lundi 15 février 2021

Des hommes, une certaine manière de vivre *** 1/2


Publiant des peintures et des recensions littéraires, on constate que peu de gens approfondissent le regard. Celui des yeux, celui de la mémoire. Tout se passe au premier degré, et cet état de distraction nous attriste. On remarque un laisser-aller visuel ou intellectuel quand il s'agit d'apprécier une œuvre qui ne montre, elle aussi, que son aspect de surface. Où est l'esprit de critique qui nous importe tant ? On a lu les nouvelles de Tyler Keevil, Peau de phoque. 

La quatrième de couverture nous informe que nous sommes à l'anse Burrard de Vancouver. La civilisation n'est pas loin, elle côtoie la nature. La montagne sert de toile de fond pour mettre en scène divers protagonistes, des hommes en particulier. Treize nouvelles qui nous parlent de barges, de herses. De port, de remorqueurs. De rudesse et de passion. Quelques personnages interagissent, nouent des fils fractionnant chaque histoire, d'autres s'isolent en leur mystère incongru. La pudeur est tangible dans le peu de paroles qui s'échangent ne désignant que l'essentiel. Ou bien pour fustiger impitoyablement son semblable. Doreen, épouse de Roger, adoucit la première nouvelle. Les deux, qui devraient retraiter, vivent sur leur barge, n'ont pas le courage de l'abandonner à un jeune inexpérimenté. Ce matin-là, ils déjeunent en compagnie d'Alex, matelot qui, à la saison de la pêche, leur est fidèle mais qui s'apprête à partir pour le Pays de Galles rejoindre sa « petite amie ». Comment leur annoncer son départ ? Silence complice avec le vieux Roger qui s'inquiète que les canards colverts n'aient pas encore rejoint la rive... Nouvelle en plusieurs temps, comme les suivantes. Leur intérêt ne consiste pas véritablement dans l'anecdote, mais dans la manière d'architecturer une histoire, aussi banale soit-elle. Entrée en matière avant d'accéder à un récit se déroulant dans la montagne. Mark, sauveteur professionnel, doit rechercher un jeune planchiste qui s'est égaré dans son parcours neigeux. Là encore, ce n'est pas tant l'incident qui s'avère en soi fascinant mais le parcours de Mark sur la piste qu'a dû emprunter le planchiste. Alors que la nuit est tombée, qu'il a retrouvé le jeune homme enterré sous la neige, qu'il attend l'hélicoptère qui doit ramener le corps, il se laisse griser par la grandeur vorace du paysage, l'enferme dans un état d'hypnose incontrôlable. Il faudra l'appel d'une personne à bord de l'hélicoptère pour qu'il revienne peu à peu aux choses réelles. Texte captivant qui décrit dans les moindres détails le périple de Mark, au risque à son tour d'y laisser sa vie. Vertige assuré, traversée envoutante. On se dit qu'il faut connaitre à fond la montagne pour en arriver à une telle minutie descriptive des moindres courbes. La grâce intrépide d'ultimes virages... 

Parmi ces longues fictions viriles, quelques-unes, plus brèves, se meuvent dans une réelle tendresse, comme si le nouvelliste se reposait de trop d'intensité échappée d'un monde marginal, lancé tel un coup de poing à la tête du lecteur. Ce sont des hommes, pas toujours innocents, qui relatent des scènes desquelles ils ne peuvent se soustraire. L'épouvantail ou la réaction de l'employé d'une boutique vidéo, quand un matin rentre une femme dont il remarque la beauté sculpturale du corps. Ses longs cheveux recouvrent en partie son visage et quand le narrateur croise le regard de l'inconnue, il reste figé par ses traits défigurés. La jeune femme revient plusieurs fois louer des vidéos, puis un homme surgit qui semble être son « petit ami [ ... ] bellâtre, hautain et glabre », qui la rabroue à propos d'une vidéo qu'il juge insignifiante.  Elle ne revient plus. Le narrateur fantasme sur son corps mais ne peut se résoudre à embrasser son visage un après-midi, où de retour, elle le lui demande... Nouvelle à trois temps, celui de la beauté, de la laideur. Celui des sensations ambiguës que suscite la jeune femme. Colère désespérée du narrateur qui voit sa cliente franchir le seuil du magasin, devine qu'elle ne reviendra plus. Il avait l'impression qu'il venait de « refermer [son ] poing sur un papillon. » Sur le fil, ou la révolte d'un employé d'un magasin de skis lorsqu'un homme entre avec son fils, un enfant de neuf ans, pour louer une paire de skis. C'est l'anniversaire du garçon qui n'ose réagir à l'autorité suspecte du père, se plie à sa volonté autoritaire. Au grand dam de Ben, l'employé, qui prend la défense du gamin. On a pensé à l'amour indécent qu'éprouve la victime envers son bourreau. Impression curieuse que l'écrivain, Tyler Keevil, alimente de faits véridiques. Une guerre se prépare, ou les dernières péripéties d'un vieil artiste démodé qui boit comme un trou à la terrasse d'un restaurant sur le point de fermer. Fin du mois d'août. Seb et Hamed, les deux serveurs, attendent que l'homme se décide à quitter les lieux, il est tard, ils sont fatigués. Malheureusement, le vieil acteur, devenu agressif par la dose d'alcool qu'il a ingurgité, n'est pas prêt de se rendre à leur souhait. Il lie une conversation décousue avec Seb, lui décrit sa déception politique de l'Amérique, son projet de s'installer au Canada. De fil en aiguille, le patron du restaurant devra intervenir, l'histoire finira par la sortie forcée du vieux soulard. Et Seb, intuitif, qui se dérobe à une éventuelle menace...

Les nouvelles qui ont eu notre préférence se déroulent sur les barges. Avec Alex ou Liam, ce dernier apparaissant dans le récit très intense, percutant, qui titre le livre, Peau de phoque. Liam devra aider Rick, homme cinquantenaire vindicatif, à remettre en état le pont de son " senneur ". Liam a pris l'habitude de nourrir un phoque, ce que lui déconseille méchamment Rick, le menaçant de tuer la bête si elle réapparait. Liam ne tient pas compte de l'avertissement mais à la suite d'un malentendu entre les deux hommes, Rick met sa menace à exécution. Quand Liam découvrira ce meurtre, il se vengera d'une manière impitoyable puis, il prendra le large, revêtu de la peau de son ami animal, telle une mascotte. C'est une nouvelle retentissante, en ce sens qu'elle est brutale, remplie de haine exacerbée par la frustration d'un homme qui ne sait transcender ses manques que par les injures qu'il profère contre Liam, par le meurtre d'animaux innocents. Texte inoubliable qui met en lumière les ombres viciées de l'âme humaine. 

On ne saurait mentionner toutes les fictions composant ce livre, — on pense à Main tendue, un chauffeur de camion et un auto-stoppeur sensibles à une odeur suspecte, révélatrice... —, récits envoutants portés par une écriture minutieuse, cinématographique. On imagine pleinement les paysages, océan et montagne, les actions humaines, se déroulant sur un écran autre que celui de notre imaginaire. On a aussi pensé à l'œuvre de Raymond Calder, bien qu'on aime peu les comparaisons. Le livre se referme sur un élan de douceur, toujours épiné de griffures inévitables, tel le premier texte en présence de Roger et de Doreen. Alex, leur jeune matelot, leur a fait part de son exil pour le Pays de Galles. Merveilleuse symbolique, disloquant les cauchemars d'Alex. Il s'agit des herses, poutres de métal hérissées de dents d'acier, suspendues, faites pour ratisser, effriter la glace restée au fond des glacières. C'est un faux mouvement qui sera l'erreur fatale qu'Alex commettra, blessant gravement son cuir chevelu. Doreen lui évitera la clinique en le soignant habilement à l'artisane... 

Livre de nouvelles, vivantes, qui rendent difficiles le départ, non seulement celui d'Alex, mais aussi le nôtre. Notre retour à la civilisation s'enrichissant d'un apprentissage magistral, tels ces êtres improbables régnant sur la nature, qu'elle soit montagnarde ou maritime. La civilisation nous fait oublier que dans des quelques parts souvent ignorés, se trament des fictions admirables qu'il faut lire avec la ferveur de ceux qui se suffisent d'un monde différent, et y restent. 

Nouvelles superbement traduites de l'anglais par René-Daniel Dubois.


Peau de phoque, Tyler Keevil

Traduit de l'anglais ( Canada ) par René-Daniel Dubois

Éditions Les Allusifs, Montréal, 2020, 284 pages


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Commentaires: