dimanche 20 novembre 2016

L'été parisien 1944 *** 1/2

Qu'est-ce que l'humain ? nous a questionnée une amie de longue date, en proie à la nostalgie de son adolescence, pourtant pas si enviable qu'il n'y parait. On ne répond pas à cette question surgie sous l'influence de quelque humeur maussade. Elle nous aurait concernée si un rire léger s'était interposé comme moyen d'autodérision et non de regrets inconsistants, tel un objet devient inutilisable. On a lu le dernier roman de Jean Charbonneau, Camus doit mourir.

C'est le titre du livre et l'admiration intellectuelle qu'on porte à Albert Camus, qui nous ont intriguée puis incitée à lire ce roman, qui n'en est pas tout à fait un. L'auteur informe le lecteur de la liberté qu'il a prise envers cette époque redoutable, la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Nous sommes à Paris, en août 1944, la chaleur est torride, les Parisiens crèvent de faim, les Allemands se replient, l'arrivée prochaine des Américains, qui délivreront la capitale de leur joug impitoyable maintenu depuis quatre ans, se ressent dans la nervosité palpable des Français. Dans cet univers malsain, se distingue une organisation sournoise, la Milice qui, à ses débuts, s'était donnée pour mission de faire respecter en France l'ordre moral pétainiste. Des hommes « purs et droits » étaient prêts à sacrifier leur vie pour sauver leur patrie. Propagande qui servit à des hommes sans scrupules à se comporter tels des rapaces. Ils sont détestés par les résistants, aussi par la population parisienne. Dans ce groupe redouté, il y a Francis Béard qui s'est juré d'assassiner Albert Camus, qui, une fois la guerre terminée, fera de l'ombre à Louis-Ferdinand Céline, qu'il vénère. À son œuvre dont il se rassasie. Il considère Camus comme un parasite dans le décor littéraire parisien. Ce dernier n'est-il pas communiste, gaulliste, terroriste ?


Laissant cette question en suspens, on rejoint l'écrivain dans son hôtel. Il vient d'être éveillé par un cauchemar, par l'odeur acre de la mort rôdant autour de lui. Confiné dans une chambre minuscule, il se demande de quoi il est accusé, pourquoi il doit mourir. De l'autre côté du mur, une femme le surveille discrètement, lui interdisant de sortir. Il doit demeurer enfermé, attendre que les Américains libèrent Paris pour enfin retourner à son bureau, chez Gallimard. De chapitre en chapitre, nous assistons à l'emprisonnement angoissé de Camus, à ses ébats avec Ève, de qui il ne sait pas grand-chose, mais dont le corps aguicheur le trouble, attise son appétit sexuel insatiable. Des souvenirs l'assaillent, son enfance difficile en Algérie, sa mère analphabète, le succès de son premier roman, L'Étranger. Si on admire l'œuvre de l'écrivain, on connait peu l'homme, on se fie à Jean Charbonneau qui le dépeint au milieu des affres d'une époque grandissant ou réduisant les êtres humains à se révéler meilleurs ou pires qu'ils ne sont dans une vie normale. Étonnamment, les portraits de Francis Béard et d'Albert Camus semblent appartenir à un monde irréel où la férocité, la lâcheté dominent. Le portrait pathétique d'Ève qui tue des hommes, pour se venger de ce que peut-être elle porte et déteste en elle : le pouvoir qu'elle exerce sur eux depuis son enfance. Ici, c'est Camus qui nourrit les fantasmes de la jeune femme, sans illusion, sans espoir. La fin de ses hantises, la paix tant recherchée, se présenteront telle une allégorie du suicide, sauvant Camus d'une mort certaine. Imaginaire ? Comment le savoir, Jean Charbonneau saurait-il nous répondre ? Fiction et réalité se confondent bellement. À la limite du soutenable quand il s'agit de témoigner d'une époque sanguinaire.

Plus les jours passent — il ne s'agit plus de temps mais de jours voraces —, plus le présent se dégrade. Les arrestations se multiplient, la délation devient l'apanage de tout compte à régler. Les Françaises ayant eu une relation amoureuse avec des Allemands sont tondues, sous le regard ricaneur des badauds. En filigrane, se profile le sort réservé aux juifs. Francis Béard mentionne toutes les horreurs qui, croit-il, le dérangent, n'ayant pas le courage de se montrer tel qu'il est, un homme qui ne règle pas ses comptes d'abord avec lui-même puis avec ses compatriotes. Semblable à Ève, il sera rejoint par un événement implacable, soulagé que ses prémonitions lui aient donné raison. Les justes seront mis hors de cause, mais à quel prix. Nous savons ce qu'est devenu le révolté Albert Camus, tué dans un accident de voiture. Homme honorable qui défendait les causes perdues, admirait Kafka, Sartre, Nietzsche, il écrivait des articles contestataires dans le journal Combat.

