lundi 24 janvier 2011

De l'art de la fugue *** 1/2

L'inertie paisible du paysage et l'agitation perpétuelle des gens, sorte d'équilibre, nous permettent de réfléchir à d'étranges phénomènes qui se sont produits récemment : pourquoi les oiseaux tombent-ils du ciel, pourquoi les poissons remontent-ils à la surface de l'eau ? Inertes. Morts. L'humain est-il la cause de cette hécatombe animale ? Quand nous rendrons-nous compte que certains comportements destructeurs finiront par nuire à l'harmonie des éléments terrestres dont la nature a besoin pour constamment se renouveler. Laissons de côté ces questions sans réponses, parlons du roman de David Homel, Le droit chemin.

Benjamin Allan enseigne la littérature française de la seconde moitié du XIXe siècle dans une université de Montréal. Il a dans la cinquantaine, s'interroge sur les conditions existentielles d'un homme qui n'a plus grand-chose à prouver. Il est marié à Laura, femme de son âge, qui, elle, se consacre à l'art-thérapie. Parents d'un ado accro à la télévision. Usure du couple, incompréhension paresseuse bousculant ce trio sans surprise. Ben a un père octogénaire, Morris, qui finit sa vie dans une maison de retraite. Père juif et rebelle, à l'ironie mordante, que Ben visite régulièrement. La relation parfois timide entre les deux hommes s'avère une thérapie inconsciente dont ni l'un ni l'autre ne saurait se passer. Le vieux Morris, farouche et trébuchant, soulève des pans de souvenirs que son fils a occultés, son enfance ayant été perturbée par l'un de ses deux frères qui le battait outrageusement. Jusqu'au jour où Ben gagne un prix universitaire pour un essai consacré à la dromomanie, pathologie de fuite et forme d'hystérie ne touchant que les hommes. Enfin, quelque chose se passe dans son existence, qu'il juge morne et fade. Une jeune femme, Carla McWatts, chargée de communication, au tempérament impétueux d'artiste, lui accordera une entrevue au cours de laquelle des ondes invisibles réveilleront la libido endormie de son interlocuteur. Ben profitera de son attirance sexuelle envers Carla pour tromper son ennui, détourner sa culpabilité. Les manques affectifs de Laura, son épouse, qui ne vit que pour sa profession, croit-il. Fragilité de l'un et de l'autre qui, à mesure que le roman se déroule, révélera son lot de vérités et de mensonges. Les êtres que côtoie Ben sont en proie à une insécurité maladive, à une angoisse basée sur des péripéties de surface. Relations humaines instables entrecoupées de chapitres traitant de la dromomanie, qui ne sont pas sans refléter le désir obscur de Ben Allan : fuir, mais pour aller où ? Fuir de soi-même pour se retrouver à l'Institut Philippe-Pinel, comme l'a fait Carla McWatts, patiente volontaire, après que Ben lui ait dévoilé un terrifiant secret désagrégeant son statut d'artiste. « Patiente étoile » de l'inquiétant psychiatre Albanna. Celui-ci fabrique des poupées sordides, alimentant une névrose incurable, d'où son geste fatal.

Curieusement, nous avons l'impression que sondant les failles de ses proches, Ben Allan se reconstruit, mettant en danger des convictions que chacun s'invente pour contrer ses marasmes. Le noyau du roman gravite autour des visites de Ben à son père. Leurs discussions l'imprègnent d'une énergie qu'il ne soupçonne pas. Galvanisé par l'ardeur mentale d'un père que l'amour désespéré de la vie ne fait pas ciller, Ben, endeuillé par sa propre désertion, n'en finit pas de se berner, cherchant ce qui irait le mieux à ses semblables, alors qu'il n'a nullement l'intention de secourir qui que ce soit.

