jeudi 26 mars 2009

Deux frères en otage ***


Ce trimestre hivernal nous a apporté de nombreux romans. Certains nous ont étonné agréablement, d'autres ont suscité des interrogations sur le travail éditorial accompli. Enfin, deux ou trois d'entre eux ont été repoussés du revers de la main. Cette introduction pour classer le premier roman d'Alexandre Lazaridès, Adieu, vert paradis, dans une catégorie que l'on a rarement abordée, soit le roman à clé qui, s'il n'est pas suffisamment clarifié, nous laisse sur notre faim.

Une fillette de neuf ans fête son anniversaire. Elle confie à son père qu'elle a hâte de grandir pour « cesser d'avoir peur. » Ébranlé, celui-ci revoit des fragments de sa propre enfance ressurgir du néant de sa mémoire. À un ami jamais nommé, interlocuteur invisible et sans voix, il racontera les péripéties de ses jeunes années qu'il avait occultées. De « l'ouest » où il vit, le narrateur nous entraîne au Moyen-Orient. Ne mentionne-t-il pas, entre autres indices, qu'il est natif d'un « pays au climat béni des dieux où les arbres ne perdent jamais leurs feuilles. » ? Quand l'histoire commence, la famille se compose de quatre personnes : la mère, le père, le grand frère, quinze ans, l'enfant, six ans. Si une certaine complicité unit la mère et l'enfant, ce dernier ne peut s'empêcher de ressentir une peur inexpliquée qui, au cours des événements, l'emprisonnera dans des crises d'asthme que seule la tendresse un peu méprisante de la mère apaise. Dissimulé sous son lit ou sous la machine à coudre, il assistera à un acte sordide commis par son père et par son frère. Comme si chacun cherchait à se venger d'une tare honteuse pesant sur la mère et le père. Les pièces sont donc mises en place pour que le drame éclate et se répercute sur la « petite bonne », engagée au service de la mère. L'adolescente est originaire d'un lointain village où les hommes ont droit de vie et de mort sur leurs femmes et leurs filles. Laide, affectée de strabisme, analphabète, elle conquiert l'enfant qui la compare sans cesse à la petite sœur morte qu'il n'a pas connue.

Le comportement malsain des uns et des autres se poursuit sans répit, anéantissant le peu d'harmonie qui pourrait encore les sauver, s'ils ne s'enfermaient farouchement dans un mutisme destructeur. Le père montrera son véritable visage en manipulant le fils aîné à devenir un « vrai homme ». Culturisme outrancier et sexualité affligeante. Le père commettra un geste obscène sur la jeune fille que fréquente son fils ; incident qui, plus tard, dénoncé par l'enfant, révélera à l'adolescent ses agissements malveillants. Initiation à la sexualité quand le père machinera un acte dégradant sur la petite bonne, invitant insidieusement son fils à y participer. L'enfant assiste à des scènes intolérables toujours caché ou écoutant aux portes. La mère ferme les yeux, mais à cause de leur passé commun, elle sait de quoi est capable son mari qu'elle rend responsable de la mort de leur fille. Les années s'écouleront, l'enfant impuissant, bardé de haine et de rancœur, prendra ses distances avec la tragédie familiale qui les fera mourir les uns après les autres. Lui ne sera qu'un pâle survivant, fantôme et double de la petite bonne qui s'est sacrifiée pour lui afin que « la vie continue. » Fourberie mensongère qui lui a coûté la vie et que l'enfant, devenu adulte, traînera tel un boulet duquel il ne peut se désenchaîner.

Il serait dommage de dévoiler l'intrigue introspective oppressante, écrite dans un style classique, élégant — proustien par la forme —, foisonnant d'images surexposées au soleil, aveuglant l'enfant de méfaits qu'il n'aurait pas commis, appartenant à un enfant « étranger » incapable de lui porter secours. L'imposteur doit être tué pour débarrasser sa conscience des scories qui ont souillé sa jeunesse. La mort de la mère résoudra en partie les énigmes sur le saccage des jardins secrets de son jeune fils, tandis que la ville se modernise et que sera défoncé le jardin public qu'il aimait tant. Là encore, l'enfant subira la barbarie d'un inconnu qui l'entraînera dans les bas-fonds de la ville, mettant fin aux derniers sursauts d'une innocence enclose dans sa tête surmenée. La structure du roman n'est pas sans rappeler le film de Joseph Losey, Le Messager, où un adulte fuit dans une calèche le garçon qu'il a été. D'ailleurs, le roman, pareil au film, s'entrelace de chapitres séquentiels où le narrateur analyse les causes du mal qui les ont tous ravagés de fond en comble. Beaucoup de temps il faudra pour que, enfin, le « quatuor désaccordé » se morcelle, « donne dos » au pays, loin d'une société encaquée dans une ignorance superstitieuse, terriblement irresponsable. L'exil et la mort délivreront les parents et leurs fils d'une situation sans issue.

Si le roman consacré à l'enfance profanée touche nos fibres encore engluées dans un jardin ravagé de nos vertes années, on rêve à la satisfaction qu'aurait pu donner un travail éditorial approfondi. À part quelques mentions inévitables, tels la felouque, embarcation propre à l'Égypte, le fleuve millénaire qui n'est autre que le Nil, la ville portuaire Alexandrie, aucun point de repère géographique ne cerne ce récit intense. On suppose que l'action se déroule au Caire, au tout début des années cinquante à la destitution du roi Farouk 1er — 23 juillet 1952 —, lorsque le pouvoir passe aux mains du conseil révolutionnaire représenté par Mohamed Néguib et Gamal Abdel Nasser. La complexité des langues et des religions, deux multitudes qui auraient dû être développées, pour permettre au lecteur de mieux se situer dans un univers maintenant réduit à de bouillonnants vestiges. Il en est de même pour les protagonistes agissant sous l'appellation commune de père, mère, frère aîné, enfant que la mère surnomme parfois affectueusement son « hérisson. » La petite bonne creuse davantage sa tombe dans un anonymat absolu et injuste. Il y a aussi le beau-frère de la mère « arracheur de dents de souris », amoureux frustré de la jeune femme d'autrefois ; la fille de « la Schéhérazade du quartier », premier amour bafoué du frère aîné. Autant de clichés référentiels n'éclaircissant en rien le cheminement inexorable du destin de chacun. La quatrième de couverture souligne que le livre " met en lumière une difficile reconquête de soi ", on en doute, trop de zones d'ombre encombrent le temps et l'espace où se confondent les personnages. Et comment sans identité pouvons-nous nous reconstruire, nous reconquérir ?



Adieu, vert paradis, Alexandre Lazaridès
VLB éditeur, Montréal, 2009, 360 pages

lundi 16 mars 2009

Le tourbillon des sentiments ****


On ne sait trop pour quelles raisons certains livres nous interpellent. On les triture, on les questionne, ils nous font un clin d'œil de connivence. D'autres, au contraire, nous sollicitent gentiment, le courant ne passe pas. Est-ce dû à la banalité de l'image de la couverture, à un titre qui n'en est pas tout à fait un ? On s'est demandé pourquoi cette hésitation après avoir lu Ce qui s'endigue, le deuxième roman d'Annie Cloutier. Son premier roman, Le grand commandeur, publié en 2004, est-il passé inaperçu, l'éditeur nous faisant découvrir aujourd'hui une auteure talentueuse et sensible, un roman bouleversant ?

Elles ont été conçues le même jour de mai, dans les dunes venteuses de la mer du Nord. À Delft. Elles se prénomment Anna et Angela. La première a des parents professionnels aisés, la deuxième, une mère célibataire, infirmière spécialisée ; le père d'Angela la reconnaîtra à la naissance de son frère. Anna est jolie, douce et silencieuse, Angela est boulotte, frondeuse et colérique. À quatre ans, les fillettes feront connaissance à la maternelle. Tout de suite, elles sont fascinées l'une par l'autre ; Anna craint la désinvolture téméraire d'Angela, celle-ci envie la beauté séraphique de sa jeune amie. Anna est studieuse alors qu'Angela, malgré sa vive intelligence, veut s'instruire à sa guise. Leur vie construite parallèlement sera ainsi marquée de toutes ces dissemblances. Sans tenir compte de leur milieu différent. À des niveaux distincts, ce qui arrive à l'une arrive à l'autre. Anna deviendra, comme son père, une gynécologue réputée ; Angela, à la suite d'une nuit de beuverie, échouera lamentablement à ses examens de médecine. Après une colère effroyable, elle partira en Indonésie, ancienne colonie néerlandaise. Elle travaille à l'« Aide mondiale néerlandaise ». Profitant que ses parents sont en vacances estivales en Normandie, Anna couchera avec le père de sa meilleure amie. Aventure mouvementée qui la laissera pantelante. Quelques semaines plus tard, sa mère, depuis longtemps dépressive, se suicidera. Désormais, l'existence de la jeune fille dépendra de cette mort fatale. « Propulsés dans le temps et l'espace, les fragments d'Anna se dispersent dans un monde sans son. » À Jakarta, « calmar visqueux et sordide » Angela acquiert un certain équilibre, elle comble ses désirs et appétits boulimiques en se consacrant aux démunis. Le passé colonial de l'Indonésie l'agresse ; les Pays-Bas, s'interroge-t-elle, ne sont-ils pas responsables de la misère des insulaires ? Interrogations sans réponses qui, sans cesse, la divise au cœur de ses rapports sociaux. Elle rentre à Delft, elle a vingt-quatre ans. Pendant ce temps, Anna, médicamentée, survit comme elle peut au deuil de sa mère. Trente ans plus tard, Angela apprendra par Internet le suicide de la mère d'Anna.

Le roman est imprégné de bonheur et de détresse, de soupirs et de cris. Anna et Angela ne se voient plus ; il leur arrive de penser l'une à l'autre, la fascination de l'enfance exerçant son pouvoir séducteur. Anna se mariera à un « diplomate prometteur ». Ils s'installeront à La Haye, auront deux enfants. Dans un bar enfumé, Angela rencontrera son grand amour : un Indonésien qui termine ses études à l'Université libre d'Amsterdam. Il veut « consacrer son savoir et son talent au service de son peuple en retournant enseigner à Jakarta [...] » Avec une détermination orgueilleuse et passionnée, Angela, qui le rejoindra dans son pays, lui soutirera la promesse de venir exercer à Delft. Lui, amoureux fou d'Angela, finira par céder. Ils vivront ensemble, ne se marieront pas, auront un fils qui apaisera momentanément les colères d'Angela.

Passivité trompeuse d'Anna qui soutiendra « jusqu'au bout la fable des apparences », rébellion inassouvie d'Angela qui, elle, brûle d'une « inextinguible insatisfaction. » Toutes les deux ont trente ans, elles vieillissent au hasard des possibilités, des nécessités de la vie. Anna est toujours belle, narcissique et fragile ; Angela fait penser à un personnage féminin de Ingmar Bergman, plantureuse, sensuelle et maternelle. Continuellement sur le qui-vive, comme en gestation d'un monde meilleur, elle ne se plie à aucun compromis. Leur histoire est saturée de contradictions qui les éloignent et les rapprochent l'une de l'autre, d'une dualité qui les oppose constamment. Annie Cloutier nous conduira jusqu'au bout de leur périple, semant d'innombrables embûches, enclavant des joies qui les feront se retrouver à des moments fortuits pour se séparer à nouveau. Une terrasse de bistrot, la salle d'attente d'un hôpital, lieux symboliques d'un au revoir, peut-être d'un adieu, qui sait...

Le pardon et la réconciliation tiennent une place privilégiée dans le livre. Les hommes présents dans l'existence d'Anna et d'Angela sont là en veilleurs, porteurs d'une profonde générosité rarement aussi bien définie dans la fiction actuelle. Histoire lumineuse d'une amitié indéfectible entre deux femmes, leurs faiblesses et leurs forces disséquées par une auteure merveilleusement douée et magnanime. Le ton du roman est à la fois tendre et sauvage, souligné par la tristesse affligeante d'Anna, par la colère volcanique d'Angela. Des paragraphes écrits sous le couvert inoffensif d'une prose dynamique se terminent en un style poétique saccadé, mettant en relief la tragédie humaine, qu'elle soit d'ordre personnel ou collectif. On ne perdra pas de vue Annie Cloutier qui, on le prédit, deviendra une écrivaine majeure tant l'histoire d'Anna et d'Angela contient d'engagement émotionnel et, osons l'écrire, de certitudes littéraires.


Ce qui s'endigue, Annie Cloutier
Les éditions Triptyque, Montréal, 2009, 236 pages

jeudi 5 mars 2009

Cruels instants de vie ***


Notre monde moderne étant secoué de convulsions, la lecture de nouvelles se révèle un excellent remède contre les calamités qui frappent autour de nous. Antidote aux maux les plus douloureux que les quinze courtes histoires racontées par Éric Simard. Entre l'instant de vivre et celui de mourir, les protagonistes, petits et grands, sont pour la plupart traumatisés par un événement qui a marqué leur enfance ou, plus tard, leur vie d'adulte. Une porte de sortie est-elle possible dans ce recueil au titre évocateur, Être ?

Comme dans tout livre où des textes divers sont rassemblés, certains ont eu notre préférence. Des enfants se heurtent à l'incompréhension des adultes, tel Boris qui ne veut plus aller à l'école. Il est rejeté par ses camarades et surtout par madame Lachance, son professeur. « C'était leur voisine jusqu'à ce que sa mère couche avec son mari. » Tout est dit, Boris est le fils d'une mère célibataire qui le rejette aussi. Le matin de la rentrée scolaire, il refuse les compromis et se réfugie dans une clairière. Rien ne se passe sauf que « la nature le berce doucement, tendrement. Poings serrés, recroquevillé sur lui-même, il dort comme le ferait un nouveau-né. » Au réveil, la peur et le froid l'assaillent, « tout ce qu'il déteste de sa vie refait surface. » Si sa quiétude a été éphémère, Boris aura connu un instant de liberté, celui de se sentir vivre.