Dans ce roman intelligent, anecdotique, l'été parisien1944 se perçoit comme une journée dans la vie d'Albert Camus, pour paraphraser Marie-Claire Blais. Journée sordide, nécessaire à la mémoire du lecteur qui a connu de loin ou de près les tourments d'une Europe exsangue, soumise à la domination d'un homme pervers, alimentant la haine qui couvait, telle une maladie endémique, dans l'esprit servile des plus faibles, ceux-ci ayant assouvi un instinct qui les a asservis jusqu'aux portes du désespoir, sinon celles du déshonneur.


Camus doit mourir, Jean Charbonneau
Éditions Québec Amérique, 2016, Montréal, 247 pages




dimanche 13 novembre 2016

La face cachée d'un homme *** 1/2

Comment s'attarder sur un moment précis, sur une minute fiévreuse, sur un être humain alangui, alors que le moment, la minute, l'humain, s'additionnent en jours, en heures, en multitude ? S'agitent des ciels sans étoiles, des minutes avortées, des humains désenchantés. On ne voit devant soi que l'allure réconfortante d'un homme andalou qui, un jour, est entré dans une galerie d'art, n'en ai jamais ressorti. On commente le roman de François Leblanc, Le fruit de mon imagination. 

Quand on a refermé ce livre, on a été convaincue que l'être humain a quelque part son double, exprimé dans un autre corps, dans un autre esprit. Négatif et flou. Si le ton de l'histoire demeure primesautier, si on sourit aux élucubrations excessives de Marianne Portelance, mariée à Vincent, nous nous rendons compte que son monde personnel ne tourne pas tout à fait rond. Elle est libraire, lui est dentiste. Elle parle d'elle-même à la troisième personne du singulier, n'a aucune ambition ; lui est reconnu comme étant le meilleur denturologue de la ville. Ils s'aiment, leurs amis envient leur bonheur. Marianne les observe drôlement, de cet air dubitatif des personnes qui ont une idée derrière la tête. Le cœur de l'histoire, c'est que Marianne soupçonne Vincent de la tromper. Avec raison ? Sur le moment, nous ne savons trop. Il faut tourner les pages pour que la paranoïa de Marianne, plus ou moins manigancée, se décèle, pour que des indices, qui n'en sont pas vraiment, alimentent sa jalousie, croyons-nous. Que savons-nous de l'interprétation que nous élaborons à partir d'un détail qui n'est que mouche rôdant dans le désert d'une vitre ? La suspicion n'est-elle pas un espace aride en soi ? Nous le meublons de vains désirs, comme celui de Marianne de vouloir un enfant le plus rapidement possible : elle a trente-sept ans, le temps de la maternité achève.

Quelle femme aventureuse soupçonner quand Vincent s'attarde le soir à son cabinet ? Qui attend-il alors qu'il savoure quelques minutes de solitude dans un bistrot avoisinant ? Marianne a la désagréable impression qu'il blêmit quand elle le surprend seul au comptoir dudit bistrot. Les prétextes à le harceler indisposent l'un et l'autre, l'opiniâtreté de Marianne créant un malaise dont elle est pleinement consciente. Si elle rivalise d'habileté, si elle imagine des femmes plus jeunes séduisant son conjoint, elle ne parvient qu'à tendre contre elle-même un filet percé d'où s'échappent de saugrenues révélations, des larmoiements assommants qui pourraient agacer le lecteur à force de se montrer inefficaces. Ce qui n'est pas le cas ici, Marianne utilisant un monologue langagier fantaisiste, enrubanné d'un humour décapant lorsqu'il s'agit de délurer son mari dans les bras de quelque rivale improbable. La locataire sexy de leur duplex, la jeune femme excitante d'un ami commun. Autant dire personne. Puis viendra le temps d'enquêter en compagnie d'un chauffeur de taxi haïtien, jovial et désinvolte. Qui apporte son grain de sel savoureux, motivant les certitudes entêtées de Marianne. Contrairement à son psy qui, lui, séjourne dans les failles mentales de sa cliente, celle-ci se faisant complice de son obscur désarroi. Il y a aussi la collègue attentionnée à la librairie, qui condamne tous les hommes aux flammes des enfers. Et si c'était elle la maîtresse insoupçonnable ? Rien n'a de cesse, surtout pas les délires de Marianne qui finira par découvrir le pot aux roses, par hasard, par lassitude. Comme si les événements se manifestaient enfin, après que Marianne soit persuadée qu'elle s'est trompée, accusant injustement son époux, travailleur, fidèle, rêvant d'une vie sereine auprès d'une femme équilibrée. Ce que n'est pas Marianne, d'où ses erreurs de jugement, ses conclusions hâtives, ses impulsions désordonnées...

