lundi 26 novembre 2012

Nouvelles impressionnistes *** 1/2

Elle est décédée à l'âge de quatre vingt onze ans. Écrivaine célèbre et discrète, elle nous a appris à discerner les désagréments de la notoriété. On a eu le bonheur de compter parmi ses amis proches, appréciant en nous le silence qu'imposait sa place privilégiée dans la société. Déroger à ces conditions eût été fatal. Elle nous aurait rejetée d'un revers de la main comme, plus tard, on l'a fait envers les importuns. On a lu le premier recueil de nouvelles de Mélissa Verreault, Point d'équilibre.

Onze nouvelles qui nous ont semblé réfractées d'une vitre embrumée. Même si les personnages ne se détournent aucunement de leurs états d'âme, les relatant d'une manière réaliste, on a eu l'impression qu'ils nous échappaient, continuant à vivre sans nous, soulagés de nous avoir trouvés disponibles pour écouter leurs confidences. Ne sommes-nous pas des étrangers à qui nous nous livrons sans attendre de réciprocité ? Il y a aussi le spectacle auquel nous participons sans intervenir. Telle Maryse se remémorant l'accident causé par son partenaire, brisant sa carrière de danseuse. Si sa désespérance nous émeut, nous ne pouvons rien pour elle, comme ne peut rien Michaël, son amant qui, lui, continue à danser. Plus avant, un jeune Italien mentionne les raisons de sa fuite d'Italie, de son exil à Montréal. Comme Elisabetta, la prostituée qui l'a recueilli chez elle, nous l'écoutons, nous nous taisons. Barbara, escorte le soir, serveuse le jour dans un bar, l'éblouit, il en tombe follement amoureux, ne se doutant pas que le malheur le guette. Sa compagne Luisa, avec qui il vit, le met à la porte après qu'un matin deux hommes entrent, le tabassent, fouillent dans les tiroirs. Conseillé par un ami, il vaut mieux pour sa sécurité et celle de Barbara qu'il quitte à jamais l'Italie. Autre nouvelle italienne, nous écoutons la narratrice nous confier son angoisse : fiancée à Matteo, elle va en Italie faire la connaissance de ses futurs beaux-parents. Choc des cultures tant personnelles que sociales. Un récit intime décrit le chagrin de Sarah à l'enterrement de sa mère, en compagnie de son père et de sa nouvelle conjointe. Les deuils ponctuant l'existence de chacun, on a suivi Sarah dans son enfance partagée avec sa mère ; plus tard, pour avoir trop fumé, un cancer des poumons condamne cette dernière. Le passé et le présent, affligeants, se heurtent, les nuages et la pluie évoqués par Sarah adoucissent sa peine. Un texte palpable, poignant, on aimerait rassurer Sarah, lui tendre la main.

On tait la beauté et la souffrance qu'engendrent certaines nouvelles, ne pouvant, à notre tour, élaborer sur les intempéries intérieures qui secouent ces humains. Nous mentionnons deux histoires qui nous ont particulièrement étonnée : Les épaules d'Atlas et Les ballons de fête. Si les thèmes en sont différents, ils se rejoignent par leur intensité. Retour d'Afghanistan d'un militaire de carrière, hanté par une étrange vision qu'il ne parvient pas à chasser de son esprit meurtri, puis l'aventure amoureuse de Geneviève avec une amie qui fête ses trente ans. Remémoration dans ces cas précis du saccage irréparable occasionné par ces deux turbulences. L'une et l'autre enferment un homme et une femme dans un secret qu'ils ne pourront jamais aborder ni partager, une solitude incommensurable nourrissant leur déception. La nouvelle éponyme, Point d'équilibre, clôt le recueil sur le silence d'Élodie depuis sa tentative de suicide. Elle vit seule, a la manie de regarder chez les voisins qui, comme elle, mènent une vie insignifiante, d'où l'insidieuse approche d'un ennui mélancolique. Moisissure des pensées mornes, pourriture d'un acte dont Élodie s'accuse quand la corde à linge se rompt et qu'au printemps le propriétaire fait venir le poseur de cordes. Se disculper ne servirait pas à grand-chose, l'hiver a rongé l'équilibre qui maintenait Élodie en vie.

