Chaque année qui se termine nous impressionne. On est toujours surprise d'avoir traversé tant de jours sur lesquels on aurait pu s'empaler. Est-ce à dire que l'heure fatale n'était pas encore au rendez-vous ? C'est presque fatiguée qu'on prend notre élan sur la première marche d'une année neuve, prometteuse. Alors, on jubile, la vie nous accordant ses feuillets vierges. On commente le numéro 144 de La revue XYZ de la nouvelle.
En ces temps moroses à bien des niveaux, il fallait oser proposer à dix écrivains le thème de la dépression. On y voit une manière de faire un pied de nez à la réalité ou d'aller au-devant d'une certaine provocation. David Dorais, responsable de ce dernier numéro, a osé, et tous les textes, oscillant entre angoisse et placidité, sont fort réussis. Faut-il avoir éprouvé les affres d'une expérience humaine désastreuse, mélancolie intense, pour en disséquer la cruelle amertume, parfois dévastatrice ? Aucun texte ne s'avère banal, rareté dans un collectif. Les écrivains invités, chacun à sa manière, ont plongé dans la douleur d'une solitude insidieuse, celle qui mine le corps et l'esprit. L'âme jusqu'à son égarement dans les labyrinthes d'un univers redoutable, impossible à cerner.
Maude Deschênes-Pradet ouvre le recueil avec une jeune femme qui arpente les allées d'un supermarché, hésitant entre ses besoins alimentaires. Dehors, il neige, c'est un dimanche de mars, l'hiver a sapé le moral de la narratrice. Et de bien des gens. Soudain, une voix l'interpelle, c'est Julie, une amie qu'elle a perdu de vue depuis sa rupture avec son amoureux. Julie, insouciante, ne se rend pas compte du laisser-aller physique et mental de son amie. Puis, les deux se quittent, continuent à faire leurs achats. Morosité en mineur, mais une solide entrée dans la fadeur amère des protagonistes dénonçant leur lassitude excessive, à la limite de leur propre défaite. Louise Cotnoir nous invite à suivre un homme, victime ou proie d'une désespérance innommée. Il survit. Déconnecté de la vie présente qu'il assume lourdement, il s'interroge sur l'individu que réverbère le miroir, dans le corridor. C'est un dessin larvaire sur le bow-window de son salon, qui va le rendre à ce qu'il n'est plus. Un récit bref, aiguisé, telle une porte ouverte sur un monde déserté que le narrateur n'a plus le désir de reconquérir. À bout de lui-même, il se met à pleurer. Les deux nouvelles de Pierre-Marc Grenier et de Perrine Leblan, évoquent à mi-voix quelque espérance, le premier dans une sorte de remords à retardement. Un homme se rappelle le regard d'un ami drogué, admirant une toile sur laquelle il voyait une île, le narrateur, rationnel, échappant à cette illusion. L'ami est devant lui, comme si, soudain, l'illusion prenant forme fragile, laissait poindre son incertitude. C'est une narratrice désemparée que met en action Perrine Leblan. Elle est dans un bar, désabusée, attendant que son groupe d'amis, qui boit et s'amuse, rentre chacun chez soi. Quand cela arrive enfin, sa compagne s'écroule de sommeil. Pour calmer son anxiété, elle poursuit un chat échappé d'un débarras inoccupé de leur appartement. Sa curiosité l'entrainera vers une sortie inhabituelle aboutissant dans son quartier, qu'elle semble découvrir pour une première fois. Corps et ville soudainement fantomatiques, image de Montréal contemplée à l'envers, loin de la routine, loin du quotidien insipide. Troisième dimension dans laquelle elle trouvera un semblant de réconfort quand la clarté effacera la nuit trouble qu'elle vient de vivre. Un très beau récit un peu hallucinatoire, essaimant des pétales d'espérance. Ce qui n'est pas rien, conclut la narratrice.
