vendredi 31 octobre 2008

Homme enfant en péril


Si on lit attentivement des livres contenant des pans de vie nourris de joies et de peines, on les referme sans trop s'attarder sur le sujet ; par contre, il en est d'autres qui nous remuent jusqu'au tréfonds de l'âme. On se dit que de telles épreuves dépassent l'entendement. Et pourtant... Le récit autobiographique de Philippe Bensimon, La Citadelle, démontre que certains humains survivent au pire, en même temps qu'il ébranle les idées qu'on s'était faites sur l'armée française.

Ses parents ayant émigré au Canada, l'« homme enfant » a dix-huit ans quand il retourne en France, son pays d'origine. Il a décidé de s'engager dans une troupe d'élite de parachutistes pour échapper à la violence de son père, au mépris de sa mère. Ces deux-là voulaient que leur fils devînt un grand avocat, architecte, médecin, ambition qui leur vaudra la faillite d'un enfant qu'ils n'ont su aimer, encore moins comprendre. À Paris, le bureau de recrutement de l'armée l'enverra à Bayonne dans une forteresse, la Citadelle. Là, il aura affaire à des hommes rustres qui ne pensent qu'à se venger de leur existence misérable en mortifiant outrageusement leurs camarades. Très vite, l'homme enfant perdra ses illusions, apprendra à se défendre contre ses compagnons de chambrée et quelques supérieurs qui ont saisi qu'il était différent d'eux. Pris à parti par cette « meute de hyènes », il devra conjurer une violence inouïe de tous les instants. Il y a aussi les séances d'entraînement militaire dirigées par des gradés logés à la même enseigne que leurs subordonnés. On n'énumérera pas les humiliations constantes auxquelles doivent faire face de jeunes hommes qui ne pensent plus qu'à déserter et aussi à mourir. Ce ne seront pas les corps sans vie qui manqueront au long du périple insensé de quatre ans — 1971 à 1975 — de l'homme enfant. Lui se réfugiera dans les mots dont il rêve depuis son enfance. « Je ne m'intéressais, monsieur le militaire, qu'à la littérature [...] aux peintres, aux grottes de Lascaux [...] » Il aura pour amis de calvaire « les cailloux qui n'exigent jamais rien alors qu'on marche dessus. »

Après Bayonne, ce sera Pau, « l'école des troupes aéroportées », d'où il sautera en parachute pour la première fois. Toujours dans la promiscuité des corps qui se fracassent au gré de la malchance et du vent. Viscères brûlés par l'alcool, nerfs aiguisés comme la lame du couteau que l'homme enfant s'est acheté et qu'il dissimule dans le moindre recoin de sa chair ou dans les plis de son vêtement. La première permission à Paris, la première femme dans un bordel et celles entrevues dans un restaurant, dans un train. Peut-être est-ce pour échapper à tant de misère insoutenable que l'homme enfant souhaite partir au Tchad se mesurer à un éventuel ennemi qu'il ne perçoit pas très bien dans la Citadelle, lieu damné où l'occupation essentielle est de sauver sa peau, au point que le verbe « comprendre appartenait à un monde révolu, un monde qu'il nous fallait oublier, celui de la ville avec ses téléviseurs et de vrais lits pour dormir. » L'ennemi, il ira le quérir « quelque part dans l'océan Indien ». Là encore, des cercueils joncheront un décor brasillé par la chaleur insupportable, décor cependant où la mer s'étale comme une main ouverte... D'abord, l'archipel des Comores avant l'île de La Réunion « prendre de court un mouvement indépendantiste, des hommes, des femmes qui voulaient un pays. » L'épopée durera huit mois « entre mirages et mensonges », parmi une « végétation cannibale » et où « l'eau a quelque chose de surnaturel quand on la cherche. » Puis, ce sera le retour en France, à Paris, qui nous voudra des réflexions amères et désenchantées sur la Ville Lumière qu'il ne reconnaît plus. Enfin, retour à Bayonne où il prend la décision de quitter l'armée, ne sachant pas ce qu'il va devenir. « Fin décembre 1975, je quittai cette cour sans même me retourner, sans le moindre au revoir. Rien. »

