lundi 29 mars 2021

Des effleurements oscillatoires, des replis inavoués *** 1/2


Pour nous éloigner de toute contagion toxique, on fuit les personnes qui nous gavent de leur pessimisme inné ou de leurs humeurs atrabilaires. On ne peut accepter que la vie soit une catastrophe anticipée qui montre le dessous de ses jupons et qu'on en soit offusquée. Même si on se gargarise de moments délicieux qui ont trait à un passé insouciant, émouvant, on évite des éternuements qui nuiraient à nos ébats de jeunesse. On a lu le numéro 145 de La revue XYZ de la nouvelle.

C'est une livraison un peu spéciale qui a échu dans notre boite aux lettres. Huit auteurs-es ont été invités-es à révéler leurs déambulations dans l'aléatoire de l'existence, ou plus encore à délaisser leurs certitudes pour s'imprégner d'un thème plutôt déroutant " Je préfèrerais ne pas ", proposé par David Bélanger. Celui-ci, ayant orchestré ce numéro, doit jubiler d'y lire les textes remarquables de ses hôtes. On peut certifier qu'on a ressenti les oscillations morales des narrateurs et narratrices qui se sont risqués sur la corde raide du vide, assumant leur vertige, sans le soutien de leur Pygmalion. 

Une fée, être vivant inconsistant, se laisse raconter par Daniel Grenier. Les spécialistes. Claude pense qu'il a sauvé une petite fée des bêtes sauvages, des éléments tempétueux, en l'enfermant dans une bouteille de Coke vide. Manquant d'oxygène, la fée est morte, ce qui nous vaudra les explications évasives du narrateur, « j'aimerais mieux pas », quand il lui faudra justifier ce qu'il sait des fées, ce qu'il ignore. Pourquoi l'avoir emprisonnée ? Ce qui s'ensuit s'avère une symbolique inquiétante concernant les interrogatoires. Pièce nue, chaise droite, cube vide, souligne prudemment le narrateur, qui, finalement, se dérobe, abandonnant la petite fée sur une table de métal. Elle sera autopsiée, disséquée. Les spécialistes se questionnent mais Claude est parti discrètement, le narrateur aussi, se demandant ingénument où s'est égarée la bouteille de Coke. Daniel Grenier a suivi une directive appropriée, fidèle à la thématique demandée. Secondé par Caroline Guindon avec un récit à la dérive de toute logique habituelle. Après le film, donne la parole bohémienne à une voix observatrice, si cela se peut. Elle commente les agissements d'une femme qui sort du cinéma, un soir de pluie. Se remémorant un homme, Hans-Martin. Passé et présent s'entrelacent, des vieux, des jeunes, interviennent spontanément. La silhouette d'une « belle bourgeoise » se présente, serrant « contre elle son sac à main [ ... ] », converse avec un sans-abri à qui elle vient d'offrir quelques pièces. La nouvelle se love dans un condensé d'impressions mouvantes, se déplaçant au gré des intentions biaisées de la voix berlinoise. La femme cinéphile arrive dans un appartement où se trouve Hans-Martin. Louvoiement, comme si les anecdotes tressant le quotidien se révélaient sans importance. En sortant du cinéma, il faut bien aboutir quelque part, affronter les mirages nocturnes que dessinent la pluie et la mémoire... Les protagonistes de Caroline Guindon aiment la marche, on dirait pour conclure.

Nouvelles fascinantes que nous devons lire avec un grain de sel. Se laisser emporter par l'absurde qu'elles dégagent, toujours sans importance. Ainsi, le texte de Marie-Pier Lafontaine, L'aveu silencieux, déploie la manière habile de faire avouer un suspect récalcitrant. Partant du cas d'une vieille dame qui a porté plainte pour agression sexuelle commis par un ambulancier. Aveu du corps, des gestes, soutiré de l'accusé alors qu'il est seul dans une salle d'interrogatoire. Nous le voyons fustiger les parties de son corps qui ont abusé de la vieille dame, sous le regard impitoyable d'une caméra extérieure, de celui, satisfait, de l'inspectrice. Les aveux du corps ont un aspect funambulesque, indépendants de l'esprit, de la parole. Insaisissables si une quelconque image ne les retient pas dans son carcan de vérité infaillible. Récit qui adhère au cours donné par une enquêteuse sur les crimes sexuels depuis plus de deux décennies. Demeure cependant un doute qui intrigue une étudiante, comment savoir que les coupables agiront de cette manière corporelle ? De se faire répondre que personne ne le sait. Décalage du temps qui passe, ou ne passe pas, dans le récit de Mélissa Verreault, 17 h 48 du matin. Camille se réveille. Elle se souvient avec joie que le soir, elle a rendez-vous avec Mathieu. Et puis non, elle l'a rencontré la veille. Ils ont soupé ensemble. Mariée depuis une décennie, l'amour s'use, sauf que son mari, François, l'aime comme au premier jour. Les mots complices sont devenus convenus, chacun les tait, le silence amoureux s'est établi entre eux. La confiance non entamée. Ils font toujours l'amour, Camille se juge comme étant une faiblesse de la nature, quand François la désire. Des anecdotes ordinaires déblaient le présent, pour mieux solliciter Mathieu, ou simplement rêver d'une possible liaison avec lui. Camille oscille, Camille joue avec les heures autant indisciplinées qu'elle-même. Est-ce le matin ou le soir quand elle fixe un rendez-vous à Mathieu, l'invitant à souper avec elle et François ? Très représentative nouvelle se ralliant à la thématique. Le flou l'emporte, passivité de Camille réfugiée dans ses retranchements sentimentaux, prête à bondir... Annie Perrault nous convie au désistement moral de sa narratrice qui, timide, prend la parole, Taire d'où je viens. Elle n'ose pas se montrer, cherche une histoire où s'insérer, à cause d'une sœur née avant elle, qui a manqué d'oxygène. Ce qui permet à la jeune fille de tâter le pouls de sa famille modeste, là d'où elle vient. Elle a honte. Des séquelles profondes d'embarras la font dériver entre les siens et elle-même. Elle voudrait tellement mais ne peut pas, ses manières d'être sont trop souvent dépendantes du comportement fragile de sa sœur ainée. Même les photos familiales qu'elle examine, se posent tels des éléments troublants de sa mise au monde, à l'âge de dix-huit ans. Refoulements conscients qui nous éloignent des textes qui s'ensuivent, toutes les fictions ayant trouvé leurs lueurs éclairantes pour continuer à vivre entre dérision et gravité.  

Nouveauté dans la revue, un concours de traduction littéraire. De l'anglais vers le français. Cette première année, le prix a été remis à Marie-Pier Labbé pour sa traduction de " Step on a Crack ", nouvelle signée de l'auteure canadienne Jill Sexsmith, extraite de son recueil Somewhere a Long and happy Life probably Awaits You. Fidèlement, sont incluses trois nouvelles dans la rubrique " Thème libre ". Les trois rassemblant des effilochages de la thématique, qui ont ravi notre lecture. Enrichi les heures vaines. Tel un aboutissement qui nous rappelle que rien, ce rien mentionné par Douglas Smith dans son texte libellé de ce vide, se montre parfois reposant, voire essentiel. Rien. 

C'est un numéro impressionnant que renfloue constamment la qualité des textes soumis. L'influence de la nouvelle de Herman Melville référée par David Bélanger, imbibant leur précarité, celle que nous utilisons, telle une échappatoire, pour nous donner bonne conscience, adoucir notre incrédulité. Multiples interprétations se jouent de nous, nous catapultent vers l'avant, nous ne savons trop vers où. Une certitude, cependant, l'assemblage de ces récits, imaginaires ou pas, a conquis la lectrice assidue qu'on est. On a éprouvé un dépaysement intellectuel et moral dans cette débâcle de moments irrésolus, esquivant habilement la face dissimulée de nos réprobations. Ce collectif n'en est que plus méritoire.

 

La Revue XYZ de la nouvelle, numéro 145

Piloté par David Bélanger

Montréal, 2021, 104 pages

 

 

lundi 22 mars 2021

Quand le silence fait place aux rumeurs *** 1/2


Nous revoici devant notre éternel dilemme. Écrire une introduction qui conviendra à notre prochaine chronique. Il y a peu à dire, notre prochaine chronique se camouflant dans les limbes de nos réflexions. Rien lu, rien analysé ces derniers jours, on a profité de quelques journées de relâche. Pour l'accommodant plaisir de recevoir des livres du printemps qui s'accumulent derrière notre dos. On commente le roman de Tristan Saule, Mathilde ne dit rien.

