lundi 22 février 2021

L'aveuglement d'une jeune fille en friche *** 1/2


D. nous demande si, à l'automne de notre vie, des fantasmes occupent notre esprit, suscitent des regrets. Question qui nous laisse dubitative. On dénote que le cerveau nous fait encore cadeau de désirs, de délires, de rêves, qui nous font soupirer ou sourire. C'est une manière, entre autres occupations, de continuer à vivre, les fantasmes prenant le relais sans qu'on les y invite. On commente le roman de Martine Desjardins, Méduse.

Il y a du délire aussi dans cette histoire qui nous a ravie, signature fantasmagorique de l'écrivaine relevée dans ses précédents livres. Ce dernier opus nous semble le plus accompli, le plus déterminé à nous faire savoir que les filles, les femmes, dépendent du pouvoir de leur beauté mentale quand elle fait défaut sur leur visage, sur leur corps. Traquenard qui se refermera dangereusement sur la jeune Méduse, qu'elle utilisera, ne possédant pas de ressources plus subtiles, pour séduire les hommes qui puisent dans son regard l'amorce d'une improbable complicité, qui les désarme, les infantilise. Plusieurs interprétations se prêtent au parcours abracadabrant de l'adolescente mal-aimée, surnommée Méduse par ses deux sœurs, tellement elle est repoussante, ce qui n'est qu'une apparence. Ses parents ne pouvant plus la supporter, son père prend la décision de l'emmener dans un institut pour jeunes filles handicapées physiquement, égaré entre une forêt et un lac infesté de méduses. Abandonnée par sa famille, on imagine les sévices dégradants qui attendent Méduse dans ce lieu infernal. Une directrice chauve, rébarbative, pétrie d'insatisfactions juvéniles, dévouée à son père, le dirige. Douze « bienfaiteurs » tyranniques et difformes, une poignée de « protégées » surveillées étroitement par un quatuor de matrones. Ces jeunes filles sont à la disposition des bienfaiteurs qui se rassemblent une fois par mois, pour combler, aux dépens de leurs victimes, des frustrations aux abords puérils. Jeux malsains qui menacent Méduse, réduite à se montrer à quatre pattes, tête baissée, pour que personne n'aperçoive ses yeux, paupières closes recouvertes de sa longue chevelure. 

Le temps passant, le sort misérable de Méduse ne s'améliore pas. Rebelle, elle ne se fait aucun complice. Seule, une adolescente lilliputienne, Suzanne, se raccroche à elle pour s'évader après que Méduse a découvert les méfaits meurtriers du lac. Entreprise audacieuse qui échouera, Suzanne, par mégarde, ayant croisé le regard de sa compagne. Si Méduse est devenue la proie favorite de la directrice, celle-ci sera impressionnée par le fait que la jeune fille ne ressente aucune douleur qu'auraient dû déclencher des maltraitances à répétition. D'esclave, elle deviendra sa confidente. Ainsi, nous apprendrons qui est cette femme, qui a construit l'institut. Le parcours de Méduse se révélant sans issue, elle n'échappera pas, telle Suzanne, à la tentation de s'évader. Il suffira d'une occasion inespérée pour que son séjour parmi les protégées, desquelles nous savons peu, s'achève dans l'incomplétude, rien n'étant résolue pour Méduse qui s'entête à ne pas se regarder dans les miroirs. 

En fait, ses péripéties sont une longue lettre qu'elle adresse à un homme chargé de la ramener à l'institut, son évasion ayant été planifiée habilement par un armateur, que Méduse a réussi à séduire grâce au pouvoir de ses yeux que personne, à part elle-même, n'a détecté. Il faudra que son destinataire lui lance un défi pour qu'elle accepte de révéler l'attrait insoutenable de son regard. Symbole du sexe féminin dont le mystère effraie quantité d'hommes, qu'ils soient d'hier ou contemporains. Jeux corrompus des bienfaiteurs qui dissimulent leur frayeur sous couvert de jeux pervers. L'écrivaine a semé au long de son récit une saisissable connotation sexuelle, nous faisant penser au château redoutable et aux personnages ambigus de la célèbre Histoire d'O, signée Pauline Réage. 

