lundi 31 mai 2021

Camille ou l'enfance débridée *** 1/2


Celles et ceux qui pensent que le monde redeviendra ce qu'il était, s'illusionnent. Après avoir traversé une lourde épreuve, rien ni personne ne redevient comme " avant ". Les racines de la vie restent identiques, mais modifient notre manière de voir les choses telles qu'elles étaient, chambardant notre état d'esprit pour le pire ou le meilleur. Il y a les irréductible qui ne dessilleront jamais les paupières, la crainte du renouveau risquant de les blesser, ceci est une autre histoire. On a lu le roman de Kiev Renaud, Pratique d'incendie. 

S'il est vrai que les petites choses ont parfois l'envergure d'objets rares, ce livre en fait foi. Discret dans la pile de livres, celui-ci, presque minuscule, pensait tristement qu'on allait l'oublier. Il n'en a rien été, son titre à lui seul nous intriguait, nous attirait. On ne pouvait que l'ouvrir, le feuilleter, en aborder la lecture. Le contenu tramait sa propre histoire, prenant pour témoin une petite fille, mélange de Zazie et d'une demoiselle de la comtesse de Ségur. Tout d'abord, elle présente sa meilleure amie, Jeanne, qui habite à quelques minutes de chez elle. Elle narre la manière d'aller chez Jeanne, — elle, se prénomme Camille —, invente un ensemble d'événements enfantins, occupant deux fillettes qui vivent chez leurs parents, banlieusards sans histoire. Faut-il occuper une bulle d'ennui pour concevoir une vie fictive à l'âge indécis de Camille ? Indécis parce qu'elle n'a que douze ans, criblée de toutes les peurs et bravoures dues à l'enfance. Brefs chapitres, telles de courtes nouvelles, reliés les uns aux autres, chaque wagon fictif accroché à la locomotive-écrivaine qui, avec jubilation et talent, s'est immiscée dans la chair et les os de sa jeune protagoniste. La mort l'obsède, lancinante et mélancolique, blessant le corps en mutation de Camille. À douze ans, elle a ses règles, s'en enorgueillit. Mais comment s'infliger une blessure sans trop souffrir, sans en mourir, cicatrice ressemblant à un tatouage ? Née sous le signe astrologique du Cancer, elle en a la sensibilité, gardant un œil prudent sur son indépendance de fillette incomprise, pleine de bonne volonté pour se rallier à ses semblables. Elle se dit ordinaire, avoue qu'elle aime les jouets en plastique, les jeux qu'elle partage avec sa jeune sœur, Clémence. Elle a tendance à dramatiser ce qui n'en vaut pas la peine, affirme avec lucidité qu'elle doit « garder une mesure dans l'exagération » ? Maladroite sur les chemins de terre, l'eau est son élément, elle adore se baigner. Bien-être qu'une ombre fatale ronge, une de ses compagnes de classe est atteinte d'un cancer. Maladie qui lui permet d'énumérer les types de cancers, de s'offusquer d'une professeure qui conseille à ses élèves un déodorant que Camille juge cancérigène, signe une pétition affirmant que leur professeure veut les tuer. Remontrance de Jeanne qui assure Camille de son exagération.

Tout est ainsi dans ce livre ravissant. Les doutes de Camille, ses peurs soucieuses de la mort, la défection inévitable de l'amitié de Jeanne qui grandit, cherche autre chose que les phases dramatiques de son amie. Les lignes de la main révèlent à chacune de ses compagnes de classe un destin qu'elles imaginent interchangeable. Camille ne dit-elle pas qu'elle aimerait devenir un arbre pour vivre possiblement des milliers d'années ? La mort et son mystère ne la laissant pas en paix, elle ouvre un " journal de mort ". Ses impressions mortifères y seront notées, comme la crainte de ne pas se réveiller dans son lit. S'intercalent la réalité et les divagations. Sa chambre au sous-sol, l'admiration de ses amies parce que dormir dans la solitude attire les fantômes. Elle ôte les miroirs, évitant aux esprits de les utiliser comme des « portes béantes ». Ce qui est méritoire dans les agissements de Camille, c'est qu'elle est authentique, réaliste, déroutant parfois ses parents. Dans son journal de mort, elle avoue se trouver peu originale, la peur des araignées n'est-elle pas commune ? Amalgame de gravité, d'enfantillages, qu'elle dissimule derrière une apparence routinière, un comportement qui s'ajuste à celui de ses parents qu'aucune histoire malsaine ne divise. Ce couple parental n'est-il pas le modèle inconscient d'une fillette à l'imaginaire excessif, qui se défend de jouer encore avec sa sœur, mais ne peut s'en empêcher, ni d'y renoncer. 