Dans une autre nouvelle intitulée Souffrir, un enfant est confronté au mystère de sa naissance. Élevé par des religieuses pendant quatre ans puis, devenu un poids pour elles, on le placera dans un « établissement de soins de santé jouxtant le couvent [...] » Cet endroit est réservé aux êtres humains difformes, on y accueille parfois « des orphelins n'ayant aucun endroit où aller. » Le garçon est livré à lui-même, sans aucune éducation, ni un brin d'affection pour l'apprivoiser. Un jour, l'image de son corps lui est renvoyé dans un miroir, il se rend compte qu'il est normalement constitué, que son enfermement avec des déficients physiques ou mentaux est un non-sens. Il se révoltera contre les injustices commises à son égard ; en retour la direction l'humiliera pendant des années. Enfin, l'établissement — carcéral ? — ne recevant plus de subsides gouvernementaux, fermera ses portes. L'adolescent, qui a maintenant quinze ans, échouera dans un asile ; contrairement à l'établissement de redressements de torts, il va et vient librement, fait des découvertes. « Le parfum des fleurs, l'odeur de la pluie et du gazon fraîchement coupé, la chaleur du soleil et le froid du grillage infranchissable. » Bien des années plus tard, la liberté lui sera rendue. Mais qu'en faire ?

Les situations critiques déstabilisant plusieurs adultes, décrites par Éric Simard, ne s'avèrent-elles pas un prolongement de ce qu'ont vécu ces mêmes enfants ? On cite la nouvelle Aimer où se démène une femme devant sa vie ratée. Profitant d'une brève absence de son mari et de leurs deux enfants, elle remet sa vie d'épouse et de mère en question. Elle est heureuse, comme le sont la plupart des femmes prisonnières d'un insipide quotidien, victimes de traditions contre lesquelles elles ne peuvent pas grand-chose. Amoureuses de leur mari, sollicitées par la tendresse qu'elles vouent à leurs enfants, elles agissent en aveugle jusqu'au jour où, en manque d'air, elles plient bagages...

Dans la même veine, deux autres textes ont retenu notre attention. Respectivement, Croire et Partager. François ne s'est jamais remis de la mort de sa femme et de ses deux enfants, tués dans un accident de voiture. Quinze ans ont passé, mais lui entend toujours le vacarme des voitures qui se fracassent, des voix qui supplient. Pour oublier, François se réfugie dans une église fréquentée par des vieilles femmes ; il croit que le silence du lieu sacré lui apportera quelque réconfort... Monsieur Porter, célibataire d'un certain âge, habite un « petit village tranquille où règne la bonne entente. » C'est un homme estimé, en apparence il n'a aucun défaut, ne pose aucun geste inconsidéré. Pour consolider son image d'homme heureux, il tait une faille qui, parfois, le taraude. Il rêve à la présence d'une femme qui serait aux petits soins pour lui. Un soir, il fantasme sur les femmes qu'il a croisées dans la journée au village. Mademoiselle Ambroise, qui vit avec un chaton, ferait bien l'affaire, excepté que monsieur Porter n'est pas prêt à partager sa bienheureuse solitude avec une femme dont il ne voit plus que les défauts. Monsieur Porter n'est-il pas « un homme heureux qui adore la vie par-dessus tout » ?

La nouvelle Haïr, qui nous a particulièrement touchée, est consacrée à l'écrivain et journaliste français Hervé Guilbert, mort du sida en 1991. On dirait que son corps martyr endigue les frustrations assourdies des personnages enfermés dans une prison de papier. Comme s'il leur était impossible de s'affranchir d'une souffrance entaillant leur mémoire. D'où parfois l'amalgame des petits et des grands se réfugiant les uns contre les autres pour mieux se nourrir d'un semblant de paix reconquise, mettant de côté les affres d'une révolte inassouvie.

D'autres textes intenses parcourent le recueil. On laisse au lecteur le plaisir de les découvrir. Ceux dont on parle donnent le ton aux intentions préméditées d'Éric Simard. Des non-dits se propagent sciemment à l'intérieur d'une dimension spatio-temporelle, accentuant ainsi la compassion que l'auteur éprouve pour l'humanité. Un style épuré, concis, soutient parfaitement la platitude de vies ordinaires. Une écriture sobre où le moindre mot a son importance. À lire pour se rappeler que les préjudices portés aux enfants finissent par nous rattraper, que le profil déchiqueté d'un adulte mortifié, tous deux témoins de la misère du monde, nous demandent des comptes.


Être, Éric Simard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2009, 161 pages