mardi 9 décembre 2008

Dualité d'une philosophe


Il est inutile de présenter Andrée Ferretti. Femme de lettres reconnue, elle a publié plusieurs essais politiques, des nouvelles, deux romans. Elle a travaillé avec Gaston Miron, contribué pleinement à la vie politique et culturelle du Québec. C'est de son troisième roman dont on parlera ici, Bénédicte sous enquête.

Lors de travaux de rénovation dans sa maison tricentenaire située à Neuville, Québec, une latiniste et archiviste trouve dans l'entretoit un coffret « de bois et de cuivre ». Avec moult précautions, elle l'ouvrira ; une lettre informera le « Sieur ou la Dame » de la demeure, du contenu enfermé depuis trois siècles. Il s'agit de huit fascicules numérotés, portant un titre pour les désigner. Aidée d'un ami, la jeune femme en traduira les fragments et sera fascinée par les révélations d'une philosophe hors du commun qui vécut au dix-septième siècle. Pour imposer sa pensée initiatrice, elle se faisait passer pour un homme. Elle s'appelle Bénédicte, est née en 1632, à Amsterdam, ville alors en plein essor intellectuel, où la communauté juive évolue à son aise. Bénédicte appartient à une famille de négociants. Ses parents sont des marranes, Juifs espagnols et portugais convertis de force au catholicisme, qui durent fuir l'Inquisition et dont certains se réfugièrent dans la capitale hollandaise. Chaque fascicule nous entretient de personnages ayant joué un rôle essentiel dans sa courte vie ; d'abord sa mère, son frère et sa sœur, puis son père. Enfin son amant et leur fille. Autour de ces êtres aimés, grouille un monde épris de ses traditions, dans lequel il n'est pas bon de se différencier des autres. Bénédicte l'apprendra à ses dépens, elle sera excommuniée par des professeurs religieux que ses idées philosophiques novatrices révoltent. Encouragée par ses amis et correspondants, Bénédicte poursuit sa route solitaire ; en 1677, elle meurt de phtisie avec, à ses côtés, le docteur Louis Meyer qui « procéda à la toilette funéraire de la morte et la déposa dans le cercueil déjà prêt [...] » Bénédicte a quarante-cinq ans.

Avant de dévoiler le nom de ce philosophe humaniste, remontons brièvement le cours de la vie de cette femme. Dès sa naissance, supposent la latiniste et son ami, Bénédicte sera marquée par une hésitation fatale de sa mère qui renonça à la déclarer de sexe féminin, le sexe de l'enfant ne se révélant pas nettement. Elle interdira à son mari de faire circoncire leur " fils ", prétextant qu' " il " était trop délicat... À partir de cette grossière erreur, la fillette, douée d'une intelligence exceptionnelle, sera élevée comme un garçon. Elle accédera à de brillantes études qui la mettront en compétition avec des scientifiques érudits, qu'elle défiera de ses propos subversifs. Même son père s'oppose parfois à ce qui « faisait entrevoir la richesse de [son] univers ». Bénédicte luttera contre des doctrines éculées, contrecarrant l'avancée politique, sociale et religieuse. Elle réfute la pensée juive telle que la perçoivent les dogmes de son siècle, affirmant que la loi juive n'est pas d'essence divine. En ces temps opaques, tremblant sur leurs bases superstitieuses, la perception progressiste de Bénédicte semait la confusion dans des esprits entêtés et peureux. La liberté et la joie qu'elle prône dans ses essais traverseront les siècles alors que les œuvres de ses prédécesseurs ne feront mouche que quelques décennies, suffisamment toutefois pour que la pensée de la philosophe rebondisse vers l'unicité de toutes choses qui ne se séparent pas mais se complètent.

Sous une écriture élégante et fluide, c'est le portrait du philosophe de lumière, Baruch — béni des dieux —, dit Benedictus, Spinoza, auteur de L'Éthique — son œuvre la plus importante — que nous dépeint Andrée Ferretti. L'écrivaine ne dit-elle pas que nous savons peu de ce penseur remarquable qui fut enterré dans une fosse commune ? Que ses affirmations s'appuyèrent sur l'universalité des fonctions humaines, d'une Nature toujours en liesse, un homme étant incapable de réunir les éléments de différents concepts mais plutôt de les dissocier.

Si ce roman, empreint de gravité et de légèreté, de savoir et de réflexion, nous fait redécouvrir une œuvre de génie, remercions Andrée Ferretti de déstabiliser nos convictions, de fortifier nos doutes à une époque où tant de libertés individuelles et collectives sont bafouées, rarement remises en question. À lire pour en savoir davantage sur cette femme de génie polyvalente qui apprit aussi « la construction d'instruments d'optique ainsi que la taille des lentilles [...] », s'initia à l'alchimie, étudia la Kabbale...



Bénédicte sous enquête, Andrée Ferretti
VLB éditeur, Montréal, 2008, 160 pages

lundi 1 décembre 2008

Une semaine bien remplie


Depuis quelque temps, on a parlé ici de premiers recueils de nouvelles ou de premiers romans qui ont marqué la saison littéraire automnale. Entre autres noms, on cite ceux d'Emmanuel Bouchard, Johanne Alice Côté, Max Férandon. Cette fois, on fait place à une auteure reconnue, Félicia Mihali, qui vient de publier son cinquième roman intitulé Dina.

Une ancienne journaliste roumaine, reconvertie en professeure de soutien linguistique, installée au Québec depuis plusieurs années, relate l'histoire de sa meilleure amie, Dina. Un dimanche, elle téléphone à ses parents vieillissants, restés en Roumanie ; après un échange de banalités coutumières, sa mère lui dit : Dina est morte... Cette courte phrase va provoquer un flot de réminiscences ayant trait à Dina, au village où l'exilée est née, à sa famille qui a souffert du régime communiste dans les années soixante, aux mœurs paysannes qui régissent le comportement des hommes et des femmes. Déferlera pendant une semaine, la vie tragique de Dina aux prises avec l'incompréhension de ses proches et de ses amis. Pour des raisons particulières aux villageois, Dina ne plaît à personne, elle n'inspire aucune confiance. Sa fragilité physique agace et rebute, sa sensibilité exacerbée la jettera malgré elle dans les bras d'un homme violent, Dragan, fou amoureux d'elle. Elle vivra avec lui en Serbie puis le quittera pour se marier avec Paul, « ingénieur médiocre », pour qui elle ressent une paisible indifférence, Dina étant « anesthésiée contre tout sentiment. »

Perçue sous cet aspect restrictif, l'histoire de Dina est simple, pourtant elle ne l'est pas. Alors que la narratrice commence les préparatifs de son quarantième anniversaire, elle continue à téléphoner à sa mère, elle veut en savoir davantage sur la mort mystérieuse de son amie. Chaque fois qu'elle raccroche, des images de son pays et des visages vivants ou disparus rapetissent son univers d'expatriée, comme si la mort inexpliquée de Dina déclenchait l'ampleur d'événements politico-sociaux que nous ne réalisons que beaucoup plus tard. Après un trop long retour en arrière sur les conditions de vie difficiles de ses grands-parents, sur les mœurs ancestrales et coutumes funéraires, on fait enfin connaissance avec la jeune fille qu'a été Dina. Débarrassée d'une enfance et d'une adolescence plutôt ternes, elle vit seule dans une garçonnière de la ville de T., y travaille comme « téléphoniste sur le chantier du barrage [...] » Plus tard, Dina se trouvera une place de coiffeuse dans une ville serbe, qui lui sera fatale. Pour se rendre au salon, elle doit traverser la frontière séparant la ville de T. et la ville serbe. C'est là qu'elle retrouvera Dragan qu'elle connaissait depuis « le début de la guerre en Yougoslavie, guerre provoquée par la chute du communisme [...] » Croyant son idéal brisé, Dragan est pétri de haine contre les Roumains et profite du privilège de son poste de douanier pour leur mener la vie dure. Comme tout conquérant, il n'avait pas prévu que Dina lui tiendrait tête, et bien qu'elle ait peur de lui, elle s'oppose farouchement à son amour puis, excédée par ses