Concept masculin que l'armée pour se prouver qu'on est un homme, où les femmes servent d'exutoire. Elles sont violées par des individus corrompus, mais qui violent-ils en vérité ? Dans ce fatras d'hommes en proie à un instinct meurtrier, maniant un langage cru et brutal, l'écriture de Philippe Bensimon est semblable à une fleur qui aurait poussé sur du fumier. Que de poésie et de tendresse pressenties au long des pages quand l'auteur dépeint les femmes, qu'elles soient putes, îliennes ou citadines ; quand il se souvient de Marrakech, « la ville conte de fées » qui a fait de lui « un éternel rêveur. » Quand il se fait « l'explorateur » de Paris, la ville où il est né. Que de pages sublimes dans le parcours sordide de l'homme enfant qui, toujours, a « peur d'être seul, abandonné, perdu. » Des poèmes en prose émaillent le récit, s'insèrent dans un cheminement semé d'échardes sous les ongles, tailladé de coups de couteau à même la chair vive. Nous l'aurons compris, l'écrivain Philippe Bensimon, après trente-trois années de silence, nous offre un témoignage exceptionnel sur la capacité que possèdent les hommes à s'initier librement à leurs propres désirs, leur seul pouvoir étant la volonté qu'ils doivent dompter dans un univers où l'indignité leur rappelle sans cesse qu'ils ne sont que poussière d'os au soleil.

Récit qui remet en cause la frontière existant entre la folie et son contraire, la raison d'être. À lire pour savoir justement un peu qui nous sommes et ce que nous valons.



La Citadelle, Philippe Bensimon
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 270 pages

mardi 28 octobre 2008

Nouvelles romancées


Si l'automne nous apporte sa flopée de feuilles mordorées, les recueils de nouvelles saisonniers ne manquent pas de faire une remarquable entrée sur les rayons des librairies. Dans le lot, on a retenu le premier recueil de Benoît Trottier, Des nouvelles de Pickton Vale. Pareil aux feuilles automnales, l'auteur nous en fait voir de toutes les couleurs !

Dès la première nouvelle, Le Vert domine. Agathe Alary a décidé de transformer la maison familiale en un bed and breakfast. Elle nous apparaît en train de coudre « l'ourlet d'un rideau, le tissu vert tombant en cascade de ses genoux... ». Elle s'extasie sur la teinte du tissu — « ne dit-on pas " billet vert " ? » —, anticipe la nombreuse et riche clientèle qui occupera les lieux. Le téléphone sonne, un homme « à la voix d'or », référé par le bureau de tourisme, lui demande de l'accueillir lui et la personne qui l'accompagne. Il sait que son bed and breakfast n'est pas encore ouvert, mais la neige est si abondante qu'une alerte a été émise. Agathe hésite puis accepte, il lui reste soixante minutes pour tout accomplir. Quand le couple arrive, rien ne se déroulera comme Agathe l'avait prévu. Il suffit parfois d'une contrariété pour faire un faux pas au haut d'un escalier... Le Rose parcourt la deuxième nouvelle et nous aussi poursuivons le voyage mouvementé d'un homme en avion ; il se voit contraint de passer la nuit dans une ville inconnue. On pourrait avancer que ce rose prélude une aventure érotique avec un homme qui, l'air de ne pas y toucher, guide le voyageur dans les souterrains d'un ghetto noir. Plus loin, le rose fait place au Noir de Brian, jeune cuisinier inexpérimenté dans un restaurant minable. Le patron et la serveuse ne cessent de le harceler, se plaignant de son incompétence à composer un menu. Tous deux souhaitent embaucher un cuisinier digne de ce nom. Il se présentera, c'est Robert, un ami de Brian. Il racontera à ce dernier que la chance lui sourit, il s'est trouvé un emploi, la célèbre vedette de cinéma, Bernt Bergen, l'a invité à aller faire du ski ; « Brian se souvenait que Robert l'avait eu comme client du temps où ils étaient dans la rue ». L'effet escompté sur Brian ne tardera pas à se faire sentir : il broiera du noir, injuriant la vie qui l'a toujours desservi. Le Rouge nous fait tendre l'oreille vers le dessein machiavélique que manigance Bernt Bergen contre Robert et les hommes qui fréquenteront sa couche. Le Jaune nous transporte vers Joëlle qui, dans un train, se rend à l'enterrement de sa mère. Elle rumine tristement l'échec de sa relation avec celle-ci. Ce que Joëlle ignore, c'est que ce jaune, symbolisé par une tache d'œuf sur son chemisier, de plomb qu'il est se transformera en or... Le Blanc nous enferme dans le bureau immaculé d'une psychanalyste, son patient se nomme Jérémie Alary, il a vingt-trois ans. Le problème qui l'angoisse, c'est la claustrophobie qu'il éprouve de plus en plus gravement dans la foule. Et « depuis quelque temps, il s'était mis à prendre panique dans les embouteillages... » Les séances, tant pour la psychanalyste que pour Jérémie Alary, ne seront pas de tout repos. Pendant trois mois, ils s'affronteront, se perdront, se retrouveront... Le Bleu nous présente un cinéaste en année sabbatique qui, venant de lire le scénario d'un inconnu, ne pense plus qu'à le réaliser. Cependant, il sera confronté à des choix que veut lui imposer la productrice opiniâtre. Lui, rêve d'une œuvre cinématographique, elle, d'un succès financier. Le bleu fait partie du décor imaginé par le réalisateur et contre lequel la productrice s'insurge. Chaque jour, la mauvaise humeur du réalisateur se manifeste contre Joëlle, la jeune actrice à qui il a confié le rôle principal, contre le despotique Bernt Bergen, contre le timide scénariste, autant dire contre l'équipe entière. Le soir de la première, s'ordonneront, enfin, les pièces du puzzle qui les avaient tous séparés.