Plusieurs textes ont des résonances vibratoires, comme celui de Mélanie Boilard, qui nous fait part de la prison mentale dans laquelle, depuis l'enfance, Zoé est enfermée. Ce qui permet à la nouvelliste de mettre en relief les conditions parentales où se démène sa protagoniste. Ses projets d'adolescente, la débâcle de ses ambitions. Incompréhension de sa famille. Tentative de suicide de Zoé, les barreaux se resserrent autour d'elle malgré la présence d'un psychiatre. C'est autre chose qui la mine, son manque de stimulation à vivre. La chute symbolise l'existence éclatée dans la tête de Zoé. Intériorité de la souffrance de la narratrice au point de vouloir bâtir une échappatoire qu'elle forge à l'intérieur de ses barreaux personnels. Un texte puissant et dérangeant, la débâcle sensorielle de quelques êtres ne cheminant pas toujours vers une oreille attentive. On passe sur plusieurs nouvelles, ne pouvant les citer toutes, le contexte collectif justifiant notre choix. La dépression s'exprime plus ou moins fortement, s'interprétant d'elle-même, grâce à la plume déterminée d'écrivaines et d'écrivains cheminant hors de l'emprisonnement de leurs barreaux étouffants. Cependant, Claude La Charité fait une exception en se prêtant au jeu métaphorique d'un subtil détective, décrivant les ravages d'un assassin parmi sa famille. Zombie apparu en double et triple exemplaire, lui permettant de relater l'histoire convenue de ses frères, lui, étant le plus jeune de la fratrie. L'assassin s'abat sur le père, le narrateur, impuissant, assiste à sa longue descente et remontée. Sa nouvelle vie avec une femme plus jeune, acte délibéré à la suite de son divorce. Puis, la tombée finale du père, l'assassin s'acharnant à l'empoisonner, déjouant les oublis mentaux d'un homme diminué. Jusqu'à son décès. Interrogation du fils, dépeignant de sang-froid les derniers avatars du père. En fait, Claude La Charité témoigne de la dépression mortifère d'un vieil homme aux prises avec un assassin que personne ne veut nommer. Quel bien-être a dû éprouver le narrateur — ou l'auteur — en relatant les effets récalcitrants d'un père empêtré dans des dilemmes ravageurs. Autre forme d'angoisse qu'il faut parfois laisser couler comme l'eau d'un fleuve, ne pas essayer d'en détourner le cours, de retenir ses élans en bâtissant quelques digues morales. À un moment donné ne faut-il pas s'intéresser aux ruines, aux bâtiments abandonnés, aux lieux en friche, comme le suggère Marc-André Boisvert, « ces lieux en braise en [ mon ] corps qui ne demandent qu'à reprendre feu ». Manière interrogative d'aborder les malaises de la dépression, malaises scrutés à la loupe tout au long de ces questionnements courageux, bien souvent exprimés en demi-teintes. Il n'est pas simple d'aborder des champs de bataille desquels nous n'apprenons leur existence sanguinaire qu'à travers l'Histoire.
Dans la rubrique " Thème libre ", trois récits dissemblables complètent cet excellent numéro. S'ancrant dans un désir périlleux d'obtenir quelque rendez-vous, Mémoire abandonné (e) signé David Hoon Kim. La rébellion jusqu'à la violence, Torche, imaginée par Eveline Dufour. Glisse à gauche, Guillaume Bourque, ou l'amalgame d'un site de rencontres avec une soirée familiale le soir de l'Action de grâces. En rentrant chez soi, plutôt éméché par la bière, les caresses à sa chatte sont un antidote rassurant aux lendemains houleux qu'attend le protagoniste.
Ce très invitant numéro se termine avec un " intertexte " signé Louis-Daniel Godin, La psychanalyse : un art de la nouvelle. Texte qui intéressera les férus du genre, faisant intervenir la pratique contre l'hystérie des femmes, au siècle de Charcot et de Freud. Voilà bien un traitement anarchique qu'il était temps de sortir de son obscurantisme primitif et grossier... Si le thème de ce dernier opus, enjeu à délaisser les habitudes littéraires trop conventionnelles, semble rébarbatif au premier abord, suscite une curiosité équivoque, la qualité rigoureuse des récits effacera ces impressions douteuses. Ces fictions dépressives ne rebuteront ni lectrices, ni lecteurs. Bien au contraire, la lecture de ces nouvelles déjouant leur problématique s'avère réconfortant...
Numéro 144, XYZ. La revue de la nouvelle
piloté par David Dorais,
Montréal, 2020, 104 pages
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