui lui cause des nausées. L'enfant se vengera d'une manière moins innocente. Du blanc et du rouge connotent la fin de l'enfance, l'entrée dans l'adolescence... Dans Sans effusion de sang, Daniel Pigeon s'appuie sur la mise en marche d'un grand collisionneur pour nous démontrer que dans cent ans, le monde ne sera ni meilleur ni pire que celui dans lequel nous vivons. Avers et revers de toutes les médailles... Nicolas Tremblay pratique la satire autour d'un homme qui, responsable du centième numéro de la revue XYZ, se couche à trois heures du matin, s'adresse à une femme imaginaire ; il « s'égare » sur une émission littéraire télévisée, remisée à une centième chaîne, sur sa femme endormie avec, à ses côtés, « un exemplaire du centième d'XYZ », sur des ébats érotiques possibles avec la femme imaginaire, sur l'animatrice sexy à la télé... Nouvelle grinçante, percutante, égratignant au passage les spectres ou succubes farfelus, qui habitent l'esprit inquiet de certains écrivains. Agitation émotive, humour débandé !

On ne décrira pas toutes les nouvelles qui composent le numéro. Celle d'Esther Croft, celle de Jean-Sébastien Trudel figurent parmi les plus intéressantes. Chacune à sa manière dénonce une forme d'injustice intime et sociale. Mais l'histoire qui nous a semblé la mieux réussie se trame autour des déconvenues d'une jeune femme, nouvelle titrée Cent jours avec Caroline. On a l'impression que Caroline appâte les événements qui démantèlent une existence, ou bien, idée plus fictive, rassemble les sujets engendrant des histoires sans queue ni tête. L'auteur, Gaëtan Brulotte, invite le lecteur à choisir, entre mille maux, la Caroline excentrique, provocante ou la Caroline, victime lucide d'avatars générés souvent par des êtres sans scrupules. Et que dire du narrateur qui témoigne de sa vie brève... Les trois nouvelles classées dans la section " Hors-thème ", signées André Carpentier, Chantal Fleury, Gisèle Villeneuve apportent une touche finale très singulière et personnelle à ce numéro.

Si l'ensemble se révèle agréable à découvrir et à lire, on reste un peu sur notre soif. On s'attendait à plus d'éclat, à plus de pétillement. À un feu d'artifice. On a ressenti un peu de fatigue filtrer d'une nouvelle à une autre, comme si le champagne arrosant ce centième numéro s'était éventé. Vingt-cinq ans d'existence pour une revue littéraire québécoise, ce n'est pas rien, c'est même beaucoup. Malgré notre mince réserve, on lui souhaite un heureux anniversaire et encore longue vie à elle !


XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 100, dirigé par Nicolas Tremblay
XYZ éditeur, Montréal, 2009, 102 pages

lundi 4 janvier 2010

Un amour en suspens *** 1/2


Malgré la neige et le froid, on demeure optimiste. Temps bienheureux pour la lecture, en attendant que le fond de l'air exhale une bouffée printanière ! Que les jours rallongent suffisamment pour oublier les intempéries hivernales. Quelques livres de la saison automnale nous tenant compagnie, pourquoi ne pas commencer l'année nouvelle avec l'un d'eux ? Le roman, La garçonnière, de Mylène Bouchard mérite qu'on lui accorde notre attention.

Ils ont fait connaissance au cégep du Vieux-Montréal. Ils se prénomment Hubert et Mara. Elle est née à Noranda, lui à Péribonka. Ils se sont plu tout de suite, ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Doivent avoir dix-sept ans. Durant des vacances d'été, Mara rejoindra Hubert à Péribonka. Rendez-vous pris avec des amis au bord d'un lac. Nuits étoilées, sacs de couchage. Montagnes à l'horizon. Tous deux imaginent et inventent des rails, des chemins de fer reliant leur contrée respective ; raccordant la rue Maisonneuve à la rue Saint-Viateur, là où ils résident à Montréal. Ils songent à l'avenir, ignorant d'inévitables « accidents de parcours ». Ils fréquentent les cafés du Mile-End, en font leurs lieux privilégiés, les points particuliers des événements qui les rapprochent ou qui, plus tard, les sépareront. Lui est photographe, elle, animatrice à la radio. Il est amoureux fou de sa  « Reine Mara ». Elle est davantage préoccupée par son indépendance, qu'elle ne veut pas encombrer d'un amour qu'elle juge purement physique. Un amour platonique lui suffit, croit-elle. Il y aura un torrent de lettres déversées par Hubert, un étouffement ressenti par Mara, une rupture définitive puis des rencontres fortuites, avant de s'exiler, lui à Prague, elle à Beyrouth. Éloignement n'aboutissant qu'à une inextinguible amertume. 