Roman touffu, intelligent. Intimiste, le regard méditatif de David Homel ne cesse d'observer ce qui émerge d'une société tragique, minimaliste. Ben va de l'un à l'autre, camouflant ainsi les causes essentielles de ses dispersions. Les agissements désordonnés de ses partenaires insufflent en lui des raisons magistrales de vivre pour ce qu'il est. Entretenant à son insu une ostentatoire souffrance, Ben ne sait qu'offrir en échange. Quand il se manifeste, souvent avec maladresse, c'est pour dénouer des insuffisances qui aident à survivre. Roman aux cent sujets qu'on ne peut aborder ici : comment supporter la vieillesse, aplanir un deuil. Être un père idéal, un époux attentionné. Reconnaître les bienfaits de l'immigration. Roman où l'enfance tient une part cruciale, symbolisée par des objets remisés, comme si l'immaturité se nourrissait d'artefacts. Des peluches, des poupées, des dinosaures en caoutchouc. Les dialogues, pour la plupart théâtraux, sont empreints d'un humour efficace ; des scènes irrésistibles font sourire, telle la rencontre du vieux Morris avec le groupe de hassidim, à Outremont. Roman où les traces vitales ne finissent jamais. Elles ont pour avenues l'absence et l'errance que Ben Allan ne peut poursuivre sans se heurter à des exigences, à des refus. Laura, épouse désenchantée, qui se meut dans une tranquillité sournoise ; Carla, amoureuse déçue, repoussant son illusoire empathie. Réparties percutantes, analysant le sens de la vie, énoncées par des êtres, à leur manière, atteints d'une hystérie silencieuse. D'où le tic — virus inguérissable ? — de Ben perçu par Laura. Roman dense et tendre où toute source expérimentale se jette dans l'océan infernal de nos ratages. 

Il serait injuste de ne pas mentionner la traduction impeccable de Sophie Voillot.


Le droit chemin, David Homel
traduit de l'anglais (États-Unis) par Sophie Voillot
Leméac / Actes Sud, Montréal / Arles, 2010, 408 pages

lundi 17 janvier 2011

Des univers cosmopolites ***

Il neige, le ciel est blanc, la terre est blanche. Impression fantasmagorique qui fait dire aux uns et aux autres que le paysage est sublime. Seuls les arbres dénudés apportent une touche réaliste. On ne revient pas d'une planète inconnue, nos pas s'inscrivent dans une matière crissante, bien réelle. On s'éloigne de ce monde silencieux pour lire les nouvelles de David Dorais, Le cabinet de curiosités.

Univers attractifs que ceux dépeints dans ces récits. Ils nous transportent dans des zones de reflets et d'ombres, parfois de mystère déroutant qu'il est préférable de ne pas toujours clarifier. L'interprétation se fait au cours de lectures successives, comme autant de couches granitiques relevées sur la croûte terrestre. Les nouvelles semblent sortir d'un fabuleux tiroir, fouillis d'instruments insolites. Parmi eux, se rangent aussi des livres qui se bâtissent une existence ordonnée, calquant leurs propos sur des personnages entretenant des rapports de bon voisinage. Un éventuel lecteur comprend mal que la fiction assujettisse une commune rationalité, d'où un malaise à feuilleter un livre, tel un objet de réjouissance, de fascination. La gemme noire n'est-elle pas synonyme du " mal noir " cariant les pierres précieuses ? Les nouvelles se rattachant aux enfants sont parmi les mieux réussies. On a particulièrement aimé Le petit noël aux marionnettes mettant en scène un homme ravagé par le chagrin. Ne pouvant se remettre de la perte de sa femme, il entraîne son fils dans un deuil inapproprié à son jeune âge... Dans La disparition, l'auteur narre l'emprise d'une mère sur son garçon. L'immense chagrin du père et l'aveuglement indécent de la mère s'inscrivent sous le signe de la mort, ornés d'une aura fantastique. Le texte Lustukru ? invente des monstres qui traumatiseront un enfant, feront plus tard de lui « un vieillard stupide, l'idiot du quartier ». D'autres récits propulsent le lecteur dans des mondes imaginaires participant à l'élaboration de paysages composés d'impressionnants décors où le promeneur solitaire se perd délibérément, confondant le jour et la nuit. Le vrai et le faux. Maëlstrom de sensations où la vie réelle est parfois inexistante. Au risque d'être grisé par d'extravagantes visions... Das Spukhaus. La vierge aux trois mains relate l'histoire d'un aventurier imbibé d'un passéisme pathétique. Près de Hyde Park, à Londres, dans un chic hôtel du XVIIIe siècle, Horace Stuyvesant exhibe aux membres du club une jeune houri contaminée par l'explosion d'une centrale qu'il a ramenée d'un pays innommé, qu'il est facile d'imaginer. Inévitablement, une conversation lubrique s'échange entre les « habitués de ces cercles éminents [...] laissant courir leurs regards sur chaque saillie » du corps de l'adolescente immobile. Un Américain qui a « fait fortune dans l'informatique » dévoilera le pot aux roses... Sujet scabreux que nous retrouvons dans des récits néocolonialistes ou des livres érotiques des années cinquante.

