mercredi 11 novembre 2009

Le livre des origines ****


Un deuil ayant assombri nos journées automnales, on a longuement hésité sur le choix d'un nouveau livre. Finalement, on a opté pour le récit de Roland Bourneuf, L'ammonite, persuadée d'y trouver un grand réconfort. On ne s'était pas trompée.

La madeleine de tante Léonie a fait ressurgir le passé de Marcel Proust. Ici, des figurines animent les personnages familiaux du narrateur, Arnaud Bermane. Il a été réviseur chez un éditeur de livres scientifiques et se juge très sévèrement : « petit employé dépourvu de talents notables. » Il ajoute qu'il était sans ambitions, « la soixantaine en laisse-t-elle encore ? » Dans son appartement, jouant avec les statuettes qu'il a achetées chez un brocanteur, il se remémore son enfance, son adolescence provinciale, voire campagnarde, écoulées entre des parents aimants mais austères, un frère aîné rebelle. Peu à peu, Bermane sera entraîné dans un tourbillon habité d'individus, morts pour la plupart. L'action se déroule d'abord en France, les origines remontant au delà des guerres de 1870, de 1914, enfin, celle de 1939. À la manière de Proust, le narrateur s'abandonne à une réalité mélancolique puis douloureuse et à l'engourdissement réparateur du rêve. Avant qu'il parvienne à décrire les horreurs humaines, de preux chevaliers, de nobles dames, issus du Moyen-Âge, d'époques incertaines et floues, le reportent aux silhouettes de la mère, du père, du frère aîné. Le jeune Arnaud est fortement impressionné par un cousin, Pierre-François, explorateur, qui lui offrira une ammonite, « spirale enroulée dans une gangue de pierre. » L'ammonite fait figure de talisman, mais aussi de symbole quand, plus tard, Arnaud Bermane délaissera le peu qu'il possède, se fera voyageur sans retour. On a l'impression qu'il plonge dans l'une des alvéoles de l'ammonite pour désigner le monde qui l'entoure : que va-t-il chercher ? Des paysages encombrés de visages d'hommes et de femmes d'antan. Il sait que nous n'oublions jamais rien ni personne. Nous attendons que tout se défasse, se recompose. Alors que le train l'emporte vers le nord, il dira : « J'avais fait des années auparavant un voyage presque semblable. Je recoupe donc mes traces anciennes. » Au long du récit, l'ammonite se profilera, tel un point de repère dans les randonnées du narrateur, lui qui n'en a aucun. Les histoires pathétiques de Guillaume, Marou, Laure, créent des balises sur lesquelles Arnaud Bermane parfois s'appuie, se repose.

Femmes aussi de hasard. L'une d'elles, Olivia, lui donnera un enfant. Il la trahira, elle le quittera. Ses périples mentionnés dans divers carnets, il les écrit pour sa fille qu'il ne connaît pas et qu'au fond de lui, il recherche. Comme ses ancêtres dissimulant de lourds secrets, à son tour il en invente, ménageant les personnes qui lui tiennent à cœur. Plus Arnaud vieillira, plus les origines deviendront prépondérantes. Roland Bourneuf les situe au commencement du monde — et même avant, organiques —, hommes et femmes inconnus à la base de notre identité. Peu importe la naissance, dans la dentelle ou dans la fange, le narrateur doit se « remémorer, remonter plus haut vers des sources encore trop vagues, un passé bien plus vaste que [mon] histoire personnelle. » Plus il presse le pas vers sa mort, drainant ses « peurs archaïques », plus son questionnement s'amplifie ; en rêve il rencontrera des gens qu'il confond avec ceux d'autrefois alors que son intuition lui révèle que « ces êtres n'appartiennent pas au passé mais au futur : ceux qui viendront après moi, mes descendants. » Maintenant, il peut mourir, il a atteint la dernière alvéole de l'ammonite, le dernier rivage où sa fille, Catherine, lira ses carnets. Prenant à son tour la parole, elle résumera sa vie avec sa mère, Olivia. Les manques du père vers qui elle marchait, immobile, tenant par la main son fils, chaînon imparable de l'homme qu'elle aime, « trop jeune pour avoir connu la guerre, mais il porte en lui l'héritage du peuple dont il est issu [...] ». Jusqu'à la fin de l'histoire d'Arnaud Bermane et le début dans celle de Catherine, des noms se propagent au même titre que les ammonites, les figurines, les cartes postales, les carnets d'une mystérieuse Anna ; toutes les époques se nomment d'un personnage effleuré ou pénétré.

Des pages admirables à citer à haute voix. Décanter leur profondeur poétique, déceler leur saveur érudite, en faire l'une de nos raisons de vivre et de rêver. Autant dire notre livre de chevet. La révolte, la tendresse émaillent les témoignages de Roland Bourneuf lorsqu'il évoque, avec un respect farouche, l'exil des paysans, leur labeur forcené pour ensemencer la terre, en récolter si peu. L'auteur dénonce avec ferveur le sort des enfants abandonnés, la servitude des femmes, l'imbécillité humiliante des guerres et les malheurs éhontés qu'elles provoquent. Sur de telles impostures friables, se sont dressées les fondations du passé avant d'émerger du sol, d'en fomenter le présent. Autre semence, autre récolte. Dans un ultime carnet, Catherine découvrira des « petites fictions » présumant qu'Arnaud Bermane écrivait une « histoire bien plus vaste que la sienne. » Elle les intercalera dans les feuillets du récit, garantissant au lecteur une continuité d'univers qui, pareils à nos origines, prennent racine à d'autres êtres, ailleurs, en d'autres temps.

Nous retirer sur une île déserte parfois nous alléchant, nous emporterions l'œuvre de Marcel Proust et celle de Roland Bourneuf ! À lire absolument pour se poser d'éternelles questions. Les réponses se dérobant dans des silences éloquents, imprègnent à travers le récit l'histoire poignante de l'humanité...


L'ammonite, Roland Bourneuf
Éditions L'instant même, Québec, 2009, 234 pages