C'est la mort accidentelle de son jeune cousin qui ébranlera ses doutes. Spectatrice attentive, elle assistera à ses obsèques, reprochera intérieurement à sa famille de ne plus s'occuper d'elle, ni de Clémence, qui a la sagesse de dessiner dans un coin pour ne déranger personne. Les points cruciaux des peurs imaginées par Camille ont été soulevés : noyade et chute. Suicide et torture. Attirance subite d'un copain d'école à qui elle n'a jamais parlé. Ce qu'elle ne souhaite pas vraiment, il faut bien épater Jeanne, qui, à treize ans, se suffit à elle-même. La mort du jeune cousin représentera le paroxysme des frayeurs de Camille. Elle joue à l'orphelinat. Chez Jeanne, elle se déguise en pauvresse, mais les parents adoptifs ne la choisissent jamais. Elle connait le deuil, jusqu'à se sentir coupable d'être en vie. 

Fiction atypique, fort plaisante à lire, qui évoque le parcours d'une fillette solitaire, la tête débordant de rêves, plus ou moins échevelés. Originale s'il en faut, Camille saura piétiner ses angoisses existentielles pour en soutirer des rivières d'eau rédemptrice, elle qui aime les éléments liquides. Comme le mentionne le titre métaphorique, les réflexions et agissements de Camille s'avèrent incendiaires, provoqués par la nécessité de vivre concrètement, chassant l'ennui qu'elle éprouve dans le rétrécissement conformiste de la vie familiale. Fiction empreinte d'une profonde observation du monde parfois désenchanté de l'enfance. Suffisamment investie dans cette période indéfinissable, l'écrivaine, Kiev Renaud, a dépeint, pour notre grand plaisir, les élucubrations d'une petite fille moderne, aux prises avec la flamme vibrante de grandir hors de son souterrain qu'a si bien su remonter une certaine Alice...


Pratique d'incendie, Kiev Renaud

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 110 pages

lundi 17 mai 2021

Qu'est-ce que l'Arctique quand il s'agit d'amour ? ***

 


Comme le goût des gens est surprenant et déconcertant. Il nous arrive de publier des tableaux qui, on en est certaine, sauront plaire. Or, on ne sait quel désagrément occulte se produit, le tableau en question inspire peu d'attrait, il reste inerte, les regards aussi. L'inverse est valable, au point de n'y rien comprendre. Dans l'un ou l'autre des cas, on a seulement envie d'aller voir de près la nature qui se déploie en liesse ! On a lu le roman de Felicia Mihali, Une nuit d'amour à Iqaluit. 

