lundi 11 janvier 2021

S'offusquer contre les autres et soi-même *** 1/2


Presque chaque semaine, on s'étonne de la disparition d'êtres chers ou d'acteurs de la vie artistique. On oublie que depuis plusieurs décennies, ces êtres chers ne nous ont pas quittée, nous ont divertie. Avec eux, on a vieilli mais, plus jeune, on se rend moins compte de la dévastation du temps qui passe, inexorable. Nous, on continue à l'aveugle. On a lu le livre d'Anne Peyrouse, encore le temps de rebrousser chemin.  

Aucun libellé ne classant ces histoires en demi-teintes, on en a conclu que l'auteure était pour beaucoup dans l'art d'élucider la part fictive de ses histoires, masquées derrière un rideau translucide de sensations véridiques. Les siennes, conséquemment, saupoudrées d'une cuillère à thé d'un brin de provocation. On prendra donc la liberté de classer ces textes dans le genre nouvelles, celles-ci portées par une écriture directe, parfois échevelée, rarement ceintes de non-dits. Souvent pourvues d'un symbolisme qui les distingue des nouvelles classiques qu'on a l'habitude de lire. Tout d'abord, la narratrice se présente, spécifiant que depuis la nuit des temps, ou celle de sa naissance, elle a voulu devenir écrivaine. Ajoutant qu'elle a appris à lire et à écrire à l'école secondaire publique. Elle affirme que dans une école privée, elle n'aurait jamais supporté la prière du matin, de midi, et « d'autres heures barbares ». Elle a quatorze ans, se souvient d'un professeur qui dénigrait les Français alors qu'elle-même en est une. L'école s'avère une raison valable de s'encolérer contre un « laideron » qui, dans l'autobus, menace de la violer. Comme nombre d'adolescentes de l'époque, elle s'est tue, le regrette amèrement. Entrée dans le livre d'une manière révoltée. Adoucissement quand, voyageant jusqu'en Yougoslavie, elle passe une nuit dans la maison d'Ivanka, vieille femme qui lui offre un gîte peu orthodoxe, façonné de l'incompréhension du langage, de l'affirmation des gestes, de la présence des trois fils, des deux filles. Effluves méditerranéens, paprika et olives noires se répandent dans la maison aux murs fissurés, aux vieux divans affaissés. Elle repart, poursuivie du regard d'Ivanka, assise sur un banc du quai de la gare. Dans le train, sur les fenêtres, des traces de balles lui rappellent que la guerre est proche. Ce qui lui donne envie de pleurer. Larmes qui ne couleront pas quand l'écrivaine narre l'incapacité d'un enfant autiste à formuler son amour pour ses parents, les mots s'étouffent dans sa tête, se traduisent en crise. Les parents, résignés, protègent le grand corps adolescent de seize ans que l'enfant est devenu. Lui rêve au pouvoir des mots, explosant dans sa tête. Un autre adolescent, Marc, schizophrène, hurle subitement, une crise de démence contrarie le silence des murs et des fenêtres. Sa sœur, Émy, regrette la musique à fond, ses rires dans sa chambre. Complicité fraternelle, il la prévient qu'il s'est ouvert les veines. Son cas ne fera que s'aggraver, il sera enfermé entre les murs d'un hôpital où il fait semblant d'être bien, cloitré et protégé. La narratrice de ces histoires, qui débordent d'effusion, poursuit son périple détonnant vers Notre-Dame-de-Paris où dans les toilettes des années cinquante, soixante, une Madame Pipi intervenait vaillamment auprès des touristes, des promeneurs du dimanche, qui la récompensaient de pièces de monnaie internationales. C'est magnifiquement décrit, vocabulaire tranchant à l'appui, cette époque révolue guindée de souvenirs impérissables, peu appétissants pour une Madame Pipi qui rêve de voyager à travers le monde pendant qu'elle nettoie les résidus intestinaux des quidams qui vont et viennent. Mais aujourd'hui, cet aujourd'hui définissant l'incendie de Notre-Dame-de-Paris, Madame Pipi ne peut rêver de voyages, « le réel venait de la rattraper », elle doit quitter les toilettes, coupant toutes les envies. Le lendemain, l'incendie étant maitrisé, de nombreux bocaux s'empileront sur le parvis de la cathédrale, un message adressé au maire de Paris, closant la nouvelle. 

