lundi 25 mai 2015

Un conteneur, moyen d'évasion ***

On est ravie que la reproduction des livres soit de plus en plus interdite, sans l'autorisation de l'éditeur ou de l'éditrice. Des professeurs de cégeps et d'universités, des directeurs de revues culturelles, d'autres gens, respectueux de notre travail, nous demandent le droit d'utiliser nos articles. On a affaire à des personnes cultivées et courtoises qui ne se permettraient aucune dérobade intellectuelle. On les en remercie. On se penche sur le troisième roman de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté.

Avant de mentionner combien la solitude triomphe en notre ère de la communication, on présente les personnages de cette histoire obsessionnelle. Culture geek, cela ne fait aucun doute, bien que Dickner proposât au lecteur un récit marabouté d'un curieux passe-temps. Isolons-nous dans notre chambre pendant plusieurs années, faisons confiance à la complexité efficace de nos logiciels, suivons de port en port internationaux une jeune femme enfermée à l'intérieur d'un conteneur de quarante pieds. Pourquoi ne pas tenter cette insolite aventure si nous sommes de la trempe audacieuse d'Éric et d'Élisabeth, alias Lisa ? À la suite d'une conversation sur Skype avec Éric, Lisa, pragmatique et floue, a une idée lumineuse, voire extravagante, qui sera dévoilée au lecteur au fur et à mesure que l'action, hasardeuse, se déroulera.

Lisa vit avec son père divorcé dans une modeste maison mobile au Domaine Bordeur, proche de la frontière américaine. Lui rénove d'anciennes demeures, Lisa est étudiante, elle excelle dans le bricolage. La mère, bipolaire, que Lisa visite régulièrement, est obsédée par les produits des magasins IKEA. Éric demeure tout près, lui et Lisa se sont connus à la maternelle, depuis ils sont inséparables. La mère d'Éric, adjointe administrative dans une firme de génie-conseil, consacre peu de temps à son fils, celui-ci atteint, depuis le secondaire, d'agoraphobie. Plus tard, elle se mariera avec un Danois, ingénieur civil, choisira de s'exiler provisoirement à Copenhague avec Éric. Pour Lisa, la vie ne sera pas simple, elle manigance toutes sortes de projets farfelus, qu'elle narre par Skype à Éric, devenu entre-temps un génie de l'informatique. Tous deux essaient de vivre en retrait du monde et de ses complications.

Un autre personnage entre en scène. Jay, trente-neuf ans. Elle a un lourd passé professionnel qui la contraint à travailler sous une fausse identité. Il lui est interdit de quitter le territoire canadien. Lors d'un violent refus douanier de pénétrer en sol mexicain, le lecteur fera sa connaissance. Elle travaille pour la GRC, au service des fraudes. Depuis peu, elle et ses deux collègues, qui ignorent tout de leur homologue, s'intéressent à un conteneur surnommé Papa Zoulou, qui échappe à tous les contrôles. Il est susceptible d'exporter des pommes. Après avoir avancé prudemment dans son enquête, Jay sera intriguée par un garage désaffecté où elle « traque le conteneur sauvage ». Inévitablement, les chemins improbables de Jay et d'Éric se recouperont brièvement, peut-on avancer, à leurs risques et périls.

Ce voyage dans un conteneur, imaginé par Lisa, mis au point par Éric, a-t-il un but autre que de braver des interdits, prouver que tout dans l'absolu est possible ? Jay sera ébahie par la téméraire entreprise des deux jeunes et, malgré sa situation professionnelle menacée, elle  protègera Lisa d'une erreur de logiciel commise involontairement par Éric. Que serait-il arrivé si Nicolas Dickner avait décidé de dériver de sa trajectoire ? On ressent tellement de jubilation de la part de l'écrivain en rédigeant cette histoire rocambolesque, subtile et clairvoyante, qu'on se permet une dérogation à la logique implacable du texte.

Si on privilégie l'aspect humain du récit, c'est qu'on a été frappée par la solitude des protagonistes, se démenant chacun de son côté. Éric vit seul dans un appartement, entouré de ses ordinateurs, comme dans une tour de contrôle. Il n'a aucun ami, ne semble pas s'en formaliser. Univers virtuel où flottent deux ou trois compagnies qu'il dirige du haut de son savoir de programmeur, acquis pendant ses années d'enfermement, lesquelles feront de lui une star des affaires. Avant de voyager dans le conteneur recherché par la GRC, Lisa a quitté son père atteint d'Alzheimer, sans manifester une réelle émotion. Elle n'a pas revu sa mère aux prises avec un amoureux qui déteste magasiner chez IKEA. Quant à Jay, sous une apparente cordialité avec ses collègues, elle fait dans la discrétion. Réfugiée dans son appartement à trier le butin d'une poubelle, on a l'impression qu'il lui serait impossible d'échanger quelque confidence avec une tierce personne. Elle se contente de la visite occasionnelle de son vitupérant propriétaire. Chacun évolue dans un monde d'agitation, le frôlant à peine, le subissant parce qu'il fait partie des choses inévitables à notre portée. L'excessive décision de Lisa parcourant les océans dans un conteneur qu'elle a aménagé, tel un cocon douillet, dénote-t-elle le besoin d'éveiller des sensations endormies, de fuir un ennui perpétuel que rien, pas même un être aimé, ne peut compenser ?

Fascination des conteneurs, avoue Nicolas Dickner au cours d'une entrevue. Observer loin devant soi, du bout de lorgnettes, comme le fait la jeune demi-sœur d'Éric, déjà fascinée par les activités effervescentes portuaires, tient-il du mirage pour embellir notre perception du monde ? Dérangeant et intelligent roman, savamment structuré, si ce n'est un peu de froideur suffisamment dosé pour que l'écrivain jette un regard ironique vers le lecteur, parfois égaré sur les pistes déroutantes de l'informatique, au point de ressentir un léger essoufflement quand Lisa et la petite fille s'endorment sur le plancher, sous l'œil enfin attendri de l'ami et du grand frère...


Six degrés de liberté, Nicolas Dickner
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages