vendredi 11 janvier 2008

Femmes de Chine


Quatrième roman de Félicia Mihali, Sweet, sweet China nous convie à un fabuleux voyage dans une Chine «hétéroclite, pays de contradictions et d'extrêmes». C'est à travers la voix de la Déesse Sakiné, Déesse du regard, que l'histoire d'Augusta et celle de Mei Hua (Fleur de prune) nous seront racontées. Désirée, Déesse du goût, et Flora, Déesse de l'odorat, les accompagneront durant leur extraordinaire périple. Augusta, professeure de français, séjourne pendant dix mois à Beijing pour enseigner cette langue aux Chinois qui veulent émigrer au Canada. Mei est une jeune fille de la Chine impériale, mariée de force à un général qu'elle déteste. À partir de ces situations, ancienne et moderne, la Déesse Sakiné relatera les aventures des deux jeunes femmes. Augusta tient un journal dans lequel elle note les impressions de son quotidien, la vie de son quartier, le désarroi qu'elle ressent au fur et à mesure que le temps passe. Et les jours sont longs face à des étudiants déconcertants, à «Beijing ensoleillé, venteux et poussiéreux.» À son insu, les trois déesses ont pris Augusta sous leur protection. Elles se faufilent dans les objets de son appartement, se transforment même en stylo à billes ! La Déesse Flora s'infiltrera dans l'écran de son ordinateur pour supprimer quelques remarques de son journal qu'elle juge dérangeantes ou inutiles. Au grand dam de la Déesse Sakiné, la Déesse Désirée ira jusqu'à faire apparaître l'ancien amant chinois d'Augusta avec qui elle a rompu dix ans plus tôt. Le pouvoir des trois déesses est si fantastique et séculaire qu'elles protégeront Mei contre son mari, le général Wu. Avant que surgisse Mei dans un rêve d'Augusta, plus tard, dans une télé-série qu'elle regarde chaque soir chez elle, on est déjà informé que la «petite épouse» se réfugie à volonté dans un lac situé dans le paysage d'une estampe !

Le présent symbolisé par Augusta nous convie à des promenades dans la ville - marché, boutiques, antiquaires -; le passé évoqué par Mei nous projette dans un temps révolu où les femmes «valaient moins que des rats.» D'une écriture sobre, poétique, saupoudrée d'humour et de féminisme, Félicia Mihali se questionne, elle aussi, quand des êtres de passage ou des faits singuliers la confondent. L'auteure en profite pour nous entraîner dans des lieux touristiques, comme la Cité interdite, la Grande Muraille, le Palais d'été, le site des soldats en terre cuite à Xi'An. Et bien d'autres lieux prodigieux encore. Chaque fois que Mihali se fait guide, elle dépeint avec minutie des pages d'histoire passionnantes qui nous renseignent sur la civilisation plus que millénaire de L'Empire du Milieu. Avant le Nouvel An chinois, Augusta partira quatre jours à Hong-Kong. À bord de l'avion, elle fera un rêve étrange dans lequel se manifestera Mei Hua. La Déesse Sakiné avouera qu'elle et la Déesse Désirée l'avaient «abandonnée au creux du temps, au milieu de l'empire.» Les péripéties de Mei occuperont alors une merveilleuse place dans le roman. Pour échapper à son époux qui la pourchasse, elle accepte de faire n'importe quoi. Chez Dame Miao et Dame Vase, elle sera brodeuse ; chez Dame Poisson, propriétaire d'une maison close, au restaurant Le Cheval blanc où règne Dame Carotte, elle devient servante, puis copiste chez «un auteur pauvre qui vivait d'une petite subvention.» À nouveau servante chez un peintre célèbre, Mei sera retrouvée par le général Wu. Bien sûr, on ne dévoilera pas la fin de son histoire houleuse, émaillée de pages sensuelles, érotiques.

Le récit de Mei Hua se recoupe constamment avec celui d'Augusta au point que le général Wu, «en proie au désespoir, se demande où errait cette étrangère ? [...] Dans quel rêve s'était-elle glissée pour apporter le malheur ?» Le voyage de Mei s'achève sur des pages où le rôle des femmes orientales et occidentales prend toute son ampleur. Sur une toile, le peintre célèbre chez qui Mei s'est enfuie, «avait rassemblé autour d'un étang toutes les déesses de la création». Dans une envolée lyrique, Mihali énumère les femmes qui furent à l'origine de la création «[...] lorsque la Mère-terre vivait loin du Père-ciel.» De la Déesse-mère jusqu'à la Déesse de la connaissance. Un symbole occurrent est la présence de la grand-mère du général Wu qui, constamment, défend Mei Hua contre ceux et celles qui lui veulent du mal, alors qu'elle fut l'instigatrice de son mariage avec son arrière-petit-fils.

Peu à peu, on entre à nouveau dans le présent d'Augusta ; doucement, elle prépare son retour au Québec. Si elle «est guérie de la nostalgie de la Chine», le fait de quitter les êtres avec qui elle a tissé des liens la déchire. Dans le métro de Montréal la ramenant chez elle, un tour de magie s'opère où les trois déesses interviennent une dernière fois...

C'est un roman imprégné d'odeurs sulfureuses, pétri de sensations physiques et morales que nous offre Félicia Mihali. On aime que «la Chine profonde reste inconnue et lointaine.» C'est avec un réel bonheur de lecture que nous suivons Mei Hua dans son «voyage en papier» ; durant son parcours, nous apprenons que cette époque impériale fut à la fois prestigieuse et cruelle. Nous apprenons aussi que toute réalité, vue et vécue par Augusta, contient sa part de rêve pour affronter un pays aux mille facettes insondables. On ferme ce roman, émerveillés, en se promettant d'y revenir le plus tôt possible...



