lundi 20 avril 2009

Rosiers rouges et roses noires *** 1/2


Dans la littérature québécoise actuelle, il est rare que des milliers de rosiers délimitent la grève d'une mer parfois bienveillante, parfois hostile ; qu'ils occupent une place privilégiée dans l'existence de personnages en proie à leurs démons. On est reconnaissante à la poète Lyne Richard d'avoir imprégné son premier recueil de nouvelles, Il est venu avec des anémones, du parfum suave de roses rouges, trop souvent noires.

Un inconnu raconte ce qui est arrivé huit ans plus tôt à Roses-sur-Mer, ville où il « se passe des choses étranges. » Et où « parfois la senteur des roses est insupportable. » Aujourd'hui, Roses-sur-Mer n'existe plus, la mer s'est révoltée, elle a tout détruit. Les milliers de rosiers ont été déracinés, excepté celui de Rose apparu quand elle s'était réduite en cendres.

En juillet 1846, une jeune fille prénommée Rose, debout sur le rivage, guette son fiancé parti en « bateau depuis deux mois. » Habillée de sa robe de mariée, elle l'attend jusqu'à « la fin de l'autre nuit », mais il ne reviendra pas. Quand son frère lui rend visite une semaine plus tard, elle est toujours debout sur le rivage. Il s'approche d'elle, pose la main sur son épaule, le corps de la jeune fille se désintègre. Sa robe est restée debout, « comme une statue de satin. » En pleurant, son frère ramasse la robe et les cendres. Il trébuche et les restes de sa sœur se répandent. Après quelques jours à se lamenter, il sort de la maison et, à l'endroit où les cendres lui ont échappé, « un rosier rouge a pris naissance à travers les broussailles et défie le paysage. » D'autres rosiers pousseront « comme du chiendent et la légende a traversé les saisons. »

Quelque cent cinquante ans se sont écoulés, une malédiction flotte sur Roses-sur-Mer. Des femmes surtout en sont les victimes. Leurs mains sont souvent pleines d'un bouquet de roses pour se rendre vers un ultime rendez-vous. On a aimé Emma qui vit sur un bateau, « l'eau lui étant nécessaire [...] » ; six jours par semaine, elle console à sa manière les nombreux hommes seuls de Roses-sur-Mer. Le septième jour, Emma nage pendant des heures, ensuite elle se repose. Il y a aussi Sara qui, de retour dans la ville après dix ans d'absence, fait du porte à porte pour offrir ce qu'elle a de meilleur en elle. À quinze ans, Florence a été abandonnée par sa mère, elle ne s'est jamais remise de sa trahison. Après une profonde solitude qui l'a longtemps enfermée chez elle, elle a enfin rencontré Olivier, « sensible et doux ». Mais par une nuit d'orage, Olivier a été pris par la mer. Depuis elle ne dort plus, elle marche.

Ophélie, Madame Mado, Léa, Océane, Béatrice, Blanche, semblables à Florence, sont confrontées à des solutions extrêmes ; seule la mort dénoue la misère morale qui les enlise dans une survie navrante où l'avenir est exclu. Peu de figures masculines sillonnent les récits, pourtant, elles sont présentes, témoins impuissants contre la malédiction pesant sur la ville. Plus nous avançons dans ces histoires fleuries de roses salvatrices, bien souvent dernière manifestation d'une vie qui n'en est plus une, plus les personnages se recoupent. Brièvement, le visage de ces femmes surgit, comme si chacune s'inscrivait dans le sillage de Rose, morte au dix-neuvième siècle. Celle-ci les entraîne dans la mer, consentante à les secourir. Ainsi, Emma a choisi l'eau pour dernière retraite. Parmi les visages masculins, se dresse celui de l'Écrivain qui, un certain temps, a habité la maison de Rose ; pour contrer un traumatisme d'enfance, il a écrit un livre titré Il est venu avec des anémones. Livre qui circule de mains en mains jusqu'à ce que Roses-sur-Mer devienne une ville fantôme. Des milliers d'os crachés par la mer qui jonchaient la grève ont été entassés dans la maison de Rose ; « elle est restée debout, intacte, résistant à tout [...] » La robe de mariée est exposée devant la fenêtre, telle une vigie intraitable.

Ce sont des nouvelles sensuelles et poétiques, écrites sous le signe de la rédemption. L'eau n'est-elle pas le symbole du baptême ? La purification du corps après qu'il a été souillé des pires bassesses ? Emma et quelques-unes de ses compagnes ont trouvé en ce liquide nourricier une source inespérée à leurs maux détestables. Refuge qui permet aux victimes expiatrices de quitter un monde fruste et menaçant. L'écriture ronde, cerclée des sons de voix disparues, du fracas des vagues ou de leur balbutiement, embaumée des senteurs des roses rouges ou noires, nous attire irrésistiblement vers cette ville d'où personne, malgré les travers humains, ne veut s'en aller.

Pour celles et ceux qui croient aux légendes, ces récits un brin fantastiques les emporteront à coup sûr vers des villes autant mystérieuses que celle de Roses-sur-Mer. La mer n'abrite-t-elle pas en ses abysses, des cités perdues desquelles nous rêvons en imaginant des lieux glauques — algues et coquillages —, peuplés de toutes les Rose décrites ici sous un nom différent ? Ne sont-elles pas sœurs au-delà de leur détresse incommensurable ? Ne sont-elles pas aussi le reflet de nos propres visages quand l'onde matricielle de la mer les déplie, les nettoie des intempéries charriées par des événements hérissés d'épines de roses ?



Il est venu avec des anémones
, Lyne Richard
Québec Amérique, Montréal, 2009, 184 pages