Si on s'attarde peu sur la thématique de ces histoires, ordinaires en soi, c'est que leur originalité se trouve ailleurs. À partir d'un paysage qui sera toujours le même, celui implacable de la neige et du froid, le décor en sera le village de Pickton Vale où se dresse le bed and breakfast d'Agathe Alary. Éclatent alors toutes sortes de situations surprenantes qui entacheront quelques figures entrevues, la fille et le fils d'Agathe — Joëlle et Jérémie —, la première désire devenir une grande actrice, le deuxième est le propriétaire d'un « bistro minuscule ». Les uns vont être les victimes des autres et inversement. Leur point d'attache, c'est Pickton Vale, rocher, où, tels des coquillages accrochés à ses flancs rugueux, battu par des vagues impétueuses, ils soudent leur existence houleuse. Mais aussi, tels des aimants, ils sont attirés vers ce « bled perdu » d'ennui et de misère. Tous racontent avec pudeur qu'ils en sont natifs, s'y sont rencontrés à un moment donné. On a l'impression que là aussi s'ordonneront les pièces d'un puzzle, dès que le destin de chacun s'accomplira.

Benoît Trottier écrit dans l'urgence. Pour ses personnages le temps compte, telle une fatalité qui pèserait sur eux. Un style de coureur de fond, une ponctuation jetée là comme des feuilles d'automne, ne compromettent en rien la compréhension des histoires imbriquées les unes dans les autres. Bien au contraire, les phrases s'accrochant rapidement ensemble, réunissent les protagonistes dans une intimité cotonneuse que la neige omniprésente renforce.

En attendant les premiers frimas, délectons-nous de la lecture de ces nouvelles qui en disent long et beaucoup sur le talent de l'auteur, Benoît Trottier.



Des nouvelles de Pickton Vale, Benoît Trottier
Québec Amérique, Montréal, 2008, 160 pages

dimanche 19 octobre 2008

Il y a la mémoire faillible


On a peu parlé ici de livres, ayant eu pour toile de fond les guerres qui ébranlèrent les premières décennies du vingtième siècle. Sans le vouloir, on a privilégié les états d'âme, de cœur et de raison, d'individus en proie à leur guerre personnelle. C'est le très émouvant et grave roman, Certitudes, de l'écrivaine d'origine sino-malaisienne, Madeleine Thien, qui nous a fait prendre conscience de cette réalité à laquelle il était temps de remédier.