De crainte de trop révéler de ce conte moderne, ce qui serait regrettable, car c'est un conte habité de ses affabulations, on jouera de prudence, on formulera des questions, avivant les yeux d'une jeune fille qui se méconnait, bien qu'elle accomplisse des actes prémédités, salvateurs pour elle-même. Condamnés par une société bien-pensante. Sous l'emprise euphorisante de la gomme de résine, atténuant son sentiment de honte culpabilisante, Méduse finira-t-elle par accepter son rôle de jeune femme éprouvée par les atrocités que son corps devra subir, livré aux caprices délétères des bienfaiteurs ? Dans la friche où se débat Méduse, son récit ne se termine pas tel un conte de fées, elle possède si peu de recours vivables pour sa défense. 

L'histoire est riche, pour éviter de mentionner originale, ce qui ne suffirait pas à dépeindre les péripéties d'une adolescente prisonnière de ses travers physiques, de leurs conséquences irréparables. Dissimulés derrière des œillères chevalines ou sous un bandeau rétrécissant le périmètre de leur territoire, ses globes oculaires distillent un attrait mortel sur celui ou celle qui essaie de confondre leur intensité. Les Disgracieusetés, les Abhorrations, mentionnées par l'écrivaine, dont se condamne Méduse, soulèvent la question épineuse de l'anorexie qui ravage la candeur d'adolescentes, encouragées par des modes où le corps squelettique prend sa source dans un narcissisme exigeant. Aveuglant la promesse charnelle de corps inachevés. Entre autres victimisations de " l'éternel féminin ", dévalorisé par des hommes peu scrupuleux sur la marchandise.

Si la fiction s'avère fâcheusement moderne, l'écrivaine Martine Desjardins l'a embellie de la diversité d'une écriture rutilante, d'un vocabulaire recherché élégamment. D'une pensée parfois provocante. On lit peu de ces phrases ponctuées d'une poétique liberté, dans lesquelles nous ressentons la joie de l'auteure à s'être  laissé aller à son amour de l'écriture. Dans un monde où les symboles dissimulent une lourdeur pitoyable de l'être humain, en l'occurrence l'innocence de jeunes femmes inexpérimentées. On lui en sait gré.


Méduse, Martine Desjardins

Éditions Alto, Québec, 2020, 214 pages

lundi 15 février 2021

Des hommes, une certaine manière de vivre *** 1/2


Publiant des peintures et des recensions littéraires, on constate que peu de gens approfondissent le regard. Celui des yeux, celui de la mémoire. Tout se passe au premier degré, et cet état de distraction nous attriste. On remarque un laisser-aller visuel ou intellectuel quand il s'agit d'apprécier une œuvre qui ne montre, elle aussi, que son aspect de surface. Où est l'esprit de critique qui nous importe tant ? On a lu les nouvelles de Tyler Keevil, Peau de phoque. 

La quatrième de couverture nous informe que nous sommes à l'anse Burrard de Vancouver. La civilisation n'est pas loin, elle côtoie la nature. La montagne sert de toile de fond pour mettre en scène divers protagonistes, des hommes en particulier. Treize nouvelles qui nous parlent de barges, de herses. De port, de remorqueurs. De rudesse et de passion. Quelques personnages interagissent, nouent des fils fractionnant chaque histoire, d'autres s'isolent en leur mystère incongru. La pudeur est tangible dans le peu de paroles qui s'échangent ne désignant que l'essentiel. Ou bien pour fustiger impitoyablement son semblable. Doreen, épouse de Roger, adoucit la première nouvelle. Les deux, qui devraient retraiter, vivent sur leur barge, n'ont pas le courage de l'abandonner à un jeune inexpérimenté. Ce matin-là, ils déjeunent en compagnie d'Alex, matelot qui, à la saison de la pêche, leur est fidèle mais qui s'apprête à partir pour le Pays de Galles rejoindre sa « petite amie ». Comment leur annoncer son départ ? Silence complice avec le vieux Roger qui s'inquiète que les canards colverts n'aient pas encore rejoint la rive... Nouvelle en plusieurs temps, comme les suivantes. Leur intérêt ne consiste pas véritablement dans l'anecdote, mais dans la manière d'architecturer une histoire, aussi banale soit-elle. Entrée en matière avant d'accéder à un récit se déroulant dans la montagne. Mark, sauveteur professionnel, doit rechercher un jeune planchiste qui s'est égaré dans son parcours neigeux. Là encore, ce n'est pas tant l'incident qui s'avère en soi fascinant mais le parcours de Mark sur la piste qu'a dû emprunter le planchiste. Alors que la nuit est tombée, qu'il a retrouvé le jeune homme enterré sous la neige, qu'il attend l'hélicoptère qui doit ramener le corps, il se laisse griser par la grandeur vorace du paysage, l'enferme dans un état d'hypnose incontrôlable. Il faudra l'appel d'une personne à bord de l'hélicoptère pour qu'il revienne peu à peu aux choses réelles. Texte captivant qui décrit dans les moindres détails le périple de Mark, au risque à son tour d'y laisser sa vie. Vertige assuré, traversée envoutante. On se dit qu'il faut connaitre à fond la montagne pour en arriver à une telle minutie descriptive des moindres courbes. La grâce intrépide d'ultimes virages... 

Parmi ces longues fictions viriles, quelques-unes, plus brèves, se meuvent dans une réelle tendresse, comme si le nouvelliste se reposait de trop d'intensité échappée d'un monde marginal, lancé tel un coup de poing à la tête du lecteur. Ce sont des hommes, pas toujours innocents, qui relatent des scènes desquelles ils ne peuvent se soustraire. L'épouvantail ou la réaction de l'employé d'une boutique vidéo, quand un matin rentre une femme dont il remarque la beauté sculpturale du corps. Ses longs cheveux recouvrent en partie son visage et quand le narrateur croise le regard de l'inconnue, il reste figé par ses traits défigurés. La jeune femme revient plusieurs fois louer des vidéos, puis un homme surgit qui semble être son « petit ami [ ... ] bellâtre, hautain et glabre », qui la rabroue à propos d'une vidéo qu'il juge insignifiante.  Elle ne revient plus. Le narrateur fantasme sur son corps mais ne peut se résoudre à embrasser son visage un après-midi, où de retour, elle le lui demande... Nouvelle à trois temps, celui de la beauté, de la laideur. Celui des sensations ambiguës que suscite la jeune femme. Colère désespérée du narrateur qui voit sa cliente franchir le seuil du magasin, devine qu'elle ne reviendra plus. Il avait l'impression qu'il venait de « refermer [son ] poing sur un papillon. » Sur le fil, ou la révolte d'un employé d'un magasin de skis lorsqu'un homme entre avec son fils, un enfant de neuf ans, pour louer une paire de skis. C'est l'anniversaire du garçon qui n'ose réagir à l'autorité suspecte du père, se plie à sa volonté autoritaire. Au grand dam de Ben, l'employé, qui prend la défense du gamin. On a pensé à l'amour indécent qu'éprouve la victime envers son bourreau. Impression curieuse que l'écrivain, Tyler Keevil, alimente de faits véridiques. Une guerre se prépare, ou les dernières péripéties d'un vieil artiste démodé qui boit comme un trou à la terrasse d'un restaurant sur le point de fermer. Fin du mois d'août. Seb et Hamed, les deux serveurs, attendent que l'homme se décide à quitter les lieux, il est tard, ils sont fatigués. Malheureusement, le vieil acteur, devenu agressif par la dose d'alcool qu'il a ingurgité, n'est pas prêt de se rendre à leur souhait. Il lie une conversation décousue avec Seb, lui décrit sa déception politique de l'Amérique, son projet de s'installer au Canada. De fil en aiguille, le patron du restaurant devra intervenir, l'histoire finira par la sortie forcée du vieux soulard. Et Seb, intuitif, qui se dérobe à une éventuelle menace...

Les nouvelles qui ont eu notre préférence se déroulent sur les barges. Avec Alex ou Liam, ce dernier apparaissant dans le récit très intense, percutant, qui titre le livre, Peau de phoque. Liam devra aider Rick, homme cinquantenaire vindicatif, à remettre en état le pont de son " senneur ". Liam a pris l'habitude de nourrir un phoque, ce que lui déconseille méchamment Rick, le menaçant de tuer la bête si elle réapparait. Liam ne tient pas compte de l'avertissement mais à la suite d'un malentendu entre les deux hommes, Rick met sa menace à exécution. Quand Liam découvrira ce meurtre, il se vengera d'une manière impitoyable puis, il prendra le large, revêtu de la peau de son ami animal, telle une mascotte. C'est une nouvelle retentissante, en ce sens qu'elle est brutale, remplie de haine exacerbée par la frustration d'un homme qui ne sait transcender ses manques que par les injures qu'il profère contre Liam, par le meurtre d'animaux innocents. Texte inoubliable qui met en lumière les ombres viciées de l'âme humaine. 

On ne saurait mentionner toutes les fictions composant ce livre, — on pense à Main tendue, un chauffeur de camion et un auto-stoppeur sensibles à une odeur suspecte, révélatrice... —, récits envoutants portés par une écriture minutieuse, cinématographique. On imagine pleinement les paysages, océan et montagne, les actions humaines, se déroulant sur un écran autre que celui de notre imaginaire. On a aussi pensé à l'œuvre de Raymond Calder, bien qu'on aime peu les comparaisons. Le livre se referme sur un élan de douceur, toujours épiné de griffures inévitables, tel le premier texte en présence de Roger et de Doreen. Alex, leur jeune matelot, leur a fait part de son exil pour le Pays de Galles. Merveilleuse symbolique, disloquant les cauchemars d'Alex. Il s'agit des herses, poutres de métal hérissées de dents d'acier, suspendues, faites pour ratisser, effriter la glace restée au fond des glacières. C'est un faux mouvement qui sera l'erreur fatale qu'Alex commettra, blessant gravement son cuir chevelu. Doreen lui évitera la clinique en le soignant habilement à l'artisane... 

Livre de nouvelles, vivantes, qui rendent difficiles le départ, non seulement celui d'Alex, mais aussi le nôtre. Notre retour à la civilisation s'enrichissant d'un apprentissage magistral, tels ces êtres improbables régnant sur la nature, qu'elle soit montagnarde ou maritime. La civilisation nous fait oublier que dans des quelques parts souvent ignorés, se trament des fictions admirables qu'il faut lire avec la ferveur de ceux qui se suffisent d'un monde différent, et y restent. 

Nouvelles superbement traduites de l'anglais par René-Daniel Dubois.


Peau de phoque, Tyler Keevil

Traduit de l'anglais ( Canada ) par René-Daniel Dubois

Éditions Les Allusifs, Montréal, 2020, 284 pages


lundi 8 février 2021

L'apprentissage de l'écriture et de soi *** 1/2


Janvier, mois frileux, mois outrageusement silencieux. On vit en autarcie, le soleil nous trahissant de sa froidure. On se rattrapera en juillet quand la canicule nous rendra autant aisée qu'un poisson dans son bocal. En attendant cet heureux dénouement, on rêve de la timide verdure printanière, première chaleur qui réjouit notre corps lourd et maladroit. Durant ces deux mois blancs, on se contentera de la banalité journalière qu'occasionne une saison givrée. On a lu l'essai-fiction d'Alain Beaulieu, Novembre avant la fin. 

Qu'elle soit mise-là en exergue, ou pour harmoniser le fil d'une histoire, il suffit d'une phrase pour être piquée au vif. Sans acrimonie, ce qui ne nous ressemblerait pas, nous donnant l'élan nécessaire pour attiser notre curiosité. Ce qui s'est passé avec le livre de l'écrivain et professeur Alain Beaulieu, ignorant volontairement le genre qu'il offrait aux lectrices et lecteurs. Il aborde le doute, comme une fleur printanière lutte contre la fin de l'hiver. Or, le doute nous poursuit depuis que nous savons raisonner. Depuis des décennies, il est notre ligne de réflexion. De parcours. On a donc voulu en savoir davantage. L'enfermement hivernal autorise ces impulsions intellectuelles. Sans que nous ne les regrettions. 

Un grand-père décédé depuis peu, s'est transformé en un lare compatissant pour aider sa petite-fille à écrire un roman. Elle a l'âge du peu sérieux, poétisé par Arthur Rimbaud. Des certitudes visualisées en noir et blanc symboliques, aucun gris pour nuancer ses affirmations. Elle a un amoureux qui lui en fait voir de toutes les couleurs ( sans jeu de mots ), le grand-père dit de lui qu'il est son mauvais garçon, à défaut de lui prêter un prénom. Elle, c'est la deuxième personne du singulier que le vieil homme utilise pour mieux l'apostropher devant l'état déplorable de son projet. Il souligne à l'adolescente que le roman requiert qu'elle se soumette à ses personnages, ce qui est vrai, l'écrivain devenant responsable du destin dont il les a affublés. Exigence de devoir les tenir en laisse, d'écouter leurs propos, leurs reproches. On a rêvé d'une rébellion de ces petits êtres de papier qui jugeraient l'écrivain de leur avoir imposé un rôle qui ne correspondait pas à leur personnalité. Revendication de Pygmalion dont ils se seraient passés. Le lare bienveillant, autrefois écrivain lui-même, se souvient d'avoir été animé de sentiments contradictoires en évoquant la tendresse qu'il avait éprouvé pour ses personnages. Cependant, il ne perd pas de vue sa petite-fille qui s'est endormie dans son bureau, « la tête appuyée sur [ tes ] bras croisés ». Autour d'elle, trainent des bouts de papier griffonnés, un reste de marie-jeanne dans le cendrier. Tasse de café, écouteurs pour échapper aux phrases qui la narguent. Attendri, le grand-père, à l'état de lare, se réjouit d'accompagner la jeune femme dans son parcours. Mais elle doit se plier à ses conseils, se séparer du mauvais garçon. Ce qu'elle fera quand elle saura qu'il a une nouvelle copine. 

Il lui apprend l'art de composer une histoire, il l'éloigne des modes, du jargon littéraire, des techniques, bien qu'il ne soit pas catégorique, l'indulgence guidant l'hésitation des premiers pas, qui risquent de la détourner de l'essentiel. Et surtout, elle doit apprivoiser le silence pour mieux se consacrer à son histoire. Le lecteur se fait une idée précise de la personnalité de l'écrivaine qui, en aucune façon, ne doit se défaire de son ipséité, de sa subjectivité, vertus qui lui permettront d'être lue dans le monde entier. À condition que ses lecteurs se reconnaissent dans ce qui « peut être partagé par tout le monde ». Faire fi du roman dont nous rêvons d'écrire, il contient peu de la réalité, il fait partie de la perfection inatteignable. Le grand-père se laisse aller à son expérience, dénombre les moindres détails dont doit se nourrir le futur roman de sa petite-fille. Ne lui cachant pas qu'une œuvre « tangible » peut prendre des années avant son aboutissement en un « objet concret ». Il lui parle aussi de l'importance de la lecture, de l'influence qu'elle exerce sur la manière de créer une histoire, de la difficulté qu'exige l'acte d'écrire, éprouvée par des auteurs classiques qui lui sont chers, Flaubert en particulier. De la responsabilité de l'artiste-écrivain, pas suffisamment mise en valeur, de l'importance de l'interprétation du monde dans lequel l'artiste et l'écrivain évoluent. De la libération ressentie quand le roman est terminé. 

Il serait fastidieux de souligner ici, l'utilité magistrale des conseils relatés par l'écrivain réel. Lui, charpenté d'os et de chair, l'autre, façonné d'une essence pure, laissant à ses créatures toute latitude morale pour parvenir à un résultat satisfaisant. Il nous dit aussi sa méfiance envers certains ateliers d'écriture, ce qu'on partage, nous demandant si le désir d'écrire à tout prix ne s'inscrit pas dans une génétique abstraite, telle une part manquante à notre précaire équilibre mental. Mozart qui était un génie, a dû, comme les autres enfants, apprendre le solfège. Les raisons erronées des religions à peu aimer la littérature. Comme dans un livre à bâtir, architecture parfois boiteuse, rien ne se montre idéal, tout se trame autour de nos apprentissages, ceux de la vie, ceux de la fiction...

Avec beaucoup de plaisir et de sourires, on a lu cette originale aventure littéraire scandée en novembre. Impressionnée et curieuse, on a fait la connaissance du grand-père spectral, sa petite-fille ne se doutant pas de sa bienveillance quand il se manifeste au-dessus de son épaule. Lui insufflant les sacrifices, et tant d'abandon de soi, que nécessite la créativité littéraire. Cependant, on émet une réserve quant à la vengeance du mauvais garçon : des vinyles abimés, gondolés, inutilisables, ou une déception amoureuse, méritent-ils cet excès d'humeur destructrice, au demeurant infantile ? Encore un être de papier qui, un jour, demandera des comptes à son démiurge... On est rassurée que le grand-père, avant de retourner à ses limbes, complimente sa petite-fille pour ses qualités de future écrivaine, mais sans illusions, sans complaisance. Écrire s'avère un état de grâce qui nous apprend à marcher, à respirer. Nous enseigne l'humilité. Le langage est une musique expérimentale et chorale, une rare certitude que nous partageons avec Alain Beaulieu. On lui laisse le dernier mot, la dernière pensée, avant que nous disparaissions, l'un et l'autre, dans nos limbes personnelles...


Novembre avant la fin, Alain Beaulieu

Éditions Hamac, Montréal, 2020, 85 pages


 

lundi 1 février 2021

Le quotidien ordinaire et ses extras *** 1/2


On dirait que la ville est coupée en deux. Barrière érigée entre neige et pluie, des deux côtés l'ambiance s'avère de grisaille. Le ciel fait son possible pour se sortir de ce fatras, n'y parvient pas. Le soleil dort, la nature aussi. On ne se formalise pas de tant de maussaderie, les jours ont basculé vers une touche printanière qui nous enchante. On attend, notre cœur bat sa propre chamade. On a lu les nouvelles de Michel Dufour, Lignes de vie.

Sixième recueil rassemblant dix-neuf textes, pour la plupart laconiques, c'est dire que cet auteur est prolifique. Il a privilégié la nouvelle à tout autre genre, le rappelant au lecteur par l'intermédiaire de sa voix dans un " Bref ", telle une entrée en matière. Des histoires qui ne paient pas de mine, leur thématique étant simple, comme la vie qui nous charrie d'un point cardinal à un autre. L'écriture reflète bellement les intentions de l'écrivain, limpide, explicative. Tendre et profonde. Quelques non-dits, autant mentionner des soupirs. Des regards de biais. Il aborde des sujets de l'actualité qui demandent beaucoup de discernement pour les transformer en une signifiante fiction. Comme le premier récit qui donne la parole à une résidente d'une maison de retraite, celle-ci relatant un incident qui s'est produit la veille. Une musulmane voilée y travaille comme préposée, distribuant les collations, toujours aimable, polie, discrète. Or, une résidente s'interroge sur la chevelure de la jeune femme cachée sous son voile. Elle le lui arrache... Claquement de portes. Rumeurs sur le comportement inexplicable de la résidente. On lit le texte suivant, une des fictions qui nous a le plus touchée. Inévitablement, comme dans un groupe de personnes, certaines histoires nous attirent plus que d'autres. Un homme et sa sœur sont dans la salle d'urgence d'un hôpital, attendent qu'un médecin examine leur vieille mère. Quand rentre un homme d'une vingtaine d'années, « ni beau ni laid, les traits tirés, il portait des fringues usées, peu confortables pour l'hiver. » Ne prêtant nulle attention aux gens qui l'entourent, il s'assoit, sort d'une  mallette des feuilles blanches, les dépose sur ses genoux, en recouvre une de coups de crayon irréguliers, accumulant des lignes disparates. Puis, au bout d'un moment, il s'en va, laissant la feuille colorée sur sa chaise. Observation admirative du narrateur qui dépeint ce moment de grâce, émotivement troublé. Le diagnostic rassurant du médecin devenant une raison irrépressible de s'approprier le dessin d'un être qui passe, tel un ange déchu. Plus loin, un narrateur se remémore le décès d'un curé quand il était en sixième année scolaire. Avec ses camarades, il devait aller se recueillir devant sa tombe. L'un d'eux, élève rebelle, commettra un acte répréhensible qui le hantera sa vie durant, modifiera son existence. Histoire de remords, d'une étrange connivence entre le curé et le repenti... Pour tromper sa sédentarité, un écrivain fait une marche quotidienne dans son quartier qu'il n'a jamais quitté. Depuis deux ans, il rencontre une femme qui déambule timidement, désirant ne pas se faire remarquer. Le marcheur aura beau faire, rien ne transpirera de la personnalité maladive de l'inconnue. Puis, il découvrira la résidence où cette femme demeure. Menant sa propre enquête, il conclura que Agathe souffre d'autisme.

Fin d'une première partie rassemblant sur scène des hommes ou des femmes esseulés, confinés dans leur univers, bulle déconcertante qui nous enseigne que chaque jour nous croisons de tels êtres auxquels nous ne prêtons pas attention. Il est clair que Michel Dufour nous fait parvenir un message, humain avant tout, signifiant que nous devrions nous départir de notre satané individualisme, ouvrir les yeux sur nos semblables, descendre les marches de notre confort, manteau ajusté à nos certitudes insupportables. Le court temps de philosopher, on a pénétré dans une fiction qui colle à l'épiderme. Un homme se souvient d'un camarade d'enfance, qui l'avait berné sur l'attrait des sauterelles, lui affirmant qu'elles donnaient du miel. Premier mensonge qui servira d'appât aux deux futurs hommes. L'un devient un célèbre avocat, généreux. Donnant sans compter aux sans-abri. Parmi eux, il rencontre son ancien ami qu'il reconnait à peine, celui-ci lui rappelant l'incident des sauterelles. Avec l'accord de sa femme et de ses enfants, l'avocat se fera son protecteur. Une histoire d'amitié, de fidélité, que nous retrouvons peu aujourd'hui au cours des relations humaines. Même le bénéficiaire en est étonné, nous laissant entendre qu'il n'aurait pas agi de cette manière désintéressée. 

On ne relatera pas toutes les nouvelles qui jonchent le recueil. Elles ont un point commun, leur ton lucide, leurs effets poétiques, qui adoucissent la condition sociale, parentale, d'éphémères protagonistes qui traversent le recueil. Modelés pour enrichir quelques pages, aviver quelques émotions, le nouvelliste les guide vers le cours irréfutable de leur destinée. Pareille à la nôtre, pareille à nos rêves, demeurant en leur état inaccompli. Ce qui arrive à Rodrigue, perclus d'ambition avec qui il devra faire connaissance avant de la malmener, n'aboutissant qu'à un échec, son ambition personnalisée en une femme aimante. Déçue, impuissante, elle le quittera pour quelqu'un d'autre. Métaphore magistralement dissimulée d'une liaison entre un homme et une femme qui ne s'entendront jamais. Un désir de fantastique s'aligne, tel un wagon à sa locomotive, lorsqu'un homme, surpris par un orage de juillet, se réfugie dans une maison jaune, devient l'hôte d'une femme à la chevelure rousse, celle-ci l'invitant à gîter chez elle, le temps qu'il faudra. Elle a l'habitude d'héberger des gens accidentés dans cette contrée, le rassure-t-elle. Il acceptera de passer la nuit. Une nuit singulière de laquelle il ne se souviendra de rien. Quelques années plus tard, avec sa femme et leur jeune fils, il retournera sur ce lieu qui l'avait marqué. Le passé, parfois, révèle des étrangetés qu'il ne faut pas tenter d'élucider... Parcourant ces nouvelles, on plaint Felicia, tombée sous l'emprise d'un gourou, son grand-père essaie de la sauver. Plus loin, une vieille femme naïve est la proie de sa nièce qui l'a dépouillée de ses biens. Puis, un ouragan ravage la maison d'un couple crédule, retraité dans un lieu propice aux changements climatiques. La surprenante révélation unissant deux femmes sur qui rien ne laisse supposer, confirme le réalisme indécis dans lequel baignent ces récits. 

On parle d'extras concernant des situations plus insolites que celles déjà répertoriées dans les textes précédents. Un écrivain à succès écrit à son éditeur d'où lui vient son talent, qui n'est autre que celui volé à un auteur obscur, découvert par hasard. L'histoire est audacieuse et dérangeante. On se laisse emporter par le récit pathétique d'une femme qui tombe sous le charme d'un chanteur de rock. Elle s'invente une liaison avec ce partenaire peu crédible. L'éternel malaise des interprétations faites quand elles nous arrangent et nous soudoient. Enfin, tournant les pages sur des nouvelles que nous ne pouvons toutes mentionnées, nous fermons le recueil avec le père Edmond, trappiste solitaire de Mistassini et sa relation ambiguë avec un jeune démuni que, soudainement il protège, et dont l'histoire se terminera mal, telle une vengeance céleste...

Nouvelles fort appréciées qui mettent en lumière les failles de plusieurs époques. Failles humaines relatées à l'intérieur d'un quotidien ordinaire, transcendées par le talent de conteur de Michel Dufour. Si les époques se sont démarquées par une évolution inévitable, l'humain, lui, n'a guère changé ses comportements, croyant faire pour le mieux pour survivre. Ce sont des fictions à saveur de fables, qui correspondent à l'attitude qu'adoptent des hommes et des femmes pour se déculpabiliser de trop de lignes de vie, emmêlées à une trompeuse réalité, à des songes inatteignables.


Lignes de vie, Michel Dufour

Lévesque Éditeur, Montréal, 2020, 184 pages