lundi 6 mai 2019

Histoire heureuse d'un mariage visuel *** 1/2

Le corps, cette mécanique complexe qui, grâce à la chirurgie de plus en plus sophistiquée, s'amalgame peu à peu à la robotique. Phénomène inimaginable il y a plusieurs décennies mais préconisé par les maitres de la science-fiction des années quarante et cinquante. Hommes et femmes qui n'hésiteront pas à se laisser mutiler de chair et d'os pour survivre. On en fait partie. On se penche sur les nouvelles de Jean-Paul Beaumier, Que fais-tu là ?

Ces derniers mois, plusieurs écrivaines nous ont comblée de la magnificence de leurs recueils de nouvelles. Murmurées, chuchotées, à peine audibles, on a su interpréter ce qu'elles nous ont confié entre les lignes, entre les pages, d'une fiction à une autre. Fictions empêtrées de leur réalité, ne nous laissant jamais sur notre faim, le genre se suffisant d'éloquences en demi-ton. Lisant les récits de l'écrivain Jean-Paul Beaumier, on a retrouvé les silences, les petits bruits des mots, les phrases habillées des comportements parfois inusités de leurs protagonistes, constamment embarqués sur le qui-vive des émotions qu'il faut savoir gérer même en se taisant. C'est le cas de la première nouvelle titrée On a une bonne génétique, le quotidien empoussiéré de deux femmes âgées dans une maison de retraite. Elles sont sœurs, l'ainée, à la suite d'un AVC, ne parle plus. La plus jeune évoquera des bribes de leur enfance, comme pour se soustraire au quotidien insipide de la vieillesse, représenté par les repas substantiels à la salle à diner, par les jeux organisés, répétitifs, raisons suffisantes d'avouer que toutes deux s'ennuient dans cette antichambre de la mort. L'origine du monde — quel titre symboliquement évocateur ! — nous décrit l'angoisse d'une femme enceinte de son premier enfant, après dix ans d'attente. Le monologue avec sa future fille s'avère une histoire de tendresse et d'appréhension, souhaitant être délivrée le plus tôt possible de cet enfant inespéré. La future mère court au-devant d'une existence à bâtir à coups de gestes anodins et familiers. De nous deux, c'était lui le plus fort. Derrière ses airs pacifiques, enfantins, se révèle la trahison amoureuse d'un frère envers son frère. L'enfance, comme pour alléger le drame, se repait dans l'innocence des jeux, sous l'œil attendri de la mère et du père. En quelques lignes, bien souvent suggérées, le lecteur devient le confident d'un fait accompli des années plus tôt, duquel ne reste qu'une sensation d'étouffement imagée par deux mains qui serrent un cou. Simulacre de vengeance ou maladresse agacée par un jeu un peu brusque ?

Se dégage de ces textes, qu'on ne peut mentionner les uns après les autres parce que nombreux, un sentiment d'inaccomplissement volontaire où les protagonistes ne sont que de passage, nous interpellant à mi-voix, souvent en retrait d'événements qui ont déterminé leur destin, ne s'en plaignant pas, confirmant au lecteur que rien ne découle de soi ni des autres, telle la route droite le laisse présager. Se dessine une bifurcation qui, parfois, se révèle meurtrière. Corps et mémoire blessés mortellement. Bête à bon Dieu se prête à l'incident inoffensif. Un psychologue reçoit dans son cabinet une nouvelle cliente. Sur la main de celle-ci se promène une coccinelle. Le narrateur, observant l'insecte, est fasciné par les longs doigts de la femme, par le bandeau scindant le front. Puis, il se rend compte qu'une peluche, appartenant à sa fille, occupe le fauteuil où a pris place sa cliente. Peu à peu, il apprendra que la sœur de cette dernière aimait elle aussi les peluches. Une coccinelle posée sur le rebord d'une fenêtre, la nuit du drame. Nous ne nous attendons jamais à une quelconque dérision trompeuse, à l'apparente légèreté d'une vie boiteuse. Claudication physique et mentale où quelques individus se recoupent dans des conditions à peine mentionnées, nous devons lire ce qu'il s'ensuit. L'invitation, texte frôlant l'abime de la supercherie, quand une femme est invitée au mariage d'un ancien amant. Ils ont vécu ensemble pendant trois ans puis, lassitude aidant, lui voyageant pour ses affaires, ils se sont perdus de vue. Elle se rend au mariage, ne comprenant pas très bien la résolution de son ami de se marier. Elle l'apprendra mais se désistera d'une invitation imprévisible.

Le recueil est empreint de compassion et d'ironie, accentuant l'éclat éphémère des choses inattendues, adoucissant cependant d'anciennes blessures. Des choses qui se répètent rarement deux fois. Empreint aussi de la solitude que reflète l'absence familiale. Père et mère, frères et sœurs se diluant dans la mémoire du présent, rejetant des insatisfactions pour que les ombres échappent à la lumière du temps qui a passé, l'obombrant davantage. Mais l'effet magique qu'on attribue à l'écriture épurée, ce sont les photos signées Anne-Marie Guérineau, contenant à elles seules leur propre conte. C'est un heureux mariage que les mots et l'image, quand les deux procédés dégagent autant de poésie, ce qui ajoute au livre de Jean-Paul Beaumier un grain de sel insoupçonné, la vie sans sel n'étant pas mangeable... L'accord est parfait, nous mesurons l'essentiel, nous repaissant de la part manquante de personnages en leur quête d'absolu, repliés qu'ils sont sur la banalité inévitable du quotidien. Sous la plume oratoire, expérimentée, d'un écrivain en liesse qui ne déçoit jamais. Tel le titre, ce recueil pose un immense point d'interrogation qu'on se refuse de dénouer, laissant au lecteur le privilège de découvrir ce qu'est le talent d'un écrivain rompu à l'art exigeant de la nouvelle, cette fois accompagné d'une partenaire, novatrice de photographies fascinantes, tellement humaines.

 
Que fais-tu là ? Jean-Paul Beaumier
Éditions Druide, Montréal, 2019, 208 pages