Nous entrons dans ce roman comme s'ouvriraient devant nous les portes d'un aéroport. Celles de continents différents, celles qui nous transportent dans le temps et dans l'espace. Nous sommes happés par des personnages qui, arrivés au terme de leur vie, cherchent à sonder des événements vieux de soixante ans, survenus durant la Deuxième Guerre mondiale. Voix multiples d'aujourd'hui nous parvenant de Vancouver ; voix hantées par les faux destins que, loin de la Malaisie et de l'Indonésie natales, les protagonistes ont dû assumer, sidérés que des hommes ennemis — à l'époque, les Japonais — aient fait basculer leur existence vers des êtres qui leur avaient été prêtés. Ainsi, Matthew Lim marié à Clara Leung, ne comprend toujours pas pourquoi son amie d'enfance, Ani, lui a échappé. Son questionnement se fera encore plus intense après que sa fille et celle de Clara, Gail, soit morte d'une pneumonie à Toronto, lors d'un voyage professionnel. Elle aussi s'interrogeait sur l'impossible issue de sa relation avec Ansel Ressing, peut-être empoisonnée par le mystère pesant sur sa famille. Tout comme son père poussé impérativement par Clara vers Jakarta où vit Ani et son fils, elle partira en Indonésie et sera confrontée aux erreurs de son grand-père qui avait collaboré avec l'ennemi. Si son père ne fait que frôler ce pan douloureux de sa jeunesse, c'est qu'il a en tête de retrouver Ani qui l'a repoussé rudement « sur une plage déserte à l'ouest de la ville, [où] ils marchaient ensemble sur le sable ». Il y a aussi le conjoint de Gail, Ansel Ressing, médecin établi à Vancouver qui n'en finit plus d'extrapoler sur les causes de l'éloignement de sa compagne et sur ses occupations de documentariste pour la radio. Nourri de la présence de la jeune femme morte, un retour vers leur amour insouciant lui sera nécessaire pour mettre au jour une aventure qu'il a eue avec Mariana, médecin elle aussi. Gail qui se passionnait pour le journal intime d'un prisonnier de guerre, William Sullivan, que celui-ci avait écrit en code numérique pour ne pas que les Japonais le décryptent, rencontrera en Hollande Harry Jaasma qui a décodé le journal. Plus tard, quand elle découvrira par hasard une lettre expédiée des Pays-Bas à son père, lui annonçant la mort d'Ani, elle ne résistera pas au désir de faire la connaissance de l'homme qui l'a épousée, Sipke Vermeulen, ancien photographe de guerre. Il confiera à Gail le parcours d'Ani, de son fils et son parcours à lui avant qu'Ani meure d'un cancer.

Si Gail Lim est le pivot du roman, autour duquel gravitent les protagonistes, on met en doute la véracité du journal de Sullivan. N'est-il pas un prétexte symbolique permettant d'avancer lentement dans le dédale étourdissant de ces " héros " déchus qui, oscillant entre le passé et le présent, s'avèrent incapables d'établir une frontière s'étendant à l'infini où des images défilent à vive allure, dénaturant ce qui fut réellement ? On pense aux papillons de nuit se blessant grièvement à la lumière aveuglante d'un fanal. Leur quête repose sur des éléments d'ensemble, le reste n'étant que ce que la mémoire fragmente et veut bien nous léguer. L'auteure ne dit-elle pas que « le passé n'est pas statique » ? Les deux événements majeurs sur lesquels se bâtit l'histoire tronquée des parents de Gail, de son amant et d'Ani, sont la trahison et l'assassinat du père de Matthew — ce dernier croyant naïvement que la vie après la guerre redeviendrait comme avant —, la naissance du fils d'Ani et de Matthew, révélée trop tard pour qu'il y ait réparation. À partir de ces certitudes se trament des conjurations morales bousculant des années de vie paisible entre des êtres soumis à une « mémoire [...] pleine de pièges. »

Cette histoire enveloppante et spiralée évoque une craie sur un tableau noir. Un long déchirement qui donne la chair de poule. Pas de cris excessifs, que des frôlements et des tremblements plus efficaces que des discours superflus. C'est aussi le livre des séparations provisoires ou définitives. Un ton lyrique et poétique, une plume éloquente, octroient une place primordiale au regard que nous posons sur les choses qui nous entourent et sans lesquelles nous ne pourrions peut-être rien résoudre. L'ampleur de ce premier roman étonne par la maturité et la réflexion de Madeleine Thien, jeune auteure de trente-quatre ans.

À lire pour frayer avec le dépaysement et se souvenir que notre sort d'humain ne tient qu'au fil ensanglanté d'une guerre. Et que rien jamais ne nous appartient, ni un pays, ni les êtres, ni les choses.



Certitudes, Madeleine Thien
roman traduit de l'anglais par Hélène Rioux
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 240 pages

jeudi 9 octobre 2008

Sortilèges au Prado


Des romans, aussi dramatiques ou lugubres soient-ils, possèdent un je-ne-sais-quoi d'apaisant. Une aura de sérénité les protège de toute intrusion dévastatrice. On lit ces romans en souhaitant que les personnages se sortent de leurs scabreuses péripéties, on est immanquablement du côté du bonheur. Ainsi en est-il du dernier roman de l'écrivain et poète Michel Leclerc, La fille du Prado.