Textes qui s'entrechoquent quand plusieurs protagonistes se recoupent, poursuivent une trajectoire hors de leurs habitudes. Le destin les a réunis pour le plaisir du lecteur, qui ne se lasse pas de les entrapercevoir. Un clin d'œil suffit, pas davantage. Ils se glissent, tel un courant d'air fait claquer une porte. Nous sursautons, nous fronçons les sourcils. D'où vient tant de bruit ? Nous lisons et relisons ces fables qui, rédigées dans un langage bien souvent parlé, savamment maîtrisées, subtilement structurées, nous persuadent que, quoi qu'il arrive, la vie vaut la peine d'être considérée. Au bout de la route, roses ou chardons l'épinant, la mort se faufile, mettant un terme à nos doutes, à nos peurs, invalidant tous les équilibres que nous puisons à même nos expériences vitales.


Point d'équilibre, Mélissa Verreault
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2012, 175 pages


mardi 20 novembre 2012

Devenir un grand journaliste *** 1/2

Dans son traité philosophique, le Sage énumère plusieurs critères qui nous empêchent d'être libre. Des sentiments aliénants. La dépendance aux personnes de notre entourage. L'immaturité nous enfermant dans un cocon d'enfantillages. Le besoin incessant d'être rassuré. Le Sage ajoute que la liberté s'allie à un parfait équilibre de soi. Que le regard des autres est sans importance. Songeuse, on approuve. Ces exigences nous conviennent, répondent aux nôtres. On parle du roman de Lawrence Hill, Un grand destin.

Début des années 1980. De retour de Toronto, Mahatma Grafton, vingt-cinq ans, obtient un emploi dans un quotidien de Winnipeg. Bardé de diplômes, le jeune homme est un « clochard intellectuel » que rien n'intéresse. Surtout pas la vie sociale autour de lui, encore moins l'histoire de sa famille noire, rassemblée par son père, Ben Grafton, dans d'épais dossiers. Au début de son stage, il se pose en observateur, défiant Don Betts, chef de la rubrique locale, homme exécrable, affamé de pouvoir. Son tir s'ajuste constamment sur Chuck Maxwell, journaliste de vieille souche, s'étant formé sur le tas, pour employer une expression courante. Cependant, Mahatma devra s'occuper d'affaires publiques, s'immiscer dans des cas litigieux, la salle des nouvelles s'avérant une ruche d'abeilles où chacun doit faire preuve d'audace, de vivacité intellectuelle, ce qui manque à Chuck Maxwell et que Mahatma défendra contre la hargne de Don Betts, les moqueries de ses collègues. Touché par sa sollicitude, Chuck lui apprendra comment rédiger un article, autant dire les ficelles du métier. En fait, le jeune journaliste se fait le défenseur des opprimés, tel Jake Corbett, assisté social, qui ne cesse de clamer haut et fort les injustices du Bien-Être à son égard. Si de truculents personnages parcourent le roman — on pense à Hassane Moustafa Ali, dit Yoyo, journaliste camerounais, boursier, stagiaire à Winnipeg, qui jette un œil étonné et candide sur le peuple canadien —, de tragiques destins alourdissent les actes de protagonistes désenchantés, solitaires. Melvyn Hill, juge noir, ancien porteur des chemins de fer du Canada, « retourné aux études », aujourd'hui méprisé de ses anciens camarades. Helen Savoy, journaliste d'origine française, qui, à la suite de brimades subies par un professeur anglophone à l'école primaire, a anglicisé son patronyme. John Novak, maire de la ville, interdit aux États-Unis, accusé d'une soi-disant appartenance au régime communisme. Peu à peu, ébranlé par des événements éveillant et tourmentant sa conscience — la mort de Chuck Maxwell dans un incendie, les révélations de son père sur ses ancêtres —, Mahatma interviendra, malgré lui, au cours de conflits divisant anglophones et francophones. Il y verra une image peu solidaire des humains entre eux. Ses réticences d'universitaire insouciant se résorbent, l'état pitoyable du monde expose ses diversités labyrinthiques, écueils que Mahatma ne peut éviter.