Remarquable séquence visuelle, évitant au lecteur, à la lectrice, de piétiner les lieux qu'Anne Peyrouse emprunte avec une précision détaillée, faisant intervenir des personnages qui ne font que passer, ou bien s'attardent, ne leur accordant qu'une importance relative. Les protagonistes flous, dessinés, presque, les paysages urbains ou campagnards se démarquent grâce à la férocité d'un langage qui ne laisse aucun doute sur la sensibilité exacerbée d'une talentueuse conteuse. Parfois, ces mêmes protagonistes se recoupent, comme dans la nouvelle Pilates ou zumba. L'approche psychologique nous ayant sidérée, la sérénité, manifestée par l'écrivaine, peu incluse dans l'ensemble du livre. Une jeune femme, Mylène, boit une tasse de café, le breuvage chaud scandant le récit, en attendant le réveil de son amoureux et de ses deux filles. Elle se remémore sa famille, surtout sa sœur, célibataire, aucun enfant, " mère " de trois chats qu'elle dorlote. Elle a coupé les ponts avec le frère schizophrène. La tasse de café joue un rôle prépondérant, un rôle de messagère vaporeuse, reconduisant Mylène à ses propres refus et consentements. Sa sœur l'invite à des cours de pilates, alors qu'elle préfère la zumba. Déverrouillage des corps, exaspération des esprits. Le café, qui l'imprègne, fait écho aux premiers bruits de la maison, à une de ses filles qui l'appelle. La journée commence dans les promesses d'une nouvelle année. 

Disséquer ces magnifiques nouvelles les unes après les autres serait impossible. Elles sont composées d'amour et de haine, de mots consentants, repoussés, selon les situations humaines traversant le livre. Une fille venue retrouver son père à la conduite ambiguë sortant de prison. Un enfant veut apprendre à lire pour séduire une adolescente. Les vociférations d'un sadomasochiste qui se sert d'un effet identitaire pour se souvenir, avec une rage effrénée, des humains qu'il a tués, témoignant de ses meurtres dans des calepins. C'est la laideur du monde qu'Anne Peyrouse relate pour mieux nous imprégner du mal physique ou mental qui sévit, nous menace. L'incompréhension que nous manifestons envers des êtres amochés, fer rouge incrusté dans leur cerveau à leur naissance. Ainsi la brève nouvelle titrée, Les battures. Un garçon spolié de tout amour humain, une fillette que les villageois pensent possédée. Lors d'une tempête, les deux enfants se rejoignent et s'envolent. Cela tient du conte, sans dénomination possible. Ne reste que la bonne volonté du lecteur, de la lectrice, à départager le vrai du faux. Cela contient un brin de lyrisme dans la majorité des textes qu'on a lus et prisés, desquels on a retenu une saveur palpable. La littérature, au centre de quelques nouvelles, occupe une place non négligeable, telle une signature ajoutée aux connaissances intellectuelles de l'écrivaine. Virginia Woolf, Baudelaire, Rimbaud, Tolstoï, des innommés ici, accompagnent ces fictions. Des chansons s'immiscent, leurs airs trottent dans la fumée d'événements imprévisibles, tout finissant par se dissoudre.

La dernière nouvelle semble amasser toutes les précédentes, incitant l'écrivaine, Anne Peyrouse, à se fustiger avec un humour décapant, se justifiant auprès de ses lecteurs, s'offusquant de ses dires et délires. On la laisse à ses impressions jubilatoires, on la félicite de son intensité à rameuter des mots arrondis de leur entièreté, jamais nuancés de quelque pudeur, compatibles avec sa pensée révoltée, sa confiance en elle-même, son talent imperméable à toute critique offensante. Plaisir de lecture assurée, au risque de déranger celles et ceux qui se vautrent dans le confort de mots ordinaires. On a parfois souri à ces démonstrations jouissives, prenant à témoin notre jeunesse enfuie, ses velléités dissidentes...


encore temps de rebrousser chemin, Anne Peyrouse

Éditions Hamac, Montréal, 2020, 140 pages