L'histoire de Rosa Maria Flores s'ouvre au mois d'août de l'été 1990 pour s'achever une vingtaine d'années plus tard. Insouciante, la jeune femme rêve d'un avenir prospère comme toutes les filles de son âge. Rosa Maria, originaire de Tolède, commencera ses cours en traduction à l'Université européenne de Madrid. Elle réside dans un appartement familial, qu'elle partage avec sa meilleure amie, Flor Onega. Rosa Maria est affublée d'une mère féministe, Eva ; d'un fiancé taciturne, Miguel, journaliste à Barcelone. Durant les week-ends, les deux amoureux se rejoignent soit à Madrid, soit à Barcelone. Jusqu'ici, rien ne transcende cette jeunesse bien ordinaire. Pourtant, le destin détournera Rosa Maria d'une voie sans surprise, quand, un matin, elle se rendra au Prado visiter la récente exposition de Diego Vélasquez. Fascinée par le célèbre tableau de l'artiste, Les Ménines, qu'elle admire pour la première fois, elle viendra chaque jour en étudier minutieusement les détails. Peu à peu, le tableau s'anime, les personnages s'obombrent, s'infiltrent, insidieux, dans le cerveau surmené de Rosa Maria.

En parallèle, un homme de quatre-vingts ans, « marchait lentement sur Cromwell Road, avec une maladresse loufoque. [...] Il venait de passer la nuit à boire dans un bar de l'East End... » Cet homme n'est autre que l'artiste peintre britannique Francis Bacon. Bien qu'il doive se rendre à Stockholm à une date fixe pour organiser sa prochaine exposition avec le conservateur du musée, Bacon ne veut rien entendre des propos raisonnables de son amant, John Edward, qui l'attend dans leur chambre. Le 22 janvier 1990, Francis Bacon sera à Madrid.

Au Prado, c'est la curiosité qui poussera Bacon vers Rosa Maria, statufiée devant le chef-d'œuvre de Vélasquez. Cette dernière confiera au vieil homme sceptique, les multiples désagréments que lui causent les ménines, dès qu'elle sort du musée. Pendant deux ans, ces aristocrates se propageront dans son cerveau, occasionnant à Rosa Maria des vertiges, de douloureuses migraines. Le pire reste à venir... Elle a rompu avec Miguel ; seules, la présence de sa mère et celle, sensuelle, de Flor parviennent à adoucir le mal qui la ronge. Harassée par le mystère de ses maux, elle appelle Francis Bacon à son secours. Ce sera leur dernière rencontre. Deux ans plus tard, Bacon mourra à Madrid.

Nous retrouvons Rosa Maria à ses obsèques, elle est guérie. Elle explique à John Edward, l'amant fidèle de Bacon, qu'elle doit ce miracle à l'artiste peintre. Un après-midi, « Flor avait projeté de se rendre au musée Thyssen-Bornemisza. » Elle propose à son amie, aveugle et muette, de l'accompagner. « [...] elles traversèrent des siècles de peinture » avant de se « planter » devant un tableau de Francis Bacon, Portrait de George Dyer dans un miroir. À mesure que Flor lui décrit les nuances du tableau, d'étranges sensations se manifestent dans le cerveau de sa compagne, comme si les ménines et George Dyer se télescopaient et luttaient les uns contre les autres. Rentrées à la maison, Rosa Maria s'évanouit et tombe dans un coma qui durera un mois. Quand elle revient à la vie, Rosa Maria a recouvré la vue et la parole, son cerveau fonctionne normalement.

Vingt ans plus tard, Rosa Maria assiste au lancement d'un essai qu'elle a écrit, réconciliant « les chemins distants de deux génies... » Il va sans dire qu'il s'agit de Diego Vélasquez et de Francis Bacon. Heureux dénouement qui l'a jetée dans les bras amoureux de Flor. Mais chaque nuit, « dans l'obscurité de ses rêves, elle verrait seulement les yeux immenses et fragiles d'une petite infante figée dans l'éternité, pareille à une énigme résolue devant soi. »

On ne se pose aucune question sur les irrationnels phénomènes qui peuplent cette histoire tant elle est enveloppée d'une poésie luminescente. Contrairement aux ménines, obscurcissant le cerveau de Rosa Maria, les événements qui se poursuivent, entrecoupés de rencontres savoureuses entre Francis Bacon et la jeune femme, des visites étourdissantes dans le célèbre musée, rendent notre insertion dans le destin insolite de Rosa Maria encore plus chaleureuse et réjouissante. Le lecteur se laisse guider et emporter comme si le roman devenait, de page en page, un tableau palpable, pénétrant notre cerveau d'un indicible bonheur de lecture.



