lundi 16 mai 2016

De terre ou de déchets, des îles ****

Réponse à un lecteur fidèle qui se reconnaîtra. Quand on lit un roman ou des nouvelles, on fait abstraction de l'identité de l'auteur. On ne privilégie personne. On prend plaisir à découvrir une histoire, la qualité de l'écriture, l'habileté à réunir les éléments qui façonnent un livre. Le favoritisme ne nous concerne pas, on se tient à l'affût d'un ouvrage qui nous a suffisamment intéressée pour lui consacrer quelques jours. On a une expérience de l'écriture et de la lecture qui nous permet d'évaluer un livre, sans pour autant affirmer qu'on a raison. On se penche sur le récent roman de David Turgeon, Le continent de plastique.

En l'an 2015, on se souvient d'avoir commenté ici le roman La fille d'Ulysse, signé Marie Pascale Hugo, qui s'avérait sensible au sort des déchets déversés dans un océan, se tuméfiant en une île instable et glauque. Ceci nous est revenu en mémoire après avoir lu les péripéties du narrateur anonyme s'affairant dans le dernier opus de David Turgeon. L'homme est jeune, bardé de diplômes, promis, comme les quatre amis de sa bande, à un avenir prometteur. Nanti de peu d'ambition, il se contente d'être l'assistant d'un écrivain reconnu — le maître — alors que ses amis enseignent à l'université. On se demande s'il a trouvé refuge sur le continent de plastique duquel il rêve depuis plus d'une décennie, avant de relater l'histoire d'un homme nonchalant, flegmatique, qui est lui-même. Les événements ont creusé leur empreinte, les protagonistes se sont débattus entre les mains d'un écrivain qui ne désire plus écrire, après l'avoir souhaité longuement. La vie de cet homme s'apparente à celle de beaucoup de ses semblables. Avec ses aléas, ses incertitudes, ses tragédies, ses amours éphémères ou impérissables.

Quand le lecteur fait sa connaissance, il vit avec Odette, prof brillante, cérébrale, irascible envers son compagnon, lui reprochant son manque d'aspiration professionnelle. Lui se satisfait de réviser les écrits du maître, de lui fournir de la matière pour qu'il rédige d'éventuels romans, de l'accompagner dans des lancements littéraires. Quand il abordera la fille de celui-ci, Marguerite, c'est du côté des galeries d'art qu'il prendra appui. Mettre un point final à ses velléités d'écrivain proviendra d'un homonyme qui, apprend-il, publie quelque roman populaire, ce qui, avec raison, le mortifie. Puis, il prendra la défense de Stéfanie, compagne de son ami Paul, qui, ayant publié un recueil de poésie, est accusée de plagiat. Tout ceci compose l'existence d'un homme trentenaire qui ne sait plus très bien où il en est. Des années plus tard, il écrira qu'il entrait dans une « période étrange » de sa vie. Le vide qu'il ressent le fait déambuler dans la ville, sous l'œil débonnaire du maître. Qui lui présente sa relationniste de presse, Denise Bruck. La jeune femme le charme, elle est étrangère, intelligente, pétillante. « Épatante ». Femme aimée détenant un terrifiant secret, qui précipitera la rupture avec Odette. Le continent de plastique rôde encore dans la tête du narrateur, tel un inaccomplissement qui le frustre. Puis, un soir, le continent se personnalisera grâce à la Fondation Schasch, organisme donateur de bourses du maître et d'un couple de scientifiques, qu'il rencontrera lors d'une réception à ladite Fondation. Le vieux mythe de l'île déserte, convertie en îlots de déchets dans le Pacifique, prend ici tout son sens. N'est-ce point une utopie que de vouloir mythifier une île, qu'elle soit rébarbative, paradisiaque ou amalgamée de particules de matières répugnantes ? Fascination du narrateur, comme l'ont été jadis les navigateurs empilant leurs rêves édifiants sur leur fragile embarcation. Qu'y a-t-il à découvrir encore sous nos latitudes polluées ? Plus grand-chose, sinon rien. Et pour combien de temps le sol stagnant de ces archipels assurera-t-il un équilibre précaire à celui et celle qui fouleront leur croûte magmatique ?

Autant de questions qui se posent pendant que le narrateur, de décennie en décennie, arpente son « feuilleton personnel ». On ne dévoilera pas les individus qui enrichissent ce feuilleton, ils inspirent des pages admirables à l'auteur-narrateur, qu'il serait dommage de les présenter d'une manière même succincte. La virée en bicyclette, la banlieue où résident Paul et Stéfanie, s'avèrent des séquences captivantes, l'humour les décapant de la tragédie qui couve. On ne s'attardera pas au style, ni à l'écriture, l'écrivain-narrateur n'apprécierait pas les redondances, les clichés utilisés à outrance lorsqu'il s'agit de débiter trop de compliments... Lectrice assidue, ce roman nous a subjuguée, la musicalité du ton à la Satie, embellie d'imparfaits du subjonctif, n'a pas manqué de nous séduire. La vie, ce qu'elle déballe et provoque, nos préférences, nos humeurs, nos enchantements, ne cumulerait-elle pas un îlot de déchets qu'un improbable narrateur soumettrait au bon vouloir d'un lecteur imaginaire, au même titre que les livres fomentent leur incursion inévitable dans un espace déterminé ? Dans ce récit fascinant, l'objet de papier sillonne les pages, contrecarre parfois les décisions du narrateur. Autre île indispensable où poser le pied sans craindre un possible naufrage. Toutefois, on préfère les îles patiemment conçues par la nature, qu'artificiellement taillées sur mesure par la négligence humaine.


Le continent de plastique, David Turgeon
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2016, 312 pages