lundi 24 janvier 2022

Une ville portuaire concentrée dans sa bulle *** 1/2


Que de deuils en cette fin d'année. Des humains que nous connaissions de loin, d'autres qui sont passés brièvement dans notre existence la démarquant de quelques gestes, de quelques paroles. Et que dire des hommes, femmes et enfants, qui tombent dans l'anonymat de guerres fomentées d'un idéal douteux, reléguant toute humanité dans un sac sans fond où s'entredévorent des serpents haineux ? On parle du roman de Marie-Françoise Taggart, Elizabethville.

En tout, même dans certaines villes, petites ou grandes, se dessine le revers de leur médaille, qui se manifeste sous des aspects innocents pour mieux appâter le chaland. Il suffirait de gratter la première couche de sédiments, nous y trouverions des moisissures dévorant des lieux portuaires jusqu'à l'os. Faut-il passer outre ou mettre au jour les causes de ce pourrissement ? Comportement oscillatoire qui s'est longtemps pratiqué dans la capitale d'Elizabethville, au nord de l'île du New Shetland, où vit une population paisible, encaquée dans une paix de l'esprit qu'il ne faut surtout pas chambarder. Vie rangée, esprits étroits, regards déployés sur les autres, certains prenant le risque de piétiner les plates-bandes du voisinage, représenté par quelques protagonistes qui se croient à l'abri de turpitudes squelettiques envasées au fond de la mer. Ou derrière des portes fermées à double tour. Mais au risque de bousculer l'apparent endormissement des insulaires, surgira de presque nulle part un diplomate, Maurice Orage, émissaire représentatif du ministère des Affaires étrangères d'Ottawa, qui doit retrouver une professeure disparue depuis bientôt trois semaines, Élizabeth de Vimy. Démis de ses fonctions pour avoir échoué à une mission au Pakistan, Maurice Orage affrontera l'île et ses habitants, trainant sur son dos douloureux ses remises en question lors de son mandat en plein désert. Peu à peu, telle l'enquête qu'il mène, il se remémore les dangers qu'il a encourus, ayant défié les ordres de ses supérieurs. 

Entre les chapitres, se greffe une voix masculine, cohérente et menaçante, alors qu'en filigrane se présentent des humains requis pour nous mettre sur des pistes insoupçonnables, comme Mike qui entretient le jardin du couple de Vimy. C'est derrière les rideaux de leur voisine, Gail Pimberton, que nous aurons droit à un portrait sans complaisance de l'homme qui s'occupe, poétiquement, de rosiers qui le passionnent. Attardé mentalement, souligne cette femme médisante. Vivant sur une péniche, Mike jouera un rôle déterminant au long de l'enquête, s'illusionnant peu sur ses employeurs. Dans le jardin, il fera une macabre découverte qui le fera fuir, délaissant ses outils sur le terrain. Plus tard, sans le savoir, il sauvera la vie d'une jeune femme handicapée à qui il a offert un fauteuil roulant électrique d'occasion, son propriétaire étant décédé. De son côté, l'aventure menée par Maurice Orage renforce ses doutes quant au sort réservé à Élizabeth de Vimy lorsqu'il rencontrera ses parents, des gens qui camouflent un mystère dans leur immense demeure, élevant le fils de trois ans de leur fille, monoparentale, droguée, fugueuse, aux dires du père. Après avoir sillonné toutes les possibilités d'une enquête irrésolue, le diplomate comprend mal les causes de cette recherche sans but, qui lui seront révélées par le ministre de l'île, en même temps qu'Orage lui fera part d'un drame qui a été étouffé depuis des années, lui apprenant que la disparue tenait un journal contenant des faits troublants sur son compte. 

Enquête sur une femme devenue une île elle-même, ce morceau de terre privilégiée se creusant de souterrains où se mussent de jeunes autochtones, parias de cette société léchée par un apparent bien-être, lequel s'effritera grâce à la persévérance humaniste de Maurice Orage, devenu malgré lui, l'ami et confident d'une jeune femme paraplégique qui, à chacune de leurs rencontres, l'informe de faits répugnants ternissant la bourgade, révélations qui mettront son existence en péril quand elle sera repérée par un meurtrier psychopathe. Intuitif, le diplomate se souvient alors de sa mission ratée au Pakistan, réalise qu'il se retrouve dans une situation identique, responsable d'une personne qu'il a mise en danger. Il réagira à temps, secouant l'inertie aveugle des responsables qui gouvernent l'île, tels le maire et sa suite, manifestement sous l'emprise des Hells Angels. 

Si les bons et les méchants entrent dans la catégorie qui leur est due, il est indéniable que ce roman fascinant sous bien des aspects, essaimé d'inventivité et d'une écriture élégante et soignée, dénonce des assassinats physiques et mentaux qui existent ailleurs que sur une île aux parterres fleuris de rosiers. Les propos funestes d'un jardinier qui, au moment voulu, se révélera un homme surprenant, loin du demeuré fuyant une compromettante trouvaille. Tout le roman est ainsi, enveloppé de superpositions efficaces, de silences vénéneux, cristallisant des êtres et des événements qui, grâce à l'honnêteté morale de quelques-uns seront disséqués au grand jour. Qu'est devenue Élizabeth de Vimy, toujours introuvable ? Sert-elle d'alibi pour mettre en relief les agissements meurtriers d'un psychopathe, la disparition interlope de femmes autochtones ? L'intrigue se conclut d'une manière alléchante sous le soleil de l'île, à la limite d'une fin chorale qui nous rassure sur le sort inattendu du ministre, de celui, équivoque, du maire. Des projets de Mike, jardinier jusqu'à la pointe de ses desseins florissants... Loin de l'île, une autre histoire se trame, le retour au bercail de Maurice Orage, accompagné de son amie paraplégique, réservant peut-être une suite à ce palpitant roman, faveur qu'on demande à l'écrivaine, Marie-Françoise Taggart, sans aucune hésitation. L'histoire humaine se prévalant de multiples ressources quand il s'agit d'en creuser les failles, de les transformer en une fable imaginaire pour le plaisir immense de faire la connaissance d'êtres semblables à nous-mêmes, livrés à leur propre destin duquel nous ne pouvons rien...


Elizabethville, Marie-Françoise Taggart

Les Éditions Mains libres, Montréal, 2021, 287 pages