La fille du Prado, Michel Leclerc
éditions Hurtubise HMH, Montréal, 2008, 248 pages

jeudi 2 octobre 2008

Tendre et insoumise Rachel


Deuxième volume du Cycle de Manawaka — le premier étant L'Ange de pierre —, Une divine plaisanterie met en scène une femme rebelle comme sait si bien les dépeindre l'écrivaine manitobaine Margaret Laurence. Rachel Cameron a trente-quatre ans alors que Hagar Shipley se présentait sous l'aspect d'une vieille dame indigne mais, ô combien sympathique !

Rachel est institutrice à Manawaka, village imaginaire du Manitoba où il ne se passe pas grand-chose. Elle est célibataire, vit avec sa mère âgée, cardiaque, manipulatrice et castratrice. Rachel a une sœur aînée, Stacey, mariée, mère de quatre enfants. Celle-ci a compris qu'il lui fallait habiter loin pour ne pas subir l'emprise néfaste de leur mère. À la mort du père, entrepreneur de pompes funèbres ruiné, Rachel a interrompu ses études universitaires pour soigner la vieille femme qui partage son temps entre le bridge mensuel avec ses amies et les retours de sa fille de l'école où elle enseigne. Chaque fois qu'elle entre à la maison, Rachel a droit à des propos insidieux qui enveniment ses rapports avec sa mère et la font se replier sur elle-même. Ainsi que le mentionne avec justesse Élise Turcotte dans sa préface, Rachel a deux voix : celle, extérieure, qu'elle utilise pour échanger avec les autres, ces autres se limitant à Willard Siddley, directeur de l'école, Calla Mackie, sa collègue et amie, vaguement amoureuse d'elle, Hector Jonas, nouveau propriétaire de l'entreprise funéraire paternelle. Plus tard, cette même voix s'adressera à Nick Kazlik, premier amour et amant de Rachel. La deuxième voix, intérieure celle-ci, s'avère un monologue constant, Rachel ne saisissant pas toujours les agissements des personnes qui écorchent son extrême sensibilité percluse d'angoisse. Elle se décrit tel un « anachronisme », et craint de devenir une « originale ». Elle ne cesse de se morigéner, d'attiser les petites lâchetés auxquelles elle est confrontée. Ventriloque exacerbée Rachel !

Ce roman écrit en 1966 soulève les entraves de l'époque. À trente-quatre ans, et célibataire, Rachel fait figure de « vieille fille ». Sa foi chrétienne est ébranlée par Calla, adepte d'une étrange église évangélique — le Tabernacle —, par sa mère, fidèle acharnée à la messe dominicale, par le souvenir de son père qui, la nuit, aimait se recueillir avec les « sans paroles ». Ce qui l'emporte est l'autodérision dont se sert Rachel pour analyser, avec subtilité, des situations anodines, bien souvent cocasses. Elle donne une force inattendue à des individus communs grouillant autour d'elle, alimentant ses doutes, ses hésitations, moisissant ses convictions.

Il suffira d'un été pour que sa voix intérieure, syncopée, s'apaise, le temps d'un rêve éphémère. Sa rencontre amoureuse avec Nick Kazlik, enseignant dans une grande ville, l'éveillera enfin d'une torpeur physique et morale qu'elle ne soupçonnait pas. Elle imaginera une existence normale auprès d'un mari et de leurs enfants. Le rêve s'effilochera avec la désertion de l'amant qui, lui, ne se posera aucune question sur le destin de l'amoureuse abîmée par le mensonge qu'elle démasquera plus tard. Trop tard.

Tout de cette vie frelatée est une plaisanterie divine qu'il serait dommage de dévoiler au lecteur. On a aimé la fin surprenante de l'histoire, ultime plaisanterie qui ouvre à Rachel un horizon embelli par des suppositions contradictoires, qui ont trait à l'espérance. Dépressions et éclaircies dans sa vie à la fois poignante et férocement drôle.

Il faut lire ce roman pour découvrir une écrivaine hors pair et, pour ceux et celles qui la connaissent déjà, se délecter de l'histoire d'une femme, aux saveurs universelles.

À noter l'excellent travail de la traductrice, Édith Soonckindt, qui a su préserver intacte l'atmosphère tragique et fantaisiste du roman.



Une divine plaisanterie, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais par Édith Soonckindt
Éditions Alto/Éditions Nota bene, Québec, 2008, 336 pages