On a aimé cette femme lucide qui marche sur le fil de l'entente fragile du couple. Qui désire savoir ce que parfois il serait prudent de cacher au fond de soi. Elle aurait pu pardonner, trop entière elle refusera. Se bâtira une vie avec, peut-être, accroché à sa main, un enfant qu'elle n'espérait plus. Certes, on a souri, mais on a compris que le mystère de chaque être résidait dans son entièreté disloquée. Délesté de ses tares, ce dernier est condamné à une éternelle insatisfaction.

Roman jouissif, qu'on lit un jour ou un soir de pluie, parce qu'il fait réfléchir sur nos façons surprenantes d'agir. Marianne a eu le courage de déconstruire après avoir construit, tel un tableau abstrait, démantelé par des ignares, s'emboite enfin dans son cadre protecteur...


Le fruit de mon imagination, François Leblanc
Éditions Druide, Montréal, 2016, 256 pages





mardi 1 novembre 2016

Genèse d'un roman ***

Des livres on en reçoit suffisamment pour ne pas théoriser sur la lecture ni l'écriture. On s'en tient à l'histoire, bien souvent fictionnelle, au style, signature de l'auteur-e, à la richesse du vocabulaire, au pouvoir de l'imaginaire. C'est une recette qui en vaut une autre, on déteste qu'on nous dise ce que représente la pensée quand aucune raison ne la justifie. Un genre existe pour classifier cette dépendance : l'essai. On commente le roman de Maude Veilleux, Prague.

Pour ceux et celles qui s'attendent à visiter cette ville, l'une des plus belles d'Europe, ouvrez plutôt un guide de voyage. La narratrice nous met l'eau à la bouche mais nous fait traverser les affres d'une passion avant d'entraîner, avec parcimonie, le lecteur, sur les avenues d'une capitale partagée avec d'autres destinations. Prague, ici, symbolise la rencontre d'une jeune femme mariée depuis quelques années avec un homme de son âge de qui elle attend une forme de stabilité, elle-même en proie à des désirs de tout ordre qu'elle ne sait comment gérer. Guillaume est le mari idéal, il est bisexuel, elle aussi. Les deux s'octroient de courtes aventures avec des partenaires occasionnels. Sauf que cette fois, elle s'éprendra follement de Sébastien, employé dans la librairie où elle travaille.

Nous participons au début de cette passion dépeinte avec une impudeur spontanée, les mots en disent plus long que le corps, abordent ce que notre génération n'aurait jamais osé, et c'est très bien que le désir ne traverse pas les apparences, s'assujettisse aux limites d'un amour à peine partagé. Elle aime avec passion, lui, Sébastien, avec une méfiance désabusée. Ils se retrouvent dans des appartements minables, hasardeux. Le lit devient objet d'échanges, sur tout sur rien, mais aussi objet où le corps se soumet à l'autre. Toujours dans un langage harnaché de précisions érotiques, que renforcent les tracas de la narratrice vis-à-vis de Guillaume, qui accepte mal la longue liaison de sa femme avec un homme duquel il ne sait rien, les confidences d'elle se limitant à des promesses reniées. Classique situation à trois. Si les mots ne tiennent compte d'aucun tabou, les corps n'ont pas changé. Ils se désirent, se rejettent, se rebiffent, quand la jalousie, innommée, tient lieu de colère, comme celle de Guillaume, excédé des larmoiements de sa femme, celle-ci incapable de s'en tenir à des amours éphémères.

On a omis de mentionner que la narratrice écrivait un roman semi-fictif, semi-autobiographique, constamment ajusté aux personnalités opposées des deux hommes qu'elle aime. On le sait, écrire un roman ne s'apparentant ni au réel ni à la fiction risque de déstabiliser une jeune femme à mi-chemin d'elle-même. Elle se sert de masques élaborés à partir de sensations fortes, refoulées, rarement à partir de la vie qu'elle s'est forgée en contractant un mariage de jeunesse. Masques et miroirs qui s'insurgent peu à peu à n'être plus rien, que le négatif de soi. Longues marches dans la ville, discernables réflexions sur l'écriture, sur les sujets requis quand nous ne savons choisir, quand une nécessité, tel l'acte d'écrire, devient une raison de vivre. Le lecteur fera-t-il enfin connaissance avec Prague ? Bien sûr, mais pas en  touriste, plutôt en invisibilité, l'ombre du soleil finissant par recouvrir le corps de la narratrice.

Roman qui, au premier abord, nous a peu sollicitée, trop empreint de généralités amoureuses, de légèreté portant sur les corps qui se détroussent, puis, l'écriture de Maude Veilleux, sa volonté d'instruire le lecteur de son intelligence lucide, ont eu raison de nos réticences. On s'est laissée emporter non par une action placide mais par un sentiment émouvant, qui traverse le roman, alors qu'il se construit d'une manière ubiquiste derrière les remparts romantiques, sublime symbole, d'une ville à peine entrevue...

Prague, Maude Veilleux
Éditions Hamac, Québec, 2016, 110 pages