lundi 30 septembre 2013

Être ou ne pas être juif *** 1/2

On aime la pluie de début d'automne. Ciel métallique. On rêve de nuages qui déverseraient des orages de livres. Tonnerre de mots, éclairs de mots. On privilégie les livres vigoureux, on exècre les livres à l'eau de rose ! Toutefois, on recommande ceux-ci aux lecteurs et lectrices qui font leurs premiers pas sur l'herbe tendre de la lecture. Peu à peu, le rose s'enrichira de teintes plus vivifiantes. On s'attarde sur le roman d'André Vanasse, La flûte de Rafi.

Encouragé par sa grand-mère Rebeka, le 18 avril 1626, s'enfuit de chez ses parents, juifs ashkénazes, habitant Cracovie, Pawel Szojchet. Il a dix-huit ans et ne veut pas devenir un boucher rituel. Il déteste tuer les bêtes. Au port, l'attend le capitaine Elimeleh qui, sur son chaland, le mènera à Varsovie. Après une traversée de vingt jours, séjournant à Kuzmir, Elimeleh apprendra au jeune homme les habiletés et ruses du commerce. Pour la première fois, Pawel trahira honteusement son patronyme. Il s'appellera Pawel Hase. Le lièvre, surnom de Joseph. Seize jours plus tard, débarquant à Varsovie, Élimeleh lui conseillera d'aller vers l'Allemagne. À Hambourg, la communauté juive y est bien accueillie. La chance lui souriant, un navire marchand doit mettre le cap sur Hambourg. Le capitaine, Cristoval Nunès, juif séfarade, avisera Pawel de l'oppression des Juifs au XVIIe siècle. Plus tard, il vivra une passion avec une Cracovienne, Margalit Hirsch, trente ans, patronne de la pension où il résidera. Passion partagée qui poursuivra Pawel sa vie durant. Margalit détient aussi une parfumerie-herboristerie qui nous vaudra des pages succulentes sur la fabrication et composition des parfums. Décidé à s'installer à Hambourg, Pawel prendra des cours de hollandais avec Esther, une fillette de dix ans. Elle est la fille d'un marchand juif d'Amsterdam venu s'établir à Hambourg. Les projets de Pawel seront bouleversés par un drame fortuit. En plein hiver, un incendie détruira l'appartement des parents d'Esther. Elle perdra sa famille, sa sœur et son frère. Pawel sauvera la jeune fille, qui lui vouera un amour insensé sur lequel il fermera les yeux lorsqu'il deviendra son tuteur. Ils vivront ensemble dans un appartement déniché par le rabbin. Margalit, qu'il rencontre en cachette, rompra avec Pawel parce que trop attaché à lui. Influencé par Esther, peiné de la décision de sa maîtresse, il acceptera de demeurer à Amsterdam. Il y fera la connaissance de la parenté d'Esther, Hana et Orobio Alvarès, qui lui confirmeront la libéralité de la ville envers les Juifs, même si quelques ombres obscurcissent ce paysage idyllique. Son avenir étant incertain, Pawel fréquentera l'atelier d'art d'Hendrick van Uylemburgh, où il apprendra à déchiffrer les tableaux. Entre les deux hommes naîtra une sympathie naturelle. Nous quittons la vie quotidienne pour entrer dans le monde fascinant des peintres de l'époque que Pawel — lui-même excellent peintre — côtoiera quand il rentrera au service de van Uylemburgh. Semblables à Pawel, nous sommes ébranlés par l'apparition de peintres dont les œuvres ont traversé plusieurs siècles. Hendrick Avercamp, Pieter Lastman, et d'autres. On ne peut citer tous les artistes arpentant la galerie et l'école-atelier que fréquentera Rembrandt. En 1638, van Uylemburgh enverra Pawel en Europe à la recherche d'œuvres nouvelles. Après bien des drames sordides, il se fixera à Rouen, ville inhospitalière aux Juifs. Pawel devra masquer son appartenance religieuse, franciser son nom. Il deviendra Paul Vanas.

Ce long préambule, riche en événements socio-culturels, que l'on dépeint brièvement, n'offre qu'un avant-goût du destin hors du commun de Paul Vanas. Marié par devoir à Barbe Montel, fille de feu Jacob Montel, collectionneur, juif converti au catholicisme, il aura un fils, François, qui, après l'assassinat ignoble de ses parents, devra fuir en Nouvelle-France. Mais la flûte de Rafi ? Son fils étant doué pour la musique, Pawel lui fera donner des cours de flûte traversière, flûte fabriquée par le fleustier lyonnais Claude Rafi au XVIe siècle. Elle a ceci de particulier qu'elle est composée de deux morceaux. François ne se séparera jamais de l'instrument. Antidote lénitif à la longue et pénible traversée jusqu'en terre d'Amérique. Des soirées hivernales, des cérémonies religieuses aux Trois-Rivières devront beaucoup aux compositions et ritournelles du musicien. À sa flûte, François, époux de Jeanne Fourrier, père de onze enfants, propriétaire d'une ferme, confiera sa jeunesse heureuse avec ses parents, le souvenir attendrissant d'une adolescente, Ruth, aimée durant quelques semaines. Margalit, Esther, mystères féminins effleurés dans la vie de son père. Rebeka, la grand-mère qui avait failli quitter un époux attentionné pour un amour d'un soir. Sa vie accomplie durement, François Vanas sera enterré dignement avec sa flûte.

On laisse au lecteur le bonheur de découvrir ce dense et captivant et sensuel roman. On ne s'est pas attardée en Nouvelle-France par crainte de nous répéter. Là encore, le lecteur y trouvera son compte. Le périple bouleversant de Pawel et de François nous a semblé nécessaire pour nous faire découvrir la tragédie des Juifs au long des siècles. Deux hommes qui ont dû composer avec la stupidité bornée de leur époque. Récit fictif, qui a permis à André Vanasse de mettre au jour certains points — obscurs ? — de ses ascendances, ce que nous lisons avec curiosité dans son épilogue fort détaillé. On souhaite que son roman suscite un regard neuf et tolérant sur les premiers arrivants en Nouvelle-France. Déchirer l'image erronée d'hommes et de femmes, surtout d'hommes, débarquant avec grande âme dans un pays rébarbatif, où tout était à faire. En accord avec l'écrivain, on aime que l'éventail de nouveaux pionniers soit élargi. Même si ces Juifs pestiférés ne purent choisir leur terre d'accueil, au moins en celle-ci ont-ils pu y trouver quelque paix, à l'abri de discriminations humiliantes.

Roman-témoignage que nous devons lire, pour essayer de nous convaincre qu'au fond de nous, nous sommes tous juifs.


La flûte de Rafi, André Vanasse
XYZ éditeur, Montréal, 2013, 318 pages