Il est de plus en plus rare que la teneur d'un livre nous surprenne. En littérature, tout a été dit mais tout n'a pas été lu. L'ouvrage en question nous plongeant dans les marasmes violents d'une femme qui n'attend plus rien de l'existence, on s'est laissée accaparer par l'imagination féconde de l'auteur, qui nous est autant inconnu que le temps qu'il fera demain, qu'on espère clément. On va essayer de suivre Mathilde, puisqu'il s'agit d'elle, qui n'a plus grand-chose à perdre, ayant déjà perdu l'essentiel, sa fille et son mari.

Le récit s'ouvre d'une manière abrupte. Une femme, habillée d'une combinaison d'une compagnie de gaz ou d'électricité, arpente une rue avant de sonner à la porte d'une maison, d'y être reçue. Gaëlle, émotive propriétaire, se méfie de cette technicienne qui l'a simplement informée qu'elle venait rétablir le câble du téléphone et de la télévision, déconnecté par mégarde. Dans l'attitude de la spécialiste, quelque chose d'indicible angoisse Gaëlle, qu'elle ne parvient pas à déceler. Avant de partir, la femme laisse un message verbal pour le mari absent. Il doit payer Mohammed le plus vite possible. Puis, elle sort, laissant Gaëlle décontenancée, apeurée.

Après cet intrigant intermède, où la tension nous situe au diapason de la vie tourmentée de Mathilde, nous apprenons à doses subtiles qui elle est, ce qu'elle fait, l'auteur effleurant ses antécédents. Elle a une quarantaine d'années, ex-championne de judo, elle habite une banlieue française modeste, pour ne pas dire déshéritée, fréquentée par des immigrants maghrébins. Sainte-Té, ses tours et ses dealers, sa place carrée flanquée d'un château d'eau et d'une mosquée, points de repère qui témoigneront des pires événements endurés par Mathilde. Assistante sociale, son travail consiste à aider financièrement des demandeurs démunis. Examinant leur dossier avec un professionnalisme désenchanté, elle sait qu'une maille s'échappera toujours du tricot ajouré de leur situation précaire. Quand nous la suivons sans très bien savoir où elle nous conduit, elle vient d'apprendre que ses voisins, Mohammed et Nadia, sont expulsés de leur logement. Que Mohammed a travaillé illégalement pour le mari de Gaëlle, qui refuse de lui payer son dû. Histoire socio-familiale qui s'envenimera quand Lounès, petit-fils de Mohammed et de Nadia, rattaché à une bande de malfrats du quartier, se dressera dangereusement contre Mathilde, la tenant responsable de la déroute de ses grands-parents. Il y aussi Idriss, dix ans, frère de Lounès, plus ou moins complice avec Mathilde, présent aux moments opportuns. 

Du présent jaillit le passé. Se décante celle que fut Mathilde, jeune fille pleine de projets équitables, future championne de judo. Pour son malheur, elle s'éprendra de Thibault, jeune homme sans avenir, sans travail, qu'elle épousera, de qui elle aura une fille. Après des échecs de travail douteux, Thibault entrainera Mathilde dans un complot machiavélique, qu'elle paiera cher, la laissant vide, détachée d'une certaine condition humaine. Fragments existentiels qui se nourriront d'épreuves tant physiques que mentales. À son bureau, la fourberie de deux collègues la décevra. Elle qui n'est que loyauté claquera la porte. Naïve, malgré les affres meurtrières qui l'ont chassée de sa ville natale. À mesure que se resserre le drame qui maintient Mathilde en vie, nous cernons davantage le piège dans lequel elle s'est fourvoyée pour sauver Mohammed et Nadia du désastre qui les guette. Se retrouver jeter à la rue, comme des pestiférés. Mathilde se tait, mais Mathilde stigmatise l'injustice commise envers les migrants de tous bords. L'histoire se déroulant en France, ce sont des Nord-Africains que l'écrivain, Tristan Saule, cible, ravivant cette inguérissable plaie, analogue à la plaie du roi Amfortas, qui a creusé ses racines sournoises bien avant la guerre d'Algérie... Une femme forte, innocente, sera la victime de ces égarements haineux avant d'en être la rédemptrice. Mathilde, femme christique.

Roman captivant duquel on ne peut tout relater, ce qui serait dommage. Et inutile, chacune et chacun élaborant le peu de pouvoir des protagonistes à n'être que ce qui leur a été inculqué. Dessein essoufflant dès la première page que l'écrivain a peaufiné, nous tenant en haleine le temps d'un livre, pour ne pas risquer de nous noyer, sort réservé de justesse à Mathilde. Plus la souffrance s'avère insupportable plus le sort du monde, ici, celui de Mathilde, d'Idriss, s'oriente vers la lumière. Il y a les cas désespérés, les ulcérés, tel Lounès soumis à une amertume mêlée de rancœur, tel Thibault qui, dans la mort, se résoud à n'être qu'un paria de la société. Fiction dérangeante au plus haut degré. Bien que français dans son entièreté, le récit nous enseigne, sans moralité aucune, que nous miroitons la fragilité misérable des agissements de nos semblables. Qu'ils soient silencieux, héroïques, trop souvent délestés des bienfaits que nous attendons d'eux.

L'écrivain, Tristan Saule, promet une suite, titrée Chroniques de la place carrée. Idée généreuse qui ne demande qu'à se concrétiser, dont on attend l'issue avec patience et impatience à la fois.


Mathilde ne dit rien, Tristan Saule

Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2021, 285 pages

lundi 15 mars 2021

Rêveries d'une femme de son siècle *** 1/2


Cela est rare mais il arrive que des humeurs nous renferment dans notre coquille, déjà à peine entrouverte. Souvent, pour des futilités d'ordre professionnel. On supporte mal que des négligences désinvoltes freinent notre travail, ou qu'on se soit trompée sur le contenu d'un livre. C'est le cas, ce lundi matin, à cause d'une personne avec qui on échange ordinairement des rapports cordiaux, soudainement de force. On a lu le roman de Caroline Guindon, Cythère.

Étonnant premier roman maitrisé à point, rien de trop, rien de moindre. Qui fait suite à un recueil de nouvelles qu'on avait recensé ici même. Les deux ouvrages peu contraints par un laps de temps déconcertant, il nous a semblé judicieux de nous arrêter au récit d'une femme, Geneviève, qui nous fait part du deuil de son père, libérant ses émotions poignantes au cours d'une longue promenade dans les rues de Berlin. Elle se dirige vers le château de Charlottenbourg, qui abrite le tableau d'Antoine Watteau, L'embarquement pour Cythère. Avant d'en arriver à cet apaisant dénouement, il nous faut escorter la narratrice dans son triste périple duquel elle se souvient, sa promenade s'avérant parfois épineuse. Sa route entravée de cailloux aux arêtes coupantes. De nombreux souvenirs assaillent Geneviève, surnommée Lili à l'université où elle enseigne. 

C'est une lettre de son amie Hannah qui préambule le récit. Puis, Geneviève se souvient d'un jeu qu'elle partageait avec sa jeune sœur Émilie, du jour des nids au cimetière anglais avec sa grand-mère Adele. Auprès de Geneviève se tient Émilie, la benjamine. Les accompagne le cousin Philippe, un peu plus âgé que les deux fillettes. Promenade familiale échardée de cent détails prémonitoires. Fragments de l'enfance immuable, retentissant pendant que la narratrice marche « seule, silencieuse » le long de la Spree, « rivière bohémienne, qui va tranquille ». L'histoire de Geneviève sera imprégnée du flot mouvant de ce cours d'eau, témoignant peu à peu de la maladie du père, celui-ci étant mort un an plus tôt. Il y a la sœur ainée, Héloïse, médecin, mariée, mère de trois garçons. Le roc sur lequel s'appuie Geneviève, malgré les failles, les pleurs que son ainée dissimule dans une garde-robe. La mère, Louise, s'est éclipsée lors du treizième anniversaire de la narratrice. Elle s'en est allée vivre sur une « île madelinienne », ses trois filles ignorant la raison de sa rupture irrévocable. Son absence sera évoquée douloureusement dans un livre de Gabrielle Roy, pages signifiantes, annotées de gloses, au stylo vert. Blessure repoussée par Geneviève quand elle planquera le livre de Gabrielle Roy dans une corbeille à déchets. Geneviève marche toujours, déferlent ses pensées, le nom de promeneurs célèbres. Elle observe le bleu du ciel de Berlin, aime cette ville, ne s'y sent jamais seule. Un court chapitre est consacré à son amie Hannah, qu'elle recevra à la fin du deuil, retraçant la manière jubilatoire de leur rencontre dans une boulangerie.