Dix-sept ans se sont écoulés, Hubert a pris femme, a fondé une famille. Mara mène une vie solitaire, incomplète, consacrée à son travail d'animatrice reconnue. Lui est devenu célèbre grâce à deux romans qui « avaient fait grand bruit au Québec, et ailleurs dans la francophonie. » Obsédés l'un par l'autre, ils se retrouveront à Beyrouth dans un café, Hubert ayant été invité au Salon du livre à « prononcer une conférence sur l'intertextualité [...] ». Des torpeurs les secouent, ils ne savent se raconter, ni n'éprouvent le désir de trop parler. Hubert proposera à Mara de faire une virée à Maameltein, « quartier un peu plus loin sur la côte, dans la baie de Jounieh [...] ». Et là, s'isolant de la foule, ils loueront une garçonnière. « La plus éloignée de toutes. » Pendant une semaine, ils s'aimeront désespérément, « un amour se consumait vraisemblablement. » « Puis, l'instant fatidique » où Hubert annonce à Mara qu'il doit rentrer à Prague. « À son départ de Beyrouth, c'était la dernière fois qu'ils se voyaient. » Pourtant, une autre fois se présentera qu'Hubert repoussera « froidement », rappelant à sa compagne « le délire épistolaire qui avait, aussi, assommé leur liaison, à l'époque. »

On pourrait épiloguer indéfiniment sur ce roman foisonnant de réflexions se rapportant au cinéma, à la littérature. De William Skakespeare à Milan Kundera, du poète et chanteur Richard Desjardins au cinéaste Peter Greenaway, l'aventure périlleuse de Mara et d'Hubert se nourrit de références spécifiques à l'amour, à l'éternité qu'il devrait représenter entre deux êtres assortis. Amour impossible, malmené par les réticences de Mara, qui refuse de se laisser aller à la passion étouffante d'Hubert. Quoi de plus culpabilisant que les interdits rongeant le cœur d'une femme et d'un homme faits l'un pour l'autre ? Le temps qui a passé sur Hubert et Mara nous est exposé comme un avertissement, nous exhortant à ne pas gâcher les sentiments que la vie ne distribue peut-être qu'à ceux et celles aptes à les cultiver, telle une fleur rare, à les ciseler, tel un diamant brut.

Histoire d'amour malheureuse, qui aurait pu sombrer dans le pathos et la banalité, si Mylène Bouchard, douée d'un talent percutant, n'avait su la maîtriser. L'écriture, ample et intelligente, fusionne avec une narration descriptive et psychologique ; les dialogues incisifs, presque tranchants, s'épurent de tout superflu, acheminant le lecteur vers l'essentiel de ce qui se trame à vie entre Hubert et Mara. La structure du roman, édifiée parfois comme un scénario, renforce les paysages et les personnages s'amalgamant avec eux. Jusqu'à la fin de leur troublante et grinçante histoire, Hubert et Mara rendront grâce aux lieux propices qui les ont vus grandir, enfin, devenir adultes. Un homme et une femme vieillissants. La boucle sera dénouée par Mara dans une lettre ultime qui, elle en est certaine, contiendra les seules et véritables paroles amoureuses qu'elle aura adressées à Hubert. Paraphrasant Shakespeare, si cher à l'auteure, the rest is silence...


La garçonnière, Mylène Bouchard
La Peuplade, Saint-Fulgence, 2009, 200 pages.