À mesure que chacun essaie de se faire une place dans un univers bancal, le passé des journalistes se décante. Ce qui se présentait comme la parodie d'une réalité grinçante se révèle un portrait peu réjouissant des agissements moraux d'hommes et de femmes sous influence, incapables de se créer un îlot de liberté, trop englués qu'ils sont dans des drames où tous se reconnaissent. Même Don Betts sera remis à sa juste place par un agonisant. Pour certains, la vie sera plus clémente, Mahatma Grafton découvrant ses intérêts culturels, son histoire, son identité. Helen Savoy revenant de ses reniements enfantins traumatisants.

On a aimé que le roman ne fasse pas la part belle à un " héros ", mais à une multitude d'individus affrontant des péripéties communes, les réunissant dans un filet maillé, les obligeant à se débattre au cœur d'intrigues propres à une humanité blessée. Le racisme, l'éthique de la presse, la violence des policiers, la pauvreté, thèmes jamais résolus, symbolisés par des êtres engagés, parfois dépossédés, intègres au point d'y laisser leur vie.

Roman publié une première fois en 1992, aujourd'hui présenté avec une nouvelle traduction, révisée par Robert Paquin, Ph. D.


Un grand destin, Lawrence Hill
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2012, 344 pages.

lundi 12 novembre 2012

Tempête dans un cerveau *** 1/2

Instants de bonheur. Un lied de Gustav Mahler. Siegfried de Richard Wagner. Quelques pages de Lawrence Durrell. Un tableau de Marko Stupar. Un poème d'Antonio Machado. Une chanson d'Alain Bashung. Un vocable enveloppe ces impressions éclectiques : la ferveur... On parle du roman de Marc-Alain Wolf, Un garçon maladroit.

L'auteur ne manque pas d'humour en nous conviant à pénétrer dans les hallucinations d'un jeune garçon atteint d'autisme ou du syndrome d'Asperger. Est-il sociopathe ? Nous ne le savons pas exactement. Il s'appelle Lucien Taurel, il n'aime pas son nom, il est en guerre contre lui. À l'école, il bondit quand l'instituteur l'interpelle. Ses camarades se moquent ou l'agressent. Il ne sait marcher droit : sa colonne vertébrale est déformée, il a les pieds plats, un cou trop long, une tête trop grosse. Sa myopie prononcée l'oblige à chausser d'épaisses lunettes. Il souffre d'incoordination motrice. Petit, chétif, sauvage, il vit en retrait, pratiquant la visualisation des êtres et des choses, ce qui lui permet de fuir la réalité. Ses parents ont l'âge d'être ses grands-parents, il les a toujours connus les cheveux blancs. Son père détient une boutique d'antiquités, sa mère est femme au foyer. Ils ont déjoué les spécialistes, affirmant que leur fils est exceptionnel, il a du génie. Il lit à une vitesse prodigieuse, avale les livres. Il est curieux de tout, insatiable. Sa prodigieuse mémoire assimile quantité d'informations que, parfois, il repousse : il voudrait tout oublier. Pris dans l'engrenage impitoyable de ses manies, il se crée un monde de plus en plus opaque. De plus en plus aride, qu'il déniche dans son ordinateur. « L'écran avait le pouvoir de lever ses inhibitions. » Il instaure des transmissions de pensée avec une force inexpliquée. Des voix s'immiscent qui obéissent ou servent de catalyseur. Sacha, l'amie imaginaire, disponible et bienveillante, lit dans ses pensées, devine ses tourments. Elle est son double, tous deux possèdent « la même voix et le même corps. » Bientôt, il faudra à Lucien Taurel une armée conséquente pour affronter le monde complexe de la finance, rencontrer des chefs d'État, éradiquer la faim dans le monde. Interrompre la surpopulation en réduisant, d'une manière eugénique, l'excès des naissances. Plus tard, la mort lui semblera une anomalie de la vie, « une erreur de programmation, un scandale. » Il en appellera à Dieu. Diverses missions, dirigées par une force intérieure, seront confiées à Frédéric Frédéric, autre intervenant surgi de ses fantasmes, qu'il nomme directeur des opérations. Polyglotte comme lui, Frédéric approche des personnalités, tels un chef de l'OTAN, une ancienne maîtresse du secrétaire de l'ONU, le numéro trois d'Al-Qaïda. Submergé par une soudaine notoriété, Lucien Taurel ne sait plus par quel projet commencer...