Pour pénétrer dans cette nuit d'amour qui a duré plusieurs mois, il faut bondir vers l'arrière, présenter la narratrice qui n'est autre que Irina, la protagoniste de La bien-aimée de Kandahar, roman publié aux Éditions Linda Leith, en 2016, signé de la même auteure. Après avoir correspondu avec un sergent canadien, en mission en Afghanistan, Irina apprend qu'il a été tué dans une explosion. Dix ans plus tard, Irina, enseignante au Québec, encore meurtrie par la mort du sergent, a accepté un poste à l'école française de Iqaluit, au Nunavut. Notre propos n'est pas de nous attarder sur le rôle d'Irina dans le précédent roman mais de la situer dans ce nouveau récit. Quand elle arrive à l'aéroport, personne n'est là pour l'accueillir, ce qui nous vaut des pages instructives sur l'île de Baffin, sur Martin Frobisher, premier Blanc à avoir officiellement abordé l'île. Peu à peu, Irina s'intégrera dans une nouvelle culture, désarçonnée par les habitudes de ses élèves, l'école faisant partie intégrante de la famille. Elle nous fera part aussi de son étonnement quand elle découvrira que l'école française suit le programme scolaire anglophone, celui éducationnel de l'Alberta. Une vieille enseignante, doyenne du groupe, avec qui elle doit user de diplomatie, lui apprendra moult faits sur l'Arctique, qui renseignera le lecteur sur ce morceau de terre canadienne. Irina fera la connaissance de ses élèves avec force détails, mais s'intéressera particulièrement à une fillette inuite de dix ans, Eli Ivalu. L'enfant, pivot de l'action, tourne autour de son comportement scolaire et familial. De l'oncle à qui elle a été confiée, la fillette résidant chez sa grand-mère, de son père, demi-frère de l'oncle, s'étant remarié après le suicide de la mère d'Eli. L'oncle est un Blanc, Liam O'Connor, policier de la GRC, au passé encombré, qui tombera amoureux d'Irina, celle-ci hésitera à répondre à ses avances, se souvenant qu'elle enseigne dans ce bout du monde pour un temps déterminé, s'inquiétant des rumeurs malveillantes des habitants. Mais attendrie par la gentillesse attentionnée de l'homme, elle se laissera séduire. Une histoire amoureuse, sexualisée, se tissera entre eux bien qu'un malaise les fera se tenir sur leurs gardes. Les intentions de l'officier de police ne sont pas innocentes, il connait les antécédents d'Irina, alors qu'elle ignore tout de lui, de sa vie tumultueuse. Il faudra traverser bien de vitales péripéties concernant Iqaluit avant d'en arriver à une explication décisive. La solitude menaçante, la condescendance de ses collègues, le climat saisonnier, — froids extrêmes, bourrasques meurtrières — alimentent le séjour d'Irina, la fait aller entre ses élèves et ses découvertes de la petite ville qu'elle habite, prisant les conditions de vivre des femmes inuites, les hommes faisant confiance à leur connaissance des frontières maritimes ou terrestres. Si des légendes subsistent sur ce morceau inhospitalier de la terre, elles sont mises à mal par le regard aigu d'Irina, par son jugement pragmatique, souvent accru par ses lectures. Le temps des igloos est bel et bien révolu.

La mère d'Irina, déjà dépeinte dans le précédent roman, joue un rôle prépondérant dans les décisions de sa fille. Elle vit à Montréal, a acheté un appartement à celle-ci pour l'avoir plus proche d'elle. Irina lui avouera sa liaison avec Liam O'Connor, d'origine irlandaise, la mère et la fille étant d'origine roumaine. Mais dans ce bout du monde rébarbatif, on a l'impression que les origines cèdent au contact de l'être humain, le froid intense, la nuit polaire, s'avérant les ennemis contre lesquels l'apprentissage de la survie devient indispensable. On ne perd pas de vue Eli qui s'impose comme une fillette intelligente, indisciplinée, son équilibre mental malmené par la mort tragique de sa mère, le remariage de son père, les absences professionnelles de son oncle. Le grand souci d'Irina étant que l'adolescente n'apprenne pas sa liaison avec l'oncle. D'une sensibilité exclusive, Eli, encore trop jeune, ne comprendrait pas cet attachement, alors qu'elle fait beaucoup pour s'approprier Irina à ses seuls enseignements, comme celui de tricoter...

Roman dense duquel on ne peut tout relater, bardé de personnages moroses, exacerbés, mais dont la finale aboutit sur une scène de tendresse. Irina et Liam, accompagnés d'Eli, sont partis dans la toundra ramasser des baies gelées. Liam laisse entendre qu'il ira à Montréal, faire la connaissance de son futur fils, après le départ d'Irina vers la civilisation urbaine... Une histoire amoureuse complexe et captivante, se solidifiant dans un lieu peu commun, deux mortels consolidant rarement leurs sentiments sur une île tributaire de températures insupportables, ou rêver sous la nuit polaire. Cependant, pour que ce roman ait comblé toutes nos attentes, il aurait fallu resserrer le récit, trop bavard, affadissant les propos passionnés de Liam O'Connor, édulcorant la confiance d'Irina lorsque son partenaire éclaircit un mystère qu'elle avait déchiffré. Un travail éditorial plus soigné aurait apporté une rigueur soutenue à cette fable, sortant hors des sentiers battus. Des digressions trop longues dépeignant les fresques historiques, qui ne justifient aucunement ce manque de discipline littéraire. Si on a apprécié le contenu atypique de cette fiction, on regrette de s'être lassée de trop d'abondance stérile, ne nous laissant pas le plaisir de découvrir ce qu'il aurait suffi de justesse pour faire de ce livre une œuvre percutante...


