lundi 1 juin 2020

Une ville pour soi et pour tous *** 1/2

Durant cette période uniforme que nous traversons, contrainte à moult obligations, on donne une importance inestimable aux petits bonheurs qui fomentent notre quotidien. On se rend compte de l'inattention dont on banalisait nos habitudes, nos gestes, nos paroles. Aujourd'hui, la saveur l'emporte sur la fadeur, celle-ci occultant souvent le plaisir de vivre, simplement, sans soupir, ni lassitude. On commente le numéro 141 de La revue XYZ de la nouvelle.

Montréal est à l'honneur dans ce dernier opus, réunissant neuf nouvellistes du Québec et d'ailleurs. Présentés et dirigés par André Carpentier et Christine Champagne, les textes s'apparentent à une ville imaginaire, utopique. Hétéroclite. Un choix diversifié qui nous a permis de flâner dans un Montréal séducteur à chaque heure. Comme dans tout collectif, certains récits nous ont émue plus que d'autres, nous ont dispensée de tout jugement, chaque sensibilité étant particulière.

Avec grand plaisir, on a savouré le texte de Denise Brassard, La dolce vita, qui ouvre le recueil. Balade nocturne que propose l'écrivaine, plein feu sur la chaleur humide, sur les terrasses où il fait bon déguster un apéro avant de souper. L'amoureux ou l'amoureuse se prête à ce dilettantisme avec joie, sauf quand la narratrice doit subir la mauvaise humeur de son compagnon. Elle s'éloigne et nous invite dans une revisite de la ville qu'elle a aimée « comme une mère ». Elle marche et se souvient. Atteint le carré Saint-Louis. Devant la fontaine, elle évoque le film de Federico Fellini, agit comme l'héroïne. Pour son plus grand bien physique et mental dans la nuit caniculaire. Assouvissant son audacieuse aspiration qui fait d'elle « la seule créature vraiment libre. » On s'est penchée aussi sur la nouvelle de Jean-Paul Beaumier, Les tulipes, subtile, murmurée, effleurée. Un homme oscille entre son amour pour Québec, sa ville à lui, et le désir de rejoindre sa compagne à Montréal. Tout prétexte est salutaire pour lui éviter de précipiter sa démarche, mais le fait de vendre son appartement se transforme soudainement en une corvée épuisante. Entre Montréal et Québec se joue son destin, l'écrivain décryptant les inconvénients attribuables à une intense et nocive circulation. À Québec, sa conjointe l'attend mais a-t-il pris la bonne décision alors que dans le coffre de sa voiture les tulipes, prévues pour la vente de son appartement, se meurent ? Symbole de l'avenir qui les attend tous deux, les intentions du narrateur nous faisant frémir quand il affirme qu'il aurait dû se débarrasser des fleurs. Le texte signé Christine de Camy, Une île, nous confronte au regard d'une femme âgée, qui habite une petite ville française, sur un Montréal idéalisé où sa fille doit retourner dans les prochains jours. Le fleuve, les murales, les librairies, la Grande Bibliothèque, ses artistes, chanteuses et chanteurs, qu'elle imagine avec émotion. Les saisons, été, hiver, « tout lui semble démesuré », alors que sa fille se rallie à sa propre fille qui a choisi de vivre à Montréal. La vie passe, un jour est-ce la fille de la vieille femme qui, à son tour, fabulera sur une ville inconnue ? David Dorais nous offre un Montréal sensuel, prévisiblement érotique. Un écrivain donne rendez-vous à son correcteur linguistique dans un lieu insolite que ce dernier ne soupçonnait pas. Un bar de danseuses. Super Sexe, qui titre les intentions livresques du nouvelliste. Ce rendez-vous professionnel, au départ bien intentionné, s'assombrira quand son compagnon le quittera brusquement, le laissant aux mains expérimentées d'une danseuse qu'il lui recommande pour ses délicieux services. Ce aspect de Montréal, lieu inusité, mystérieux aux yeux de certains, perçu par ceux qui le fréquentent, en parlent peu ou prou. Peut-être est-ce par pudeur que l'écrivain a préféré énumérer les bienfaits érotiques de la danseuse, en termes symboliques, tellement vraisemblables. La ville prend la mesure du sexe féminin exhibé sur un homme, lui-même révélé à ses failles, semblables aux fêlures qui surgissent d'un fait inoubliable.

On tourne les pages, signifiant qu'on visite chaque quartier, que concocte la plume virtuelle de celle ou de celui qui s'en est donné à cœur joie pour créer une ambiance onirique. La nouvelle de Jeanne Crépeau, Des fois, la nuit, nous entraine dans une fête donnée en l'honneur d'une amie, aujourd'hui décédée. Puis la mémoire se disloque dans un appartement imaginaire où des portes s'ouvrent, se ferment, au fur et à mesure que la narratrice, jeune et moins jeune, se rappelle les petites folies que nous commettons à tout âge et qui, plus tard, nous font rire, sans trop savoir pourquoi. Une saveur, un parfum, des pleurs, des éclats de rire, sont parfois la cause attendrie de ces exagérations avant qu'un incident imprévisible nous ramène à notre point de départ. On peut presque affirmer, sans faire de favoritisme littéraire, que cette divagation esthétique nous a le plus touchée. Sans discriminer pour autant la majorité des fictions qui l'entourent. Tels les récits d'André Carpentier, arpentant des décennies, une bille au creux de la main, de Jean-Pierre April, de qui on aime tant les contes. Originalité closant le recueil, Montréal perçu en images signées Martine Rouleau. Ce sont les deux responsables de ce numéro printanier, André Carpentier et Christine Champagne, qui ont pris l'initiative de ce clin d'œil photographique, comblant celles et ceux qui préfèrent des impressions visuelles. Un angle fragmentaire suffit pour attiser une part ensoleillée ou ombreuse d'une cité qui nous est inconnue...

La rubrique " Thème libre " donne la parole à trois nouvellistes dont la diversité nous a charmée. Trois textes intenses qui ont trouvé matière suffisante à nous faire réfléchir sur la fragilité de notre existence. Sur la vanité du refus de vieillir, sur la solitude qui en résulte. Sur le travail des artistes jugé superfétatoire. Dans la section " Intertexte ", on salue le retour de Michel Lord qui nous fait faire la connaissance de l'écrivaine discrète Yvette Naubert. Témoignage parachevé par la touchante complicité de Hélène Rioux, Yvette Naubert étant un membre de sa famille.

C'est un excellent et vivifiant numéro qu'on a pris plaisir à lire en ces temps difficiles où Montréal, provisoirement déserté, doit se reprendre en main, se réinventer, se montrer, telle la ville dépeinte avec générosité par neuf écrivaines et écrivains qui, réalistes ou illusionnistes, ont mis en scène des instants intimes, révélateurs, de la ville constamment ambivalente...


La revue XYZ de la nouvelle, numéro 141
Préparé par André Carpentier et Christine Champagne
Montréal, 2020, 102 pages