Un événement imprévu lui fera quitter provisoirement son monde d'analyse et de synthèse. Son père est victime, en pleine nuit, d'une insuffisance cardiaque et respiratoire. Incursion dans un domaine qu'il avait négligé, il se passionne pour la recherche clinique, concoctera une étrange mixture qu'il injectera à son père. Le résultat est navrant. Il n'en faut pas plus pour que le lecteur se pose en spectateur, se demandant s'il piétine le faux pour décanter le vrai. Lucien Taurel ne s'obstine-t-il pas à résister, à piétiner, écrasant les déchets, les résidus inutiles, encombrants ? Une course effrénée s'établit entre les médecins, les infirmières et lui-même pour que le vieil homme ait la vie sauve. Son père devenu hémiplégique et de retour à la maison, son fils se rendra compte qu'il est le nouveau maître des lieux. Il doit subvenir aux besoins matériels de sa famille. Pour cela, il agrandira le magasin déclinant de son père, l'agrémentera d'armes, objets plus rentables que d'anciennes choses empoussiérées... Empêtré dans le feu de responsabilités fictives ou réelles — « la machine s'emballait » —, la ronde assourdissante de la maladie du fils du père, comme il se dénomme dorénavant, ne pourra qu'empirer sous l'œil paisible de sa mère, le visage de son père pétrifiant un « curieux sourire vissé sur les lèvres. »

On ne peut parler ici des inconvénients majeurs s'apparentant aux délirants et déchirants conciliabules du jeune homme. Prisonnier d'une combinaison mentale, il se crée une sexualité envahissante qu'il déverse sur des fillettes de son âge, ces fillettes se transformant en jeunes femmes ; déroutées par ses pulsions et agissements incontrôlés, elles s'éloigneront de lui. Il y a aussi Frédéric et sa bande de qui le garçon maladroit sera le souffre-douleur avant que chacun revête son habit d'homme. Frédéric représentera pour Lucien l'adolescent à qui il aurait voulu ressembler. Moment de cruciale lucidité quand la tremblante réalité évoquée par les figures de son entourage, éclaire puis embrouille son cerveau surmené.

Roman exigeant rédigé par le médecin psychiatre Marc-Alain Wolf. Que de patience et d'humilité révèlent les mystères illustrant les sinuosités de notre système nerveux, ses méandres pathologiques quand des univers parallèles le gouvernent, le soumettent à l'incompréhension médicale. L'auteur n'occulte pas les maladresses que commettent les spécialistes de  troubles mentaux irréparables, la désertion des malades dans l'automutilation, témoignant de leur existence dans un univers ne reflétant pas le nôtre, à la fois proche et lointain. Nébuleuse égarée, fulgurante, où penser différemment ne signifie pas toujours être un simple humain...



Un garçon maladroit, Marc-Alain Wolf
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 200 pages