lundi 26 avril 2021

Toutes les eaux, et fluides corporels *** 1/2


Quand on apprend une bonne nouvelle, les teintes affadies se diluent pour faire place au bleu, à tous les bleus. On ne nommera pas ceux qui ont hérité du nom de peintres qui leur ont donné une identité particulière. Comme le bleu de Klein ou le bleu de Miro. La faste période bleue de Picasso. On préfère leur laisser une sorte de magie, leur singularité étant de rayonner, de distinguer l'assortiment des verts ou des gris. On commente le roman de Marie-Hélène Larochelle, Je suis le courant la vase.

Précédemment, on a osé avancer que tout avait été écrit. On reconnait s'être trompée, on aurait dû faire confiance en la littérature qui nous réserve encore de bien surprenantes découvertes. Qui nous procure une grande joie intellectuelle, un immense bonheur de lecture. Ce qu'on a ressenti en lisant ce roman atypique d'une écrivaine dont le premier opus, Daniil et Vanya, nous avait fortement intéressée. Livres dissemblables, le premier se penchant sur les difficultés de l'adoption internationale. Cet autre abordant l'univers discret de la natation d'élite, nageuses et nageurs désirant améliorer leur record. 

Cette histoire fait suite, a-t-on pensé, aux diverses accusations par d'anciennes nageuses de l'équipe nationale de nage synchronisée envers Natation Canada, ces nageuses ayant subi des abus d'ordre physique et psychologique. On rapporte ce qu'on a lu, notre impression première aurait pu se confondre avec une hasardeuse coïncidence. La narratrice, Torontoise, nageuse de haut niveau, vague étudiante universitaire, s'entraine sous l'emprise d'un étrange entraineur, qui domine son corps et son existence. Celui-ci jamais nommé, sa présence n'en est que plus écrasante, on pourrait avancer menaçante. Omniprésent et silencieux, il fait corps entier avec les membres de l'équipe. Comportement intensifié par le récit qui ne comporte aucun dialogue. Ce sont les voix, les gestes, les corps à corps, qui tiennent lieu d'éloquence. La relation de la narratrice avec ses compagnes et compagnons est presque perçue de loin, tel un écho, tant la nageuse se replie dans une solitude rigoureuse entretenue avec elle-même, s'exhibant dans des excès physiques, jusqu'à perdre connaissance.

Il y aura le stage du groupe en France, à Arcachon, pour mériter une place dans l'équipe qui représentera le Canada à l'étranger. L'eau salée de l'océan attire nageuses et nageurs, toutes les eaux, translucides ou vaseuses. La narratrice ne dit-elle pas qu'elle fait partie « d'une bande d'inadaptés que le rivage a crachés, dont la terre ne veut pas, qui se débattent pour performer dans ce milieu hostile. » ? L'eau océanique est un enfer qui se rappellera à l'une des nageuses, amie de la narratrice, dont le deuil sera lent, sa mort transcendée dans un flottement perpétuel. En piscine ou en mer, elle pousse son corps aux extrêmes, essayant de se libérer de ses résistances physiques et mentales, devenant une pierre dure avec elle-même, indifférente à ce qui n'est pas la natation. Mais soumise aux rituels troublants de son entraineur. Il y a le retour à Toronto, ville décrite dans ses recoins lugubres, comme pour se dissoudre encore davantage dans une existence où seul le corps a ses raisons d'être. Austérité de ses régimes alimentaires, docilité exaspérée à la morsure du froid, à la mollesse de la chaleur, à la tenaille de la faim, aux vertiges dus à l'épuisement, au refus de ses émotions. Les effondrements qui ne durent pas, l'abandon sensitif avec ses partenaires de nage. Fusion déconcertante tant avec les filles qu'avec les garçons exacerbés par sa nudité, liberté qu'elle s'accorde comme si ses performances en dépendaient. Corps-outil souvent dévêtu, corps prêté sans résistance aucune.

La natation étant un sport spectaculaire, l'écrivaine l'a pratiquée de façon compétitive, avons-nous lu, le récit liquéfie — sang d'une grossesse interrompue, morve visqueuse se mêlant aux larmes — l'intériorité de la narratrice, symbolisant son inverse démonstratif. Alternance de la routine quotidienne qu'elle écarte, alliée aux efforts surhumains qu'elle accomplit jusqu'au dépassement de son équilibre mental, du corps rompu aux performances outrancières. Une histoire linéaire divisée en quatre parties, que soutient une écriture syncopée, un style soubresauté, la jeune femme accordant le temps qu'il faut à des animaux mourants, à des humains harassés, à une ville crasseuse, l'écrivaine, Marie-Hélène Larochelle, désirant nous dire que c'est cela qui importe, les noirs à l'âme, le rythme cardiaque démultiplié. Lucide, la championne néglige une harmonie qu'elle ne sait apprivoiser, ou qu'elle refuse volontairement, abolissant ses nécessités de vivre dans de meilleures conditions. Plongeant dans les abimes de ses noyades intérieures. Submersion totale au risque d'étouffer le lecteur si la romancière, menant expertement son récit, essaimé de phrases brèves étonnamment salvatrices, ne lui tenait la tête hors des vagues houleuses. Les sensations à fleur d'épiderme, les nausées bilieuses, les odeurs tenaces, les fluides déversés par les orifices blessés de la chair assemblent les éléments charnels d'une jeune femme exigeante, percutant sa jeunesse contre le remous périlleux d'un sillage témoignant de toutes ses pertes. Justifiant les sanglots qu'elle laisse couler amèrement dans les bras de l'une de ses compagnes. Roman à peine fictif, dérangeant, dosé d'un flegme impavide, d'une sensualité toujours perceptible, où l'attrait de la récompense s'avère inexistant. Récit humain, terriblement humain jusqu'à la dépossession de cette humanité qui fait de l'être vivant un flambeau charnel qu'il porte lui-même à bout de bras exténué...


Je suis le courant la vase, Marie-Hélène Larochelle

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 163 pages