Sweet, sweet China, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2007, 330 pages

mercredi 26 décembre 2007

Des voix et des pieds


Combien émouvant et drôle que ce premier roman signé Roderick McGillis. À partir d'un fait divers, l'auteur concocte une histoire étonnante ; elle sert de prétexte pour plusieurs personnages, hauts en couleur, à ressasser des sentiments mêlés de tendresse, d'affliction, de haine qu'ils ressentent pour la vie sordide que leur offrent deux villages - Jason's Falls et Atoronto - séparés par une voie de chemin de fer. Dans chacun d'eux, une bande de jeunes y fait la loi et il est risqué de franchir cette frontière illusoire. Cela se passe en Ontario à la fin des années cinquante, cela pourrait se passer dans n'importe quels villages de ces années transitoires entre un ancien et un nouveau monde qui nous échappe un peu, d'où l'universalité du thème.

Un jour, à Jason's Falls, arrivera un incident qui éveillera toutes les voix - consciences? - des deux villages, abruties par la banalité désespérée du quotidien. Un adolescent, Stephen, volera la voiture de Gary Bettman, qui avait laissé tourner le moteur. Comme le dit Mike qui ne veut que «quelques cents pour le vin», «la voiture s'est arrachée dans un nuage de poussière jusqu'au delà du terrain de base-ball et de l'église.» Dans son élan de rébellion, Stephen entraînera avec lui Sally, la sœur de Jerry, «le chef des Rangers», la bande rivale de celle de Stephen. Mais pendant que tous se posent des questions sur l'acte du jeune homme - le vol de la voiture et l'enlèvement consentant de Sally, ce que chacun ignore -, une deuxième voiture carbonisée sera retrouvée près de Kingston avec deux corps à l'intérieur, impossibles à identifier. Comme le véhicule a été volé à Jason's Falls, les villageois en concluent hâtivement que les passagers ne sont autres que Stephen et Sally.

Pendant que les voix s'unissent en une polyphonie discordante et acerbe, celles de Stephen et de Sally nous renseignent sur leur périple ; ils ne savent pas très bien où ils iront. Stephen décide à tout hasard que la première étape en sera Toronto. Dans les villages inertes, sur le point de mourir, qui ne rêve pas de la grande ville inconnue comme d'une issue de secours, voire d'un paradis terrestre ? Les deux adolescents, qui ont la vie devant eux, profitent de cette escapade audacieuse pour s'immiscer dans une ville rêvée mais aussi dans ses sournois engrenages. Sally, belle jeune fille moderne, attirera quelques personnages pervers - Mitch et Glenn - mais aussi un couple lequel se contente «d'observer les lis des champs» - Byron et Claire - qui leur viendra en aide. Ils feront aussi la connaissance d'un étrange bonhomme - Gerry Moore, «tout le monde l'appelait Dinty» - «qui sait tout des pieds et des chaussures.» À Toronto, ils trouveront un travail occasionnel jusqu'au jour où Sally fera part à Stephen de son désir de partir dans l'Ouest. Elle a rencontré un «type de Vancouver qui lui avait dit travailler avec des enfants en difficulté dans un camp pas loin de la ville.» Stephen la suivra mais il pressent que Sally le quittera le cas échéant. Pour ne pas tout dévoiler de l'aventure des deux jeunes, précisons qu'au cours de leurs pérégrinations, ils ont abandonné la voiture de Gary Bettman, elle sera retrouvée en Alberta...

Là-bas, dans les villages, les voix cacophoniques se font de plus en plus nombreuses. Après avoir fait le procès de Stephen, fils d'un couple asiatique propriétaire d'un restaurant que personne ne fréquente à cause de leur origine, après avoir critiqué âprement un certain vendeur de chaussures, après s'être enfin penchées sur leur vie misérable, ces voix se remettront lentement en question. Il y a Rachel l'institutrice, l'infirmière Wagner, le docteur Orme, le chanoine Miller, grand-père qui raconte des histoires abracadabrantes, le jeune Rainey - et sa mère - qui depuis l'accident traîne comme une âme en peine. Il croit lui aussi que Stephen et Sally en sont les victimes. Bien d'autres voix interviendront débitant leur rancœur sur les immigrants, sur le chômage, sur l'injustice, ces idées toutes faites que drainent l'ignorance et le désœuvrement. On ne fait que répéter ce qu'on entend. Mais la voix en quelque sorte rédemptrice est celle de Dinty, qui discourt sur les pieds, sur tout ce qu'on leur fait subir, sur ce qu'ils représentent sous le poids du corps. La métaphore vaut pour Stephen et Sally qui, eux, vont les «pieds devant», vers un avenir hésitant, incertain, mais un avenir quand même...

On ne nommera pas toutes les voix grinçantes qui essaiment cette histoire menée à un rythme endiablé. L'auteur, sans compassion ni complaisance, se fait la voix de nos consciences qui se pensent en harmonie avec nos certitudes. Il faut s'interroger sur leur authenticité pour qu'enfin le doute s'installe, retentisse et nous incite à aller de l'avant, sur la pointe de nos pieds...

Roman d'une extraordinaire originalité, porté par l'excellente traduction de Laurent Chabin. Il est à souhaiter que l'auteur, Roderick McGillis, professeur de littérature anglaise à l'Université de Calgary, Alberta, intéresse vivement un éditeur anglophone, la quatrième de couverture spécifiant que ce premier roman est inédit en anglais.



Les pieds devant, Roderick McGillis,
éditions Point de Fuite, Montréal, 2007, 255 pages