C'est le père qui occupe le centre du récit. Commandant de bord à la retraite, Jacques Gagnon a joué le rôle du père et de la mère. Toujours avec Geneviève, nous pressons le pas pour arriver jusqu'à lui, laissant de côté des sensations éprouvées, décrites intérieurement par la promeneuse, qui ne cesse d'avancer vers le château de Charlottenbourg. Elle se dirige vers une fin de sa propre nuit, éclairée des deux phases inévitables de l'existence : l'enfance et l'adolescence. Théâtre trop réel que l'agonie du père, entourée de ses trois filles mais aussi acteur de ses propres souvenirs. L'amour démesuré qu'il porte à sa femme Louise, même s'il a vécu quelques années avec Ginette. Le long de la Spree s'emmêlent les souvenances de Geneviève, comme si l'agonie du père s'avérait trop difficile à relater, sans y laisser des parcelles de soi. C'est dans une clinique, à Montréal, que le père s'est entouré de ses trois filles, celles-ci ne le quittant jamais, un père à qui elles vouent une dévotion à la fois poétique et réaliste. Lui est un homme dépêtré de tout mysticisme, il consomme la poésie à outrance. Savoir qu'il a transmis à ses héritières, les cernant tour à tour de ses dernières volontés mortuaires. La tumeur au cerveau qui le fait souffrir l'a rendu aveugle, il repère ses filles d'après les mouvements qu'elles esquissent, accomplissent dans la chambre, habitué qu'il est, depuis leur enfance, à les voir grandir, s'épanouir. Dotées d'une personnalité dissemblable, elles représentent trois faces d'une pyramide indestructible, chacune délimitant son affection envers les deux autres. Poésie dans la parole de Jacques Gagnon, poésie de François Villon, ce choix déroutant anime une pierre de touche, celle d'un esprit peu conventionnel, qui se reflétera dans les comportements indépendants de Geneviève. L'agonie sera douleur bruyante. Tant de choses ont été dévoilées avant d'entrer dans l'antichambre de la mort. Plus tard, il y aura l'héritage à débroussailler, les artefacts dont il faudra se débarrasser. La fatigue physique, la lassitude due à la perte irrévocable de l'homme qui les a si intelligemment guidées. Le retour à la vie normale. Universités pour Geneviève et Émilie. Cabinet médical pour Héloïse. Dans l'affliction et l'abandon se profile un avant qui a été rempli, s'insinue un après qu'il faut assumer, au prix d'insoupçonnables efforts sur soi. Les réminiscences nécessitant le désir d'expliciter des enfermements auxquels on ne prêtait pas attention. Exploitant la durée éphémère de la vie humaine, que nous pensons éternelle, erreur magistrale qui nous gifle, parfois nous met à terre...

L'embarquement pour Cythère, tableau allégorique signé Antoine Watteau, autopsié minutieusement par l'écrivaine, symbolise-t-il un autre embarquement dont la rive serait une île, terre privilégiée par la mère échappée, Louise ? L'île se manifeste de maintes façons, favorise l'espoir, rien n'étant jamais certain. Terre d'accueil, déserte ou habitée, le naufragé y cherche la paix, une accalmie à sa souffrance, le but de ses promenades solitaires, soif et faim assouvies... La mémoire se replie sans abdiquer, s'adoucit sans se rebiffer. Ce qui attend Geneviève, une année sabbatique après avoir lu un « très beau livre », annoté par sa mère. Après avoir perdu son père dans un dédale de confusions enfin éclaircies. À l'abri dans une ville qu'elle aime. Son île. Sa Cythère à elle, conclut Caroline Guindon, qui nous a nourri d'un roman intelligent, nous a permis de l'observer de loin lors d'une épopée émouvante, la mort d'un père ravivant ce qu'elle comporte d'obscurité, telle la révélation soudaine du premier amour...


Cythère, Caroline Guindon

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 208 pages

 

lundi 8 mars 2021

Danser et vivre à deux temps *** 1/2


On aimerait jeter aux orties les délinquances de l'hiver qui se termine. Mars, guerrier inassouvi, nous promet un brin de douceur verdoyante. On espère se désaltérer de fragrances printanières, l'hiver bouchant nos narines à ses odeurs agonisantes. De notre soulier tenant nos pieds au chaud, on bouscule hardiment les dernières mottons de neige sale et grise. La légèreté de notre esprit nous faisant cligner des yeux de plaisir. On a lu le roman de Karine Geoffrion, La valse. 

