lundi 3 décembre 2012

L'embaumeuse et le clochard ****

Notre ami affirme que l'un des anciens péchés capitaux, la colère, condamne l'humain à l'état de bête. Il voit rouge, disons-nous communément. Les larmes, les cris, occultent la couleur du sang. L'humain est réduit à regarder ses congénères dans un miroir déformant, le sien propre, où s'inscrivent la vengeance, la rancœur. Notre ami cherche un être, homme ou femme, exempt de cette entrave dégradante. On a lu le dernier roman d'Andrée Laberge, Le fil ténu de l'âme.

Comment aborder un récit aussi dense sans craindre de trahir la pensée exhaustive de l'auteure ? Certains livres ne se laissent pas approcher d'emblée, telle l'embaumeuse dissimulée sous sa carapace de cactus. Pourtant, elle est tendre, elle ne demande qu'à être aimée. Malheureusement, sa « camée de mère » l'a offerte au « tartarin », le fils d'un médecin, « un pervers, un vicieux. Un sans scrupule. » Elle avait quinze ans. Après la mort de cette mère asservie, sa fille est devenue thanatologue, se donnant pour mission de veiller au bien-être des âmes, les âmes que jamais personne ne réclame. Depuis son adolescence offensée, l'embaumeuse est victime d'un handicap qu'elle réprime du mieux qu'elle peut derrière une faculté inusitée : elle est bègue et ventriloque. Ancrée dans ses louables intentions de sauver les âmes, puisqu'elle ne peut plus rien pour les corps, surtout pour le sien, croit-elle, la jeune femme sera amenée à embaumer une vieille itinérante, glorifiée par son « hurluberlu » de clochard. N'est-il pas son Salomon ? Il déclame à sa Sulamite des versets du Cantique des Cantiques, ce qui fait s'interroger la thanatologue : comment ce sans-abri connaît-il par cœur cet ajout profane à la Bible ?

Un autre personnage hantera l'histoire. Le « fils du loup » qui, quinze ans plus tôt, a tué son père par compassion. Sauf qu'à la suite d'une dénonciation vengeresse, il a été accusé de meurtre. À sa sortie de prison, il recherche la délatrice. Il sait qui elle est, il l'a aimée. La découvrant inopinément, il l'observe de loin en compagnie d'un clochard mais aussi dans un bar où, pour échapper à l'emprise haineuse du tartarin, aujourd'hui décédé dans un accident de moto, apporté dans son laboratoire par sa famille pour qu'elle lui donne « l'air serein et apaisé du fils comblé fauché trop jeune », elle attise vulgairement l'appétence des hommes. Sous sa carapace de cactus, elle séduit, elle aguiche. Mais ce soir-là, se présente un inconnu, cinéaste amateur, en chômage, qui veut tourner un documentaire sur sa profession et l'entendre parler des âmes. Défaite de son rôle de femme fatale, la « jeunotte » l'entraîne dans son funérarium.

On ne prendra pas le risque de narrer l'infortune de ces êtres brisés par un passé qui colle encore à leur peau — corps justifierait mieux la répulsion qu'ils éprouvent, qu'Andrée Laberge dépeint magnifiquement. Chacun y va de ses aberrations personnelles, de ses secrets qu'il ne parvient pas à étouffer. Malgré le fait que tous se soient transformés en pauvres hères, nous devinons des hommes et des femmes rabattant « le clapet de [ leur ] mémoire », de crainte que s'échappent des monstres, ravivant des souffrances incommensurables. Des peurs vertigineuses qui font se réfugier la « princesse avariée » dans le conteneur du clochard, où il abrite l'urne de sa « vieille délirante ». Tous courent les uns vers les autres, se perdent, se trouvent, le présent imbriquant leurs identités qu'ils taisent farouchement, dont ils ont honte. Au point de soliloquer à la troisième personne du singulier. De se distancier de soi. Si le clochard abuse de superlatifs injurieux pour mieux se châtier, l'embaumeuse s'enroule commodément dans sa jumelle ventriloque.

Andrée Laberge a écrit un roman spiralé, admirable, qu'ouvre un oratorio. Le désespoir se déploie, grandiose, quand les personnages vomissent les aigreurs qui les ont éloignés des humains qu'ils étaient avant d'être soudoyés par des individus dépourvus de la moindre miséricorde. Ces hommes et ces femmes, à la bonté indéniable, n'ont eu qu'un désir profond, se réconcilier humblement avec une société insensible au malheur de ses semblables. Les masques ôtés révèlent des âmes désenchantées qui ne souhaitent que couper le cordon, leur fil ténu les reliant à des corps dégorgeant des miasmes d'autrefois. On a aimé que, le cinéaste amateur prenant la parole, l'oratorio ferme le roman sur la colère apaisée de la thanatologue, sur une longue respiration libérée du fils du loup. Le prix à payer de cette rédemption est la mort inévitable du clochard, soupçonnant en lui une identité qu'il ne pouvait réintégrer sans y laisser le corps. Au moins l'âme s'en sort intacte, aspirée par la vigueur incantatoire du chant du loup gris.

Roman éblouissant dans lequel l'écrivaine rappelle une fois encore la fragilité de l'humain quand il est confronté à des forces démoniaques qu'il ne sait repousser, déstabilisant les élans d'une existence qu'il aurait voulu partager entre la faillite du corps et l'harmonie de l'âme.




Le fil ténu de l'âme, Andrée Laberge
XYZ éditeur, Montréal, 2012, 216 pages