lundi 27 janvier 2020

Les tentations de la folie *** 1/2

Depuis un certain temps, on publie des tableaux, des photos, qui font du bien à l'œil nu. Lui offrant un monde différent de celui qu'il capte, ne pouvant pas toujours le contempler, les clichés étant parfois  insupportables à disséquer. Cet œil a un corps porteur qui se penche vers la sérénité des images, on ne nommera pas la beauté, celle-ci étant devenue anonyme. On a lu Le monde est fou, récit signé Robert Giroux.

Il est simple de commenter une fiction qui se prête à moult interprétations. Il n'en est pas de même pour soutenir une autobiographie, thèse de nos expériences vitales. Si nous abordons le genre avec émotion, sachant que nous pénétrons dans un lieu intime, il est difficile d'en discerner les non-dits significatifs entre les lignes. Dans cet opus qu'on a lu avec une légitime curiosité, un avant-propos nous interpelle, placé là pour informer lectrices et lecteurs que, malgré les incidents existentiels, un fil nous guidera au long de ce périple d'une vie bien remplie. La santé mentale, la folie, qu'étudiant, l'écrivain a cerné à l'Hôpital Notre-Dame en psychiatrie. Avant d'en arriver à cette salutaire expérience, le narrateur, Robert Giroux, nous renseigne sur ses antécédents familiaux et sociaux. Ses parents, gens modestes et généreux, se sont « mariés durant l'entre-deux-guerres, juste avant la Crise économique ». Huit enfants naitront de leur union, Robert étant le dernier. Avec un regard affectueux, il dépeint la jeunesse de ses frères et sœurs, regard spectateur qui, se ralliant à la complicité sororale et fraternelle, nous instruit des mœurs discutables de l'époque. Enfant de chœur pendant plusieurs années, il se souvient de l'organiste, non voyant. Dans ce réceptacle aux odeurs d'encens, il apprendra les harmoniques du chant, plus tard, il montera et dirigera une chorale. Il évoque l'écrivain Claude Jasmin qui, témoin oratoire de son temps, à dépeint, lui aussi, son enfance, son adolescence. Temps pieux qui s'exerçait machinalement, inscrivant ses rituels à un âge où les amitiés se nouent sans entraves, où les jeunes grandissent, insouciants, où les parents se nourrissent de la télévision. C'était au début des années cinquante. Robert sera le seul des huit enfants à fréquenter le collège, puis il partira étudier à Paris, découvrant la vieille l'Europe. La soif de la lecture ne s'altérera jamais, les yeux rivés sur les livres dont se nourrissaient ses frères et sœurs.

Déménagement à Rosemont, accueil viril des ados du quartier. Regrets de Villeray. Succès scolaires. Découverte de la musique classique en même temps que la musique populaire dont l'adolescent, très éclectique, s'imprégnera. Rédigeant ce récit, l'écrivain avoue aimer ce qui est mélodique. La musique le bouleverse. Il se souvient de bons professeurs. Un religieux qu'il salue chaleureusement à qui il devra son intérêt pour l'écriture. Jeunesse heureuse et besogneuse. Ses étés occupés par des travaux temporaires, comme beaucoup d'étudiants aujourd'hui. Ses activités scolaires représenteront peu,  comparées à son expérience en milieu psychiatrique. Pendant deux saisons estivales, inexpérimenté, il sera promu infirmier, fera connaissance avec les déchirures humaines. Celles qui affaiblissent mentalement un individu mais renforcent l'énergie essentielle pour côtoyer ces malades, essayer de les comprendre. Aider les infirmières dans leurs tâches parfois ingrates. Tant d'autres corvées exigeantes. 

Il serait captieux de décrire les effets bénéfiques qu'en ressentira Robert Giroux, assurant le lecteur d'une vive maturité de la part d'un néophyte, parfois un peu naïf. Il a tout juste vingt ans, encore collégien mais terriblement « à l'écoute de ce qui se jouait quotidiennement. » Il réalisera que la maladie mentale est sournoise, silencieuse ou bruyante. Des entêtements, des cris, des gestes brutaux, des rebuffades désespérées. Sans cesse, la complexité de l'être humain oscillant entre normalité et marginalité. Les drogues, les électrochocs pour assommer la moindre rébellion, attisent la colère du jeune Robert. Ses études supérieures terminées, il ne sera pas psychologue comme il l'avait envisagé, mais enseignant, en même temps qu'éditeur. Différente forme de psychologie, il faut savoir écouter la parole incertaine de plus vulnérable que soi. Vérité et fiction se mêlent. Robert traversera deux épreuves amoureuses qui l'égareront de la vie réelle. Il devra à son épouse, qu'il honore tendrement dans ses confessions, de l'avoir secouru. Poésie et chansons seront les pierres de touche qui apporteront un sens à sa méconnaissance de certains aspects de l'être humain. À un premier mariage, à la naissance de sa fille. À une inévitable séparation, comme il le mentionne, entamant ses trente ans en compagnie de sa bambine avec qui il se réfugie en province. Si ses turbulences sentimentales affecteront son équilibre mental, la poésie, les chansons, dont le récit s'entrecoupe, lui insuffleront un brin de sérénité qui lui était essentiel. La chorale aussi, ses chants où lui-même participe. La détresse n'aura jamais raison de lui, il connait ses capacités faillibles, ses limites douloureuses, telles qu'il les avait perçues pendant ses " stages " à l'hôpital Notre-Dame. L'abandon de soi que redoute chacune et chacun durant les moments tragiques de l'existence. Les deuils que le narrateur, Robert Giroux, traverse, s'avèrent représentatifs des sentiments ambivalents qu'il ressent, les taisant ou les transcendant sur un air de chanson ou de poème. Dérive des mots, vieillesse inévitable du corps. Regard lucide et critique sur les permissivités de notre époque pour soulager certains maux, pour les enterrer au plus profond de l'âme, sans toutefois les guérir. Autre folie irrécupérable, le laxisme d'hommes qui effleurent, refusent de creuser. Le drame de celles et ceux qui meurent de ces négligences, les modes aléatoires, ne servant qu'à éblouir puis s'éteignent...

Tout est ainsi dans le récit de l'écrivain Robert Giroux, justifié et renâclé. Livre des interrogations, où chercher les réponses sinon en soi-même, chez les êtres qui nous aiment. « Rien de ce que j'ai vécu intensément depuis un demi-siècle ne m'a éloigné de mes souvenirs d'hôpital psychiatrique. » Pas un instant, on en a douté, la vie garantissant ses bousculades frondeuses pour se mesurer au plus retors de nos agissements malhabiles. La vie est un milieu semblable à l'université, que le narrateur a quittée après vingt-cinq ans d'enseignement. Blessures garanties certes, sensibilité à fleur de mémoire, refoulements nécessaires pour en extraire l'ambroisie, la faisant savourer à des individus qui, assoiffés de vérité, devront affronter d'immenses sujets humains soulevés par Robert Giroux, telle l'errance des réfugiés, des sans-abris, inadmissible exil. Décadence, déchéance, de multiples civilisations ont subi ces avatars, nous n'y échapperons pas, ajustant nos pas à ceux d'un écrivain qui a eu l'honnêteté de nous mettre en garde contre nous-mêmes. Et la folie du monde. La sienne, parfois. On l'en remercie.


Le monde est fou, Robert Giroux
Éditions Triptyque, Montréal, 2019, 143 pages