Aussi captivantes soient-elles, on ne peut citer toutes les nouvelles regroupées dans ce recueil. On a aimé Le saut du tigre, imagé de séquences rappelant les meilleurs films japonais du genre. Ce qu'il advient des petites filles emballées dans le plastique se déroule dans une atmosphère trouble et morbide, meurtrière et juvénile. Le texte Petit guide de la descente aux enfers nous a paru étiré, faiblesse de l'ensemble du recueil, comme si l'auteur voulait faire valoir son érudition concernant quelques titres. Pour conclure, David Dorais, n'omettant pas de se congratuler, fait un retour sur lui-même. Dans une librairie de livres d'occasion montréalaise, il a repéré un collectif d'auteurs de nouvelles. L'illustration de la couverture représente un objet qui l'étonne, l'intrigue. Un meuble, un cabinet de curiosités, comporte diverses figures singulières, comme celles dont l'auteur s'est inspiré pour inventer ses contes. Fabulation ou exactitude ? C'est à Paris que le fictif David Dorais élucidera le mystère de la gravure insérée dans un manuscrit nommé Descriptio completa mirabilium cameræ Basteli. Le lecteur aura droit à une description exhaustive de la chambre des merveilles signée Du Bastel, prouvant ainsi que ce cabinet a bien existé, qu'il a « survécu aux vicissitudes du monde durant plus de deux cents ans [...] ».

Recueil érudit, traitant de thèmes peu usités dans la nouvelle québécoise moderne. Le ton affecté s'amalgame parfaitement à une écriture recherchée, nécessaire au style que l'auteur utilise. Ouvrir un coffre, une armoire ou un livre fait surgir des êtres venus d'univers mussés dans l'enfouissement de notre mémoire assoupie. Monstres de l'enfance, sortilège de l'insolite, microcosme faunesque qui, durant les nuits d'insomnie, risque de nous happer. Avec un talent somptueux, David Dorais prend cette mythologie à son compte pour épater un lecteur avide d'histoires surnaturelles. Toutefois, on émet une réserve : la nouvelle s'insérant dans un genre minimaliste, le délayage descriptif de plusieurs d'entre elles nous a agacée, voire lassée...


 Le cabinet de curiosités, David Dorais
Éditions L'instant même, Québec, 2010, 227 pages

mardi 4 janvier 2011

Un livre enjambant les siècles *** 1/2


On regarde la vitre, elle s'insère dans un tableau blanc, les branches d'un érable le sillonnant de lignes brisées noires. C'est l'hiver qui s'inscrit de la sorte en miniature. S'il nous dépêche sa désolation, ses plaisirs enneigés rassurent le regard, enivrent le corps. On s'armera donc de patience en lisant le roman de Francis Malka, La noyade du marchand de parapluies.

Roman divertissant et troublant qui convient à un début d'année maussade, comme le sont souvent les lendemains de réjouissances excessives. Nous nous déportons en l'an 1039, à Arles, un mercredi après-midi. Il y fait une chaleur torride. Un jeune cordonnier, huit deniers dans ses souliers, se dirige vers le quai où logent les maraîchers, le boucher, le poissonnier. Après s'être procuré ce qui convient à un succulent repas, il s'en retourne chez lui lorsqu'une voix éteinte l'interpelle. Un homme, ni jeune ni vieux, lui propose un parapluie rouge, mentionnant que cet objet a été inventé par les Chinois depuis plusieurs siècles. Une semaine plus tard, le marchand et le cordonnier se rencontrent à nouveau, engagent une conversation sur l'utilité des parapluies durant l'été. Le narrateur achète le parapluie rouge et, pour le remercier, le marchand lui offre un livre qu'il ne doit ouvrir que dix jours plus tard. Le cordonnier rentre chez lui, le livre dans ses chausses, en main le parapluie rouge.