Une nuit d'amour à Iqaluit, Felicia Mihali

Traduit de l'anglais par Felicia Mihali

Éditions Hashtag, Montréal, 2021, 392 pages


lundi 10 mai 2021

La route, éloignée des rêves de Kérouac *** 1/2


Elle nous dit que s'éveillant chaque matin en bonne forme, elle ne demande pas davantage à l'existence. Elle se lève en remerciant quelque dieu inexistant. Ses petits bonheurs se réduisent, les objets se dénomment, l'identité des gens lui échappe. Dans la rue, elle écoute les bruits environnants, ne voit personne, parce que, parvenue à quatre-vingt-trois ans, plus rien n'a d'importance qu'elle-même. On a lu le roman de Lucie Lachapelle, Va me chercher Baby Doll.

Titre déconcertant qui a retardé notre lecture. On ignorait que derrière cette supplique, se cachait un drame victimisant trois femmes. Livre de la route, rarement évoqué par une écrivaine, le genre se conjuguant au masculin. Une narratrice téméraire, ayant peur de peu de choses, se résoud à traverser le Canada pour sauver la fille de son amie Manouche, « Thérèse de son vrai nom », ex-prostituée, atteinte d'un cancer inopérable. La narratrice se prénomme Florence, alias Cartouche, parce que « directe, explosive ». Enfance difficile entre un père alcoolique, colérique, une mère fragile, évanescente, qui ne savait trop comment protéger sa fille. À l'âge adolescent, Florence a quitté ses parents, elle a travaillé comme serveuse dans un hôtel en Abitibi. Jeune femme endurcie par ses conditions familiales désastreuses, elle se méfie des hommes aux bras couverts de tatouages. Un seul a su l'attendrir. Dan, un métis, avec qui elle apprendra à aimer librement. Lui, ne pense qu'à partir dans le Nord, elle, à découvrir le Sud. Ils se séparent sans fracas. Puis, un jour, la vie de Cartouche a basculé dans un grand trou noir. Involontairement, à l'arme blanche, elle a tué un homme qui tentait de violer une jeune Anishinabée. Crime qui lui vaudra dix ans de prison. Elle en a vingt-cinq. Quand elle se remémore son histoire, elle est libérée depuis deux ans. Vit dans une cabane de bois rond, à Val d'or. Elle vient de recevoir une enveloppe de Manouche, compagne au grand cœur qui, en prison, l'avait prise en affection. L'avait défendue contre des femmes abimées, agressives, toxicomanes. Plus à plaindre qu'à blâmer. Empathie excessive dont est pourvue Cartouche, qui la fera partir sans hésiter rechercher Camille-Baby Doll, de qui Manouche a accouché en prison. Élevée en foyer d'accueil, Baby Doll a été vue une dernière fois à Toronto, dans un quartier mal famé. Cartouche doit lui remettre douze lettres de sa mère, écrites sur des « morceaux de napperons de restaurant et des serviettes de table ». 

