lundi 7 juin 2010

Toi, moi, mon village *** 1/2

Malgré la chaleur printanière, on se pose des questions sur les réactions de certaines personnes. On a reçu un diaporama montrant le visage d'enfants africains. La misère, la faim, la maladie altèrent leurs traits juvéniles, assombrissent encore plus leur regard déjà sombre. L'amie qui nous en a fait part demande, presque naïve, de faire suivre à toutes nos connaissances. Il nous semble que depuis longtemps ces images troublantes s'insèrent dans notre quotidien. Ces visages défaits par la malnutrition nous emportent vers un homme de retour dans son village, lui aussi abandonné à son isolement, autre malnutrition. Titre : Nos échoueries. Auteur : Jean-François Caron.

Que se passe-t-il dans le village de Sainte-Euphrasie ? Pas grand-chose, il faut bien le dire. Pourtant, ce retour aux origines sera salutaire au narrateur. Ancré depuis longtemps dans cet espace déserté après la mort de ses parents, il n'hésite pas à quitter Marie pour poursuivre une quête d'où de nombreux souvenirs douloureux débouleront. En cours de route, il prend à son bord une de « ces jeunes aventurières frondeuses » qu'il aime. Arrivé à bon port, il doit se rendre à l'évidence : la maison natale se délabre, telle son « enfance grise. » Pendant qu'il parcourt les pièces, se remémore des joies, des peines se rattachant à chacune d'elles, son auto-stoppeuse a trouvé asile à l'épicerie du village, Chez Ouellet. La jeune fille, surnommée la Farouche, jouera un rôle tragique dans l'échappée provisoire du narrateur. Elle lui rappellera sans cesse le désespoir de Marie quand il est parti. Verbalisant dehors et dedans, nous avons l'impression qu'il écrit à son amie une lettre jamais expédiée.

Hormis la demeure familiale, le narrateur nous entraîne vers trois rues où les gens l'interrogent, ne comprennent pas pourquoi il est revenu sur ces lieux érodés par l'absence. Comme il est peu bavard, il leur laisse entendre qu'il va « reprendre possession de la maison. » Relation ambiguë avec les villageois qui le rejettent mais lui viennent en aide. Il y a aussi le souvenir de Sarah, petite fille amoureuse de lui, morte au fond d'un ravin. Quand il flâne pour retrouver ses repères, ou en créer, il s'abandonne à la dernière image désespérée de Marie, réalisant que le silence de la maison, sa solitude, lui parlent d'elle, de sa colère dans le cadre de la porte. Le narrateur dépeint le fleuve, sa paresse, la distance sournoise qu'il entretient avec ceux qui se promènent sur ses rives. Ainsi, de flânerie campagnarde au dédale limité des trois rues villageoises, il se laisse aller à des confidences surgies de sa mémoire, comme si le temps fabriquait des mensonges, les restituait au contact des êtres ou des objets retrouvés. Le presbytère, le cimetière. La pluie qui suinte davantage une nostalgie à fleur de peau. Une autre maison abandonnée et vide, celle de Pierre Saint-Pierre, aujourd'hui placé dans le foyer de gens âgés que dirige humblement sœur Marie-Madeleine-des-Eaux-Vives. Religieuse rebelle que le narrateur imagine comme étant la sœur de la Farouche... Il « exagère. Ce doit être à cause de la pluie. »

Délaissant ses flâneries, ses rêves aléatoires, le narrateur brosse le portrait des habitués du bar. Que des échoués qui n'ont pas besoin de la lumière du soleil à l'intérieur de la salle à manger. Un homme, Yves-Marie, s'assoit à sa table, déclenche un flot d'images, se déroulant entre passé et présent. Cet homme, « un sensible », lui parle de son père, dévoilant des points obscurs qu'ignorait le narrateur. Chaque fois qu'il est confronté à des actes que son jeune âge ne lui permettait pas de sonder, il s'adresse à Marie, tel un témoin invisible et réconfortant. Lui-même n'est-il pas le spectateur de faits, encombrant sa quête vers un absolu qu'il s'est créé ? Ceux qui passent et qui restent inventent des ombres nécessaires à son intention, comme s'il était de trop dans ce décor moisi par l'existence insipide de chacun : personne n'aime être dérangé dans sa médiocrité quotidienne. Rien ne change, alors pourquoi vouloir bousculer des décennies de peurs camouflées au fond de soi ? Des petits riens parsèment le cheminement du narrateur, mais aussi des situations imprévisibles, telles les confidences de la Farouche venue un soir chez lui, plus tard le crime commis sur son corps. Descriptions captivantes des choses obscures, des gens qui se taisent, des « vieux » dans le foyer de sœur Marie-Madeleine-des-Eaux-Vives. Mystère de l'individu quand il profane des vérités qu'il pensait anéanties par le passage des années. Gestes qui démentent l'assurance que celui-ci manifeste lors de conversations avec le narrateur. Toute mort étant rédemptrice, celle de la Farouche ouvrira les yeux et le cœur du jeune homme. Une dernière fois, il adressera une lettre à Marie, lettre charnelle, encre du sang de la Farouche, qui le ramènera vers elle.

Nous sommes éblouis par le talent poétique de l'auteur, Jean-François Caron. La justesse des mots, leur profondeur décrivant les désordres moraux du narrateur, ses doutes sur ce qu'il adviendra de lui et de Marie, s'avèrent d'une densité telle que le lecteur vit intensément les péripéties qu'engendrent ses désirs de retrouvailles avec ce qui n'est plus, ses rêves enfantins que rarement il ajuste à la réalité. Sarah et Marie représentent deux visages confondant le passé et le présent. Se greffe à eux le symbole de la corneille menaçant la Farouche, elle, qui ne les connaît pas encore. « Ça viendra. » Roman — en est-ce un ? — envoûtant, le village se faisant lui-même personnage. Son identité dans la démarche solitaire du narrateur importe davantage que les protagonistes à la merci d'événements usant ses pierres, sa terre... Premier roman qui mériterait d'être lu, une main posée sur un  mur caressé par la chaleur du soleil. On imagine un lierre grimpant sur les aspérités de pierres debout et, pourquoi pas, qui étoufferait les égarements d'un jeune homme en détresse...

À lire absolument pour la beauté de l'écriture souple et forte. Pour sa poésie inspirée, qui, pas une seule fois, dénature les propos réalistes d'une histoire de chair et de pierre. De sang et d'eau.


Nos échoueries, Jean-François Caron
Éditions La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 154 pages