Le laps de temps écoulé, les événements se précipiteront. Le cordonnier se rend compte que le livre mentionne tout ce qu'il a vécu les dix derniers jours. Mystification dont il se serait passé à une époque où la vie d'un humain, même honnête, ne valait pas tripette. Au fur et à mesure que les tracas quotidiens assaillent le jeune homme, il écrit dans le livre, pensant détourner ainsi le cours du temps et, plus audacieux, tenter de confondre des faits historiques. Prodige du livre, chaque souhait de l'artisan s'accomplira, ce qui le rendra suspect aux yeux de ses semblables, qui l'accuseront de sorcellerie. Enlevé dans une charrette à bœufs par des campagnards superstitieux, exilé du royaume de Provence, nous le retrouvons à Pise, en l'an 1178. Il est devenu un riche commerçant de tissus, si riche qu'il se départira de ses profits. Le premier jour de chaque mois, il organisera un banquet au bénéfice des indigents, à l'église du Saint-Sépulcre, prêtée par l'ordre des Hospitaliers. Il découvrira que l'altruisme n'existe pas, sa bonne action dérangeant les autorités, les sociétés se partageant le pouvoir. « L'institution la plus irritée par cette affaire fut l'évêché de Pise. » Malmené, jugé devant le tribunal de la ville, il sera innocenté grâce à la curiosité douteuse de l'archevêque d'alors, Ubaldo Lanfranchi. Une fois encore, le livre interviendra en sa faveur. Avec la complicité du capitaine d'une galère, notre commerçant s'enfuira de Pise. À Gênes où il s'est réfugié, il gère des affaires prospères. Il avouera que ses années gênoises figureront parmi les plus douces. Années qui se transformeront en décennies puis en siècles... En 1491, sa torpeur béate sera interrompue : un matin de février, un inconnu subtilisera le livre. Un billet glissé sous sa porte fixera un rendez-vous dans une auberge sur le quai.

Nous abordons la partie la plus intense de la vie de l'ex-cordonnier. Les intentions manifestes du livre volé le mèneront à Amerigo Vespucci. L'homme veut déjouer les plans d'un dénommé Christoffa Corombo qui projette de naviguer jusqu'aux Indes. Il suffirait que le détendeur du livre rédige une note pour contrecarrer les plans du navigateur. Après de vaines tergiversations, le personnage n'aura d'autre choix que d'obéir aux ordres de Vespucci : il devra accompagner Corombo jusqu'aux Indes. Traversée des plus captivantes, Francis Malka se servant de rudiments véridiques qu'il habille de péripéties vulgarisées, d'anecdotes fantaisistes. Jonglant avec les avatars des siècles passés, le narrateur inscrit dans le livre un futur hypothétique que lui seul manipule. De retour d'un voyage périlleux, toujours à la merci du chantage de Vespucci, il accepte d'écrire une lettre de reconnaissance qu'il lui remettra des années plus tard. Entre-temps, il aura récupéré le livre qu'il utilisera « avec parcimonie », aura traversé des siècles. En 1893, notre héros réside à Vienne, il est amoureux d'une certaine Sophie, dame d'honneur chez une archiduchesse. Ambitieuse, elle vise un titre de noblesse dont l'honorera son amant. Sophie épousera l'archiduc Franz Ferdinand, héritier du trône de l'Autriche-Hongrie. Nous connaissons la fin tragique du couple princier.

Étrange récit, étrange livre qui, tel un chien fidèle, acquiesce aux désirs de son maître. Possédant une existence propre, mais aussi son avers et son envers, il se rebiffe chaque fois que son acquéreur s'immisce malencontreusement dans une situation improbable. Le livre déclenche des cataclysmes que personne ne peut contrôler. Qui écrit le livre ? Quel précepte allégorique tire-t-il de l'histoire d'une vie hasardeuse ? Qu'est devenu le livre quand le cordonnier revient immanquablement à son état initial ? Est-ce un hommage rendu à tous les livres qui, à travers les siècles, ont survécu aux outrages de leurs détracteurs ? Humains et livres sont-ils condamnés à vivre et à mourir ensemble ? De connivence avec la mémoire investigatrice, tel un prolongement, nous pensons au film Fahrenheit 451, réalisé par François Truffaut. Autant de questions, parfois obscures, posées par Francis Malka. Est-ce important de cerner une réponse, le roman nous ayant charmée, interrogée. L'auteur lui-même a-t-il échappé à l'emprise du livre magique, le récit déroulant les périls d'un homme revenu à ce qu'il était. La morale en serait-elle l'incapacité d'échapper à sa destinée, aussi dramatique ou émouvante soit-elle ? L'impression demeure que le livre s'apparente au rêve de don Quichotte égaré dans la conquête de lui-même...

À lire pour défier une année nouvelle inscrite dans le livre universel du temps et pour savourer deux fables : celle manuscrite par le cordonnier, celle narrée par Francis Malka. Double originalité ! 


La noyade du marchand de parapluies, Francis Malka
Éditions Hurtubise, Montréal, 2010, 267 pages