Nous sommes loin des virées routières évoquées par des hommes, éprouvant le besoin de vivre autre chose que la routine de jeunes années désenchantées. Cartouche, dans son vieux pick-up, partira en mission à Toronto où elle apprendra que Baby Doll a quitté la ville pour Timmins. Souvenirs insupportables pour Cartouche : sa mère dans un foyer qu'elle n'a pas revue depuis douze ans, la tombe de son père, leur roulotte déglinguée. Le lac. Elle se souvient aussi de son internement quand elle se rend à la plage de Wasaga. Chaque contrée qu'elle traversera nous vaudra des réflexions intimistes sur la vie que réservent de malencontreuses rencontres. Sur la route allant à Timmins, elle fera monter dans sa voiture un jeune couple ontarien, qui fuit sa jeunesse abimée dans des familles d'accueil. Déshérités de la terre envers qui Cartouche éprouve des sentiments ambigus, reflétant sa propre jeunesse. Culpabilité envers l'homme qu'elle a tué, envers sa mère, victime d'alzheimer. La hargne qu'elle déverse sur la tombe de son père, qu'elle rend responsable de son « passé pourri ». De Timmins elle se rendra à Thunder Bay où a échoué Baby Doll, mais de là encore, l'adolescente s'est volatilisée. Visite à Amanda, une Ojibwée qu'elle a connue dans l'aile psychiatrique de la prison. Elles avaient sympathisé. Amanda vit avec sa vieille mère et ses deux enfants. Celle-ci a appris à son amie d'infortune les « quatre directions » de la vie. Cartouche prendra part à une mystérieuse cérémonie appartenant à la culture d'Amanda. Moment de détente spirituelle et physique pour Florence qui se laisse aller à pleurer abondamment, éprouvant un bien-être libérateur. « Une couche de saleté a été nettoyée ». Mais elle doit poursuivre sa quête tout en lisant quelques lettres de Manouche à sa fille. Nous y apprenons sa vie de prostituée, ses regrets de ne pas avoir élevé décemment Baby Doll. L'absence d'un père. Compassion à retardement qui encourage Cartouche à continuer l'aventure. 

De ville en ville jusqu'à Saskatoon, elle évitera la solitude avec des êtres de hasard qu'elle ramasse avec leur vie malmenée, trouvant en eux d'étranges ressources qui lui donnent la force de se regarder en elle-même. De s'apitoyer sur des hommes, jeunes pour la plupart, qui ignorent où se termine le voyage. Elle n'échappera pas à une nuit d'extase partagée avec un « grand gars qui transporte un sac à dos ». Aucune question entre eux, le plaisir charnel dans une chambre d'hôtel les unit l'un à l'autre. Nuit fugace et réparatrice, ce dont Florence avait besoin avant de retrouver Baby Doll, aux mains d'un proxénète, qui se rebiffera contre sa mère qui ne l'a jamais aimée, prétend-elle. Discours qu'elle déferle sur la route du retour, narguant le fatalisme qui l'a menée, telle sa mère, à se prostituer. Compréhension et patience admirables de Cartouche qui se fait complice apparente de la jeune femme, défaisant peu à peu ses convictions basées sur celles d'hommes qui ont promis monts et merveilles à leur protégée, innocente et naïve, prête à s'immoler sur l'autel de l'offrande sexuelle et de l'argent dont elle est friande. Retour orageux vers un monde ordonné que lui propose Cartouche : Baby Doll accepte de revoir sa mère mourante. S'ensuit une réconciliation entre ces trois femmes et leurs désillusions, la vie ne leur ayant pas épargné les balades empoisonnées dans ses sentiers épineux. 

Roman qui se penche sur d'innombrables injustices et outrages, comme ceux envers les Noirs à travers l'accueil agréable d'une Congolaise, réceptionniste dans un hôtel où est descendue Cartouche. Apitoiement sur les détenues qui ne reçoivent qu'indifférence. Sur les marginaux qui se contentent de fuir, pensant oublier, mais nous le savons, nous n'oublions rien... Cheminement routier scandé d'écoutes musicales dont se repait Cartouche pour aller jusqu'à la fin du voyage en compagnie d'une jeune femme de qui elle sera toujours responsable. Si la lecture de ce récit est parfois accablante parce que dérangeante, on se dit que cette fiction-témoignage a suscité de la part de l'écrivaine, Lucie Lachapelle, beaucoup de courage et d'empathie pour s'être immiscée dans une cellule perverse de l'existence, à double tranchant : la détestation et l'amour. Sentiments contradictoires propices à la destruction de soi et des autres, la désespérance se révélant une force ultime, nécessaire à toute réconciliation avec l'univers des vivants, celles et ceux qui rêvent de s'aventurer hors des sentiers battus. Roman à lire pour réfléchir à l'encanaillement du monde interlope où tombe trop souvent des démunis de la terre...


Va me chercher Baby Doll, Lucie Lachapelle

Les Éditions XYZ, Montréal, 2021, 192 pages

lundi 3 mai 2021

Le temps des hommes et des bêtes ****


Les premiers rayons de soleil se croisent et se décroisent entre les branches éparpillées des arbres du parc, comme pour nous caresser le visage chaque fois qu'on fait un pas en ses allées, les branches se resserrant, tel un rideau aux froissements agités. On s'en repait, les premières étreintes étant toujours dépendantes de celles qui surgiront, terriblement chaudes, au mitan de l'été. Ce dont on a hâte, cette chaleur accablante, qui nous revigore. On commente le roman de Yvon Paré, Les revenants. 

Il y a des livres dans lesquels nous devons nous laisser aller. Faire fi d'une quelconque linéarité même si, formée à cette école traditionnelle, on a tendance à hausser des barrières. On pense à des marges qui déborderaient d'images et non de notes. Il suffit de s'en tenir à la cohérence du texte, de suivre les excentricités de personnages anticonformistes pour déranger, avec grand plaisir, lectrices et lecteurs de leurs habitudes sédentaires. Ce qui se passe dans ce roman sans chapitres : nous suivons un homme qui a perdu la mémoire, l'écrivain mentionnant que l'histoire se déroule en l'année 1980. 

Quand le narrateur prend la parole, il se tient sur la galerie d'une maison vide, à La Doré, reclus entre les arbres et les hirondelles. « Le jour flambait dans les lilas. » Soudainement, sont apparus, descendus d'une voiture, un homme aux cheveux longs et roux, Jean-Sébastien, Bach, pour tout le monde, accompagné d'une jeune femme cherokee, Nokomis. Les deux connaissent le narrateur, Richard-Yvon Blanc, qui préfère se faire appeler Presquil. « Juste l'ombre d'un homme ». Il possède peu : un chat, Monsieur Melville. Un livre fétiche, Jack Kérouac, signé Victor-Lévy Beaulieu. À nouveau, un moteur se fait entendre, celui d'un « un vieil autobus vert délavé. » La conductrice, Flavie, semble s'être donné rendez-vous avec Bach et Nokomis, car, elle aussi, connait le narrateur et sa famille. Ces êtres, peu à peu, s'imposent dans l'existence de Presquil, ce dernier s'étant défait depuis l'échec de l'indépendance du Québec, en 1980. Une maison bleue servira d'élément flottant dans les aventures des protagonistes, un autre se manifestant, Félix, le meilleur ami de Presquil, avant qu'il perde la mémoire. Effacement de soi face à une défaite dont il n'est pas responsable, mais le choc a été trop rude pour en supporter, seul, la honte. Les uns et les autres se mettent en branle autour d'un Presquil souvent désemparé, protégé de ses bêtes, de ses oiseaux, de ses arbres et rivières, narrant leur situation antérieure surgie d'univers plus conventionnels. Bach et Nokomis ont été des universitaires qui ont traversé l'Amérique avant de rentrer dans leur village. Félix restaure des maisons, ici une maison bleue qui se déplacera pendant la nuit. Le narrateur s'exprime avec une telle poésie qu'on reste confondue d'admiration pour cet homme qui, sous des apparences de simple d'esprit, gère son univers avec une sagesse apprise de celle des bêtes qui le confortent. Mammouth, la marmotte, Monsieur Melville, le chat. Les petites crécerelles qu'il faut nourrir de chair fraîche, leur mère s'étant noyée. Les hirondelles qui s'ébrouent, le renard qui surveille, au loin. On en passe... Flavie, lesbienne et féministe radicale, qui a exercé plusieurs métiers lucratifs, se consacre à la sculpture, qu'elle ne cesse de remettre en question. Ses colères, ses rires excessifs, ses provocations sexuelles envers Presquil soulèvent des points d'interrogation qui la tourmentent. Félix se range vers la jeunesse occultée de son ami, devient son gardien bienveillant lorsque des marginaux, comme William Cousin, le surprennent, ne se reconnaissant pas en eux. L'amnésie crée des distorsions mentales. Félix, propriétaire d'un jardin botanique, cultive aussi un champ de fraises, leur cueillette inspire à l'écrivain des pages poétiques admirables, imbibées de l'insatiable liberté des revenants, écho ironique aux intermèdes suscités par les villageois, réels ou inventés, autant qu'improbables. Tout s'avère jaillissement dans cette histoire jubilatoire, où il est prudent de ne pas trop se questionner, comme si la vie de chacune et chacun dépendait d'un instinct jamais corrompu. Les bêtes prouvant qu'existe un temps pour tout. Le temps de la mémoire oubliée s'avère le temps privilégié pour se montrer à fleur d'épiderme, le narrateur sujet à une émotivité excessive, pleurant à chaudes larmes, riant à pleine gorge, comme pour exorciser les affres qui le condamnent à miroiter ses agissements à travers les visées parfois lyriques de ses compagnons. Mais tout miroir se déleste lentement de son tain. Le foisonnement verbal de Bach trouve un sens dans l'humanité dont il se sert en faisant des expériences sur des champignons comestibles ou vénéneux dont il est grand amateur. Faut-il frôler la mort, transcender les visions, pour que la musique capte une oreille démultipliée, musique du chant de Nokomis, de la guitare inlassable de Bach, des hirondelles qui se planquent dans un portique ? L'apparition inattendue de Jack Kérouac. De Victor-Lévy Beaulieu, déchirant des pages du carnet du narrateur. Entre divagation hasardeuse et réalité douloureuse, l'identité du pays n'est pas résolue, pas mieux que celle de Presquil. C'est Nokomis, elle-même de culture outragée, qui remettra à l'heure les pendules désaccordées de Richard-Yvon Blanc. 

