mardi 4 janvier 2011

Un livre enjambant les siècles *** 1/2


On regarde la vitre, elle s'insère dans un tableau blanc, les branches d'un érable le sillonnant de lignes brisées noires. C'est l'hiver qui s'inscrit de la sorte en miniature. S'il nous dépêche sa désolation, ses plaisirs enneigés rassurent le regard, enivrent le corps. On s'armera donc de patience en lisant le roman de Francis Malka, La noyade du marchand de parapluies.

Roman divertissant et troublant qui convient à un début d'année maussade, comme le sont souvent les lendemains de réjouissances excessives. Nous nous déportons en l'an 1039, à Arles, un mercredi après-midi. Il y fait une chaleur torride. Un jeune cordonnier, huit deniers dans ses souliers, se dirige vers le quai où logent les maraîchers, le boucher, le poissonnier. Après s'être procuré ce qui convient à un succulent repas, il s'en retourne chez lui lorsqu'une voix éteinte l'interpelle. Un homme, ni jeune ni vieux, lui propose un parapluie rouge, mentionnant que cet objet a été inventé par les Chinois depuis plusieurs siècles. Une semaine plus tard, le marchand et le cordonnier se rencontrent à nouveau, engagent une conversation sur l'utilité des parapluies durant l'été. Le narrateur achète le parapluie rouge et, pour le remercier, le marchand lui offre un livre qu'il ne doit ouvrir que dix jours plus tard. Le cordonnier rentre chez lui, le livre dans ses chausses, en main le parapluie rouge.

Le laps de temps écoulé, les événements se précipiteront. Le cordonnier se rend compte que le livre mentionne tout ce qu'il a vécu les dix derniers jours. Mystification dont il se serait passé à une époque où la vie d'un humain, même honnête, ne valait pas tripette. Au fur et à mesure que les tracas quotidiens assaillent le jeune homme, il écrit dans le livre, pensant détourner ainsi le cours du temps et, plus audacieux, tenter de confondre des faits historiques. Prodige du livre, chaque souhait de l'artisan s'accomplira, ce qui le rendra suspect aux yeux de ses semblables, qui l'accuseront de sorcellerie. Enlevé dans une charrette à bœufs par des campagnards superstitieux, exilé du royaume de Provence, nous le retrouvons à Pise, en l'an 1178. Il est devenu un riche commerçant de tissus, si riche qu'il se départira de ses profits. Le premier jour de chaque mois, il organisera un banquet au bénéfice des indigents, à l'église du Saint-Sépulcre, prêtée par l'ordre des Hospitaliers. Il découvrira que l'altruisme n'existe pas, sa bonne action dérangeant les autorités, les sociétés se partageant le pouvoir. « L'institution la plus irritée par cette affaire fut l'évêché de Pise. » Malmené, jugé devant le tribunal de la ville, il sera innocenté grâce à la curiosité douteuse de l'archevêque d'alors, Ubaldo Lanfranchi. Une fois encore, le livre interviendra en sa faveur. Avec la complicité du capitaine d'une galère, notre commerçant s'enfuira de Pise. À Gênes où il s'est réfugié, il gère des affaires prospères. Il avouera que ses années gênoises figureront parmi les plus douces. Années qui se transformeront en décennies puis en siècles... En 1491, sa torpeur béate sera interrompue : un matin de février, un inconnu subtilisera le livre. Un billet glissé sous sa porte fixera un rendez-vous dans une auberge sur le quai.

Nous abordons la partie la plus intense de la vie de l'ex-cordonnier. Les intentions manifestes du livre volé le mèneront à Amerigo Vespucci. L'homme veut déjouer les plans d'un dénommé Christoffa Corombo qui projette de naviguer jusqu'aux Indes. Il suffirait que le détendeur du livre rédige une note pour contrecarrer les plans du navigateur. Après de vaines tergiversations, le personnage n'aura d'autre choix que d'obéir aux ordres de Vespucci : il devra accompagner Corombo jusqu'aux Indes. Traversée des plus captivantes, Francis Malka se servant de rudiments véridiques qu'il habille de péripéties vulgarisées, d'anecdotes fantaisistes. Jonglant avec les avatars des siècles passés, le narrateur inscrit dans le livre un futur hypothétique que lui seul manipule. De retour d'un voyage périlleux, toujours à la merci du chantage de Vespucci, il accepte d'écrire une lettre de reconnaissance qu'il lui remettra des années plus tard. Entre-temps, il aura récupéré le livre qu'il utilisera « avec parcimonie », aura traversé des siècles. En 1893, notre héros réside à Vienne, il est amoureux d'une certaine Sophie, dame d'honneur chez une archiduchesse. Ambitieuse, elle vise un titre de noblesse dont l'honorera son amant. Sophie épousera l'archiduc Franz Ferdinand, héritier du trône de l'Autriche-Hongrie. Nous connaissons la fin tragique du couple princier.

Étrange récit, étrange livre qui, tel un chien fidèle, acquiesce aux désirs de son maître. Possédant une existence propre, mais aussi son avers et son envers, il se rebiffe chaque fois que son acquéreur s'immisce malencontreusement dans une situation improbable. Le livre déclenche des cataclysmes que personne ne peut contrôler. Qui écrit le livre ? Quel précepte allégorique tire-t-il de l'histoire d'une vie hasardeuse ? Qu'est devenu le livre quand le cordonnier revient immanquablement à son état initial ? Est-ce un hommage rendu à tous les livres qui, à travers les siècles, ont survécu aux outrages de leurs détracteurs ? Humains et livres sont-ils condamnés à vivre et à mourir ensemble ? De connivence avec la mémoire investigatrice, tel un prolongement, nous pensons au film Fahrenheit 451, réalisé par François Truffaut. Autant de questions, parfois obscures, posées par Francis Malka. Est-ce important de cerner une réponse, le roman nous ayant charmée, interrogée. L'auteur lui-même a-t-il échappé à l'emprise du livre magique, le récit déroulant les périls d'un homme revenu à ce qu'il était. La morale en serait-elle l'incapacité d'échapper à sa destinée, aussi dramatique ou émouvante soit-elle ? L'impression demeure que le livre s'apparente au rêve de don Quichotte égaré dans la conquête de lui-même...

À lire pour défier une année nouvelle inscrite dans le livre universel du temps et pour savourer deux fables : celle manuscrite par le cordonnier, celle narrée par Francis Malka. Double originalité ! 


La noyade du marchand de parapluies, Francis Malka
Éditions Hurtubise, Montréal, 2010, 267 pages

2 commentaires:

  1. Francis Malka est un auteur dont j'aime énormément l'originalité. J'ai lu tous ses livres, sauf celui-ci, mais il m'attend :)

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  2. J'ai profité de la parution de ce roman pour faire connaissance avec Francis Malka. Je n'avais rien lu de lui auparavant.

    Merci Allie de m'avoir écrit. Bonne lecture !

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Commentaires: