On aimerait jeter aux orties les délinquances de l'hiver qui se termine. Mars, guerrier inassouvi, nous promet un brin de douceur verdoyante. On espère se désaltérer de fragrances printanières, l'hiver bouchant nos narines à ses odeurs agonisantes. De notre soulier tenant nos pieds au chaud, on bouscule hardiment les dernières mottons de neige sale et grise. La légèreté de notre esprit nous faisant cligner des yeux de plaisir. On a lu le roman de Karine Geoffrion, La valse.
Elle se prénomme Isabelle, mariée, mère de deux enfants, professionnelle, jeune quarantaine. Femme d'affaires ambitieuse, elle mène de front carrière et vie privée. Elle a monté sa compagnie de designer, la dirige avec une rigueur trépidante, couronnée de succès. Narcissique, seule sa beauté physique l'importe. Futilité des apparences. Elle tourbillonne autour de son mari, Xavier, de leurs deux jeunes garçons, de sa sœur Marie, artiste, mariée à un photographe de bas niveau, sans le sou, aux dires d'Isabelle. Contrairement à Xavier, directeur associé d'un cabinet d'avocats en droit des affaires de Montréal. Il est brillant, séduisant, ne vit que pour son travail. Toujours les apparences à sauvegarder. Lui et Isabelle se complètent, au point que certains jalousent leur harmonie maritale.
Quand l'histoire commence, Isabelle organise une réception pour fêter leur anniversaire de mariage. Dix ans de réussite privée et sociale. Marie annonce sa séparation, à la suite d'un adultère. Xavier se fait de plus en plus rare à la maison. Isabelle a peu d'amis, sinon des partenaires de sport. Chacune a sa vie bien remplie, ricanant ensemble à propos de commérages insignifiants. Un ami qui, peu à peu, la délaisse, une amoureuse occupant ses soirées. Se greffe à l'existence à la fois pleine et vide d'Isabelle, des questionnements qui la bousculent, toujours mis de côté pour ne pas voir la réalité telle qu'elle se présente. Existence basée sur une profonde solitude, sur des failles humaines, révélées douloureusement depuis la séparation de Marie d'avec son conjoint. Si proches dans leur jeunesse, les deux sœurs sont devenues insignifiantes l'une envers l'autre. Une angoisse sournoise alourdit le tourbillonnement égocentrique d'Isabelle, s'insinue une méfiance inexplicable envers l'une de ses employées. Elle ne peut nier que depuis la rupture du couple de Marie, le doute s'immisce en elle, la ronge, assombrit son rapport avec ses clients au risque d'amoindrir ses succès d'ordre professionnel. À ce moment charnière où plus rien ne va, Isabelle commence à soupçonner Xavier d'infidélité, son travail le retenant plus qu'il ne faudrait à son bureau.
En parallèle au discours d'Isabelle, une voix inscrite entre les chapitres se lamente. C'est une femme qui relate le début d'une liaison et sa fin inéluctable. Nous ne savons qui elle est, mais pénétrant lentement dans l'existence d'Isabelle, se profile l'ombre douteuse d'un homme qui, depuis deux ans, se prélasse dans les bras d'une autre femme. Voix émotive et passionnée contrairement à la voix d'Isabelle, froide et calculée. Pause immanquable de cette dernière sur le territoire épiné de sa sœur, sur celui de son mari qui se dérobe. Nécessité de s'enfoncer la tête dans le sable pour éviter le dénouement de conflits qui risqueraient de l'humilier, de la blesser. S'imposer le silence, accord tacite avec les êtres qu'elle aime, plutôt que leur rejet. Ses rivales, Mylène, ancienne employée qui gère ses propres affaires au détriment de son entente avec son ancienne patronne, soudainement sa sœur qui a décroché un contrat artistique à Paris. C'est en allant nourrir son chat qu'Isabelle, feuilletant des albums de photos chez Marie, mettra à jour un mystère sororal dont elle ignorait les aigreurs. Elle devra se rendre à l'évidence, les agissements parfois troublants de Marie ôtent leur voile obscur, révélant que Xavier, homme indépendant, bien que responsable, entretenait une intrigue amoureuse qu'Isabelle ne soupçonnait pas. Les habitudes s'avérant au-delà de tout risque discordant, la malsaine sécurité d'un avenir peu enviable, à l'abri des cris rageurs mais proches des larmes, amère consolation qu'Isabelle choisira. Ses succès professionnels, son mariage d'apparat n'acceptant aucun dialogue réparateur, elle se résoudra à l'état d'aveugle. Se confier serait briser une image trop lisse qu'elle a fabriquée sur son épiderme. Elle distille un tel tableau d'elle-même qu'elle finit par y croire, ne cessant de feindre.
Roman très actuel qui ne manque pas d'humour. L'auteure, Karine Geoffrion, orchestre le sort d'une femme professionnelle qui, pour se prouver qu'elle existe par elle-même, sacrifie à l'orgueil le bien-être d'une existence placide. Isabelle, et bien d'autres de sa condition, ayant abouti au succès par l'entremise de nombreux compromis, de résolutions devant lesquelles elle n'a jamais failli. Comment laisser de côté ce que toutes ont acquis avec autant de persévérance ? Si la première lecture de cette fiction à la saveur acidulée, nous a semblé parfois aléatoire, on s'est vite rendu compte que, mieux qu'un bijou rare, certaines femmes de carrière dissimulaient derrière et devant elles, un précipice où le moindre trébuchement leur serait fatal. Le fond du ravin se capitonnant de tessons mortels...
La valse, Karine Geoffrion
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 104 pages
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