En lisant ce roman dense et sensuel, souvent symbolique, soutenu par les joints qui circulent, on a imaginé une longue trainée blanche dans le ciel écartelé par l'explosion d'un lieu provisoire où se sont dissous les occupants, eux aussi revenants, qui se mesurent à des espaces insoupçonnés, leur mémoire ne s'effaçant jamais d'un morceau de l'univers. C'est peut-être là la véritable identité d'un pays qui se démarque du comportement rationnel des pays voisins. Colportée par des femmes et des hommes atteints de doute et non de certitude. Comme le coureur qui nargue Presquil, énumère les écrivains les plus importants du Québec, écrit des livres dans sa tête. Un brin de folie embellit le désenchantement de chacune et chacun, attise un rêve plus puissant que la réalité parfois mensongère, parfois grossièrement affectée, paroles sous-entendues dans la bouche de Nokomis, qui réveilleront les hommes autour d'elle. Brisant leurs illusions auxquelles ils n'avaient pas songé, le réveil risquant d'être brutal mais salvateur. De brèves souvenances nous campent dans des instants présents où Richard-Yvon Blanc, différent de ses frères, entrevoit ses origines malmenées, son enfance barbouillée, son adolescence débridée, jusqu'à sa fuite hors du village.

Les paysages dépeints majestueusement par l'écrivain-narrateur, Yvon Paré, illustrent magnifiquement les périples de ses revenants, comme un tableau du Douanier Rousseau. Les bêtes échappées d'une jungle à peine domestiquée, les oiseaux ne manquant pas d'ajouter leur grain de sel étourdissant. Jungle bruyante et chatoyante. Là où s'étiole l'identité symboliserait-il une image décantée du paradis perdu ? La fin du roman comportant plutôt un recommencement, révèle une allégresse teintée de peur, représentée par Bach, ivre de ses visions végétales. À la merci d'une mort qui n'en serait pas une. Frontière où se présentent des témoins que nous n'avons pas cités, par crainte de leur donner des vertus qu'ils ne posséderaient pas, leur chair marquée du passage d'où l'on revient rarement, comme Marie-Louise, rescapée d'elle-même, incertaine de s'être évadée d'une quatrième dimension. Le narrateur, Presquil, ne conclut-il pas qu'il est « un spasme dans un nœud du temps », une déflagration qui le pousse aux limites de l'imaginaire ? Déflagration fabuleuse que cette demi-fiction, ce demi-témoignage, qu'il était nécessaire de faire entendre à un public avisé, qui saura ressusciter un trépassé, ici plusieurs, dans l'espace morcelé des vivants...


Les revenants, Yvon Paré

Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 216 pages