Elle se prénomme Isabelle, mariée, mère de deux enfants, professionnelle, jeune quarantaine. Femme d'affaires ambitieuse, elle mène de front carrière et vie privée. Elle a monté sa compagnie de designer, la dirige avec une rigueur trépidante, couronnée de succès. Narcissique, seule sa beauté physique l'importe. Futilité des apparences. Elle tourbillonne autour de son mari, Xavier, de leurs deux jeunes garçons, de sa sœur Marie, artiste, mariée à un photographe de bas niveau, sans le sou, aux dires d'Isabelle. Contrairement à Xavier, directeur associé d'un cabinet d'avocats en droit des affaires de Montréal. Il est brillant, séduisant, ne vit que pour son travail. Toujours les apparences à sauvegarder. Lui et Isabelle se complètent, au point que certains jalousent leur harmonie maritale.

Quand l'histoire commence, Isabelle organise une réception pour fêter leur anniversaire de mariage. Dix ans de réussite privée et sociale. Marie annonce sa séparation, à la suite d'un adultère. Xavier se fait de plus en plus rare à la maison. Isabelle a peu d'amis, sinon des partenaires de sport. Chacune a sa vie bien remplie, ricanant ensemble à propos de commérages insignifiants. Un ami qui, peu à peu, la délaisse, une amoureuse occupant ses soirées. Se greffe à l'existence à la fois pleine et vide d'Isabelle, des questionnements qui la bousculent, toujours mis de côté pour ne pas voir la réalité telle qu'elle se présente. Existence basée sur une profonde solitude, sur des failles humaines, révélées douloureusement depuis la séparation de Marie d'avec son conjoint. Si proches dans leur jeunesse, les deux sœurs sont devenues insignifiantes l'une envers l'autre. Une angoisse sournoise alourdit le tourbillonnement égocentrique d'Isabelle, s'insinue une méfiance inexplicable envers l'une de ses employées. Elle ne peut nier que depuis la rupture du couple de Marie, le doute s'immisce en elle, la ronge, assombrit son rapport avec ses clients au risque d'amoindrir ses succès d'ordre professionnel. À ce moment charnière où plus rien ne va, Isabelle commence à soupçonner Xavier d'infidélité, son travail le retenant plus qu'il ne faudrait à son bureau. 

En parallèle au discours d'Isabelle, une voix inscrite entre les chapitres se lamente.  C'est une femme qui relate le début d'une liaison et sa fin inéluctable. Nous ne savons qui elle est, mais pénétrant lentement dans l'existence d'Isabelle, se profile l'ombre douteuse d'un homme qui, depuis deux ans, se prélasse dans les bras d'une autre femme. Voix émotive et passionnée contrairement à la voix d'Isabelle, froide et calculée. Pause immanquable de cette dernière sur le territoire épiné de sa sœur, sur celui de son mari qui se dérobe. Nécessité de s'enfoncer la tête dans le sable pour éviter le dénouement de conflits qui risqueraient de l'humilier, de la blesser. S'imposer le silence, accord tacite avec les êtres qu'elle aime, plutôt que leur rejet. Ses rivales, Mylène, ancienne employée qui gère ses propres affaires au détriment de son entente avec son ancienne patronne, soudainement sa sœur qui a décroché un contrat artistique à Paris. C'est en allant nourrir son chat qu'Isabelle, feuilletant des albums de photos chez Marie, mettra à jour un mystère sororal dont elle ignorait les aigreurs. Elle devra se rendre à l'évidence, les agissements parfois troublants de Marie ôtent leur voile obscur, révélant que Xavier, homme indépendant, bien que responsable, entretenait une intrigue amoureuse qu'Isabelle ne soupçonnait pas. Les habitudes s'avérant au-delà de tout risque discordant, la malsaine sécurité d'un avenir peu enviable, à l'abri des cris rageurs mais proches des larmes, amère consolation qu'Isabelle choisira. Ses succès professionnels, son mariage d'apparat n'acceptant aucun dialogue réparateur, elle se résoudra à l'état d'aveugle. Se confier serait briser une image trop lisse qu'elle a fabriquée sur son épiderme. Elle distille un tel tableau d'elle-même qu'elle finit par y croire, ne cessant de feindre.

Roman très actuel qui ne manque pas d'humour. L'auteure, Karine Geoffrion, orchestre le sort d'une femme professionnelle qui, pour se prouver qu'elle existe par elle-même, sacrifie à l'orgueil le bien-être d'une existence placide. Isabelle, et bien d'autres de sa condition, ayant abouti au succès par l'entremise de nombreux compromis, de résolutions devant lesquelles elle n'a jamais failli. Comment laisser de côté ce que toutes ont acquis avec autant de persévérance ? Si la première lecture de cette fiction à la saveur acidulée, nous a semblé parfois aléatoire, on s'est vite rendu compte que, mieux qu'un bijou rare, certaines femmes de carrière dissimulaient derrière et devant elles, un précipice où le moindre trébuchement leur serait fatal. Le fond du ravin se capitonnant de tessons mortels...


La valse, Karine Geoffrion

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 104 pages

 

lundi 1 mars 2021

D'un tableau à un autre, un drame muet *** 1/2


Ce matin de janvier est silencieux, dedans et dehors. Seule, la musique de Saint-Saëns rythme nos va-et-vient dans l'appartement. On ne sait pourquoi, notre regard s'attarde sur un mur du salon peint d'un ton neutre, adoucissant encore plus l'ambiance qui nous enveloppe. On aime les couleurs, touches de vert, de pain brulé, qui nous font penser à la maison qu'on avait repeinte avec tant de conviction innocente. On a lu le roman de Valérie Garrel, Rien que le bruit assourdissant du silence. 

Après avoir lu et refermé ce livre, on s'est demandé de quel monde fictif on ressortait. On a conclu qu'on venait de lire un conte moderne, qui commençait mal, finissait bien. Il y a la misère morale, la détresse insoutenable, auxquelles nous devons faire face, devant les traverser sur la pointe des pieds. Puis, jaillit une lumière qui coupe la nuit en morceaux étoilés. Une princesse attristée apparait sous la forme d'une jeune femme aux « joues d'ébène », indice identitaire qui, plus tard, mettra le lecteur sur une piste dramatique. L'arrivée d'un prince charmant fantasque, aux allures dégingandées. C'est une manière d'embellir  davantage ce livre aux accents parfois lyriques, bien que la vie de Cassandra contienne peu de cette musique. On la rencontre au musée des Beaux-Arts de Montréal, ce qu'elle fait fidèlement chaque samedi.

Six tableaux, se situant entre le XVIe et XXe siècle, seront les éléments déclencheurs, et même les miroirs, desquels nous apprendrons beaucoup de cette jeune femme, devenue muette, après qu'un terrible malheur se fut abattu sur son pays, l'obligeant à émigrer au Canada avec sa jeune sœur. Chaque jour la retrouve dans la ville, elle marche, elle s'épuise. Elle se souvient par effet fragmentaire. C'est sa rencontre au musée, avec Antoine, qui dessillera son corps, comme nous le disons des paupières. Sans façon, il s'assied à ses côtés, lui narre une histoire que lui inspire un tableau que Cassandra admire. Sans nommer ces œuvres, elles se rapportent au combat que mène la jeune femme, lui rappelant les raisons insupportables pour lesquelles elle s'est exilée. C'est d'abord Asmaa, jeune Marocaine du XIXe siècle qui, après avoir été violée, ne rêve qu'à sortir de son pays. Un après-midi, alors qu'elle revient de la pâtisserie chercher les gâteaux pour le mariage de sa sœur, elle est prise à partie par son agresseur, qui la bouscule, « l'envoyant violemment contre le mur ». Arrive un officier de la Marine française qui la sauve de ce mauvais pas. Il reverra la jeune fille, lui promettra monts et merveilles, promesses qu'il ne tiendra pas. Quelques jours plus tard, les bateaux ont quitté le port. Dans ce portrait, Cassandra se retrouve, elle aussi a quitté son pays, l'homme qu'elle aimait est mort dans la catastrophe, l'enfant à naitre ne saura jamais rien de ce monde. Thème de l'exil provoqué par des épreuves indécentes, dont les femmes sont les premières victimes. Ce que nous apprend l'histoire de Ruth, imaginée par Antoine. Symbole de la perte du fils, amoureux d'une fille de l'ennemi à combattre. Toutes sortes de deuils que connaissent tristement les femmes, Cassandra devra commencer le sien, chose à laquelle elle n'avait pas penser. Vivre son deuil à condition de l'apprivoiser à l'intérieur de soi.

Un tableau de Camille Pissaro met en scène une vieille dame migrante. Chaque jour elle vient admirer le paysage pictural accompagné d'un homme qu'Antoine a cru être son mari. Mais un après-midi, elle vient seule, habillée de noir. Un incident fera qu'Antoine et Cassandra connaitront son histoire. L'homme qui l'accompagnait est son frère. Il est reparti en France aux obsèques de leur mère centenaire, mais aussi rejoindre son amour de jeunesse. Cassandra apprendra que tous les migrants, « les réfugiés ou les exilés, tous laissaient quelque chose derrière eux. » Reviendrait-elle dans son pays pour accomplir un dernier devoir ? Elle n'en est pas certaine. Chaque tableau relatant un destin, se pose devant elle tel un miroir qui la réfléchirait. Douloureux mais bienfaisant. Peu à peu, son propre paysage lui renvoie cent détails qu'elle avait négligés. Des scènes de sa rue. Un groupe de danseurs évoluant dans le hall du musée. Une patineuse dans un parc. La présence occasionnelle d'Antoine la rassure même si elle ne s'explique pas sa constance. Il parle, elle se tait, incapable d'émettre un son. Qui est ce jeune homme, échappé, semble-t-il, d'un tableau du XIXe siècle, disséquant la condition des femmes d'époques révolues ? À la fois romantique et moderne, même son langage s'apparente à une époque éteinte. Il la trouble, elle s'interroge, signe de sentiments ambigus à son égard, dont se défend Cassandra. 

Augustine prendra la suite des révélations que, l'air de rien, Antoine transmet à Cassandra. Augustine est servante chez un couple bourgeois du siècle dernier. Ce soir-là, elle est au théâtre avec Madame, elle s'inquiète, son jeune mari, Simon, a disparu depuis quatre semaines. Une obscure voyante, croisée dans la rue, lui transmettra un message de Simon. Elle doit retourner aux sources, soit dans leur village natal. Reprendre racine. Ce que n'avait jamais songé à faire Cassandra. Retourner aux origines, ne plus être déracinée. Asmaa désirait fuir son pays, Augustine doit retourner dans sa ville. Oscillation irrationnelle que les allées et venues mentales de Cassandra, et de bien d'autres migrants, d'une frontière à une autre, renforçant une idéalisation à laquelle ils ne peuvent échapper. Il est inévitable qu'après un tel déploiement d'hésitation, de remise en question, la vérité explose, dénoncée par quelque affliction de la mémoire ou du regard. Ici, c'est Antoine qui occasionnera cette blessure. Devant un ultime tableau qui reproduit la destruction de Sodome et de Gomorrhe, deux villes de débauche. Paysage de flammes qui horrifie Cassandra, lui rappelant le fléau qui détruisit en partie son île. Nous seront révélés son nom, la date et l'heure fatidique de sa dévastation causée par une colère invraisemblable de la Nature. Cassandra se remémore les événements qui ont suivi. L'arrivée des secours, la recherche de sa famille, sa place dans un camp. Ce bouleversement surgi d'un petit tableau « peint il y avait plusieurs siècles. » Traumatisée par cette débandade de souvenirs exécrables, sa sœur veillera sur elle. Cassandra se remettra de ses infestations psychiques, retrouvant Antoine dans un salon de thé.

Tout en dentelle et délicat roman élaboré sur les failles identitaires quand les gens doivent se séparer de leur pays, de leur continent. Souvent, d'une partie de la famille. L'effet poétique que porte le récit en atténue la souffrance, chaque tableau contenant sa part d'aliénation. Ce dont ne se doute pas Cassandra, n'admirant que leur beauté. Premier degré du regard qui apaise, en apparence, les endormissements suspicieux engoncés en nos âmes. Il suffit d'un pas effleurant le précipice pour que le vertige obscurcisse la lumière du ciel, nous guide vers nos méconnaissances volontaires. Les sentiments se font éclaireurs, ceux, habilement exploités par l'écrivaine, Valérie Garrel, à travers la personnalité de deux personnages, chacun marqué de son drame particulier. Dans le salon de thé, Antoine divulguera ses nécessités d'aborder certaines femmes... Récit un peu désuet, s'apparentant à la vie fantasmée par Antoine, dont le charme suranné séduira Cassandra, lui redonnera la parole. Usité dans la littérature actuelle, le thème de la perdition, de l'exil, de plus en plus en vigueur, s'exprime d'une manière plus brutale, plus réaliste. On sait gré à Valérie Garrel d'avoir rehaussé son récit d'une tendresse contenue, empathique, ne laissant entendre que le bruit de rumeurs lointaines. Bruit qu'il sera toujours temps de convertir en une réalité affligeante...


Rien que le bruit assourdissant du silence, Valérie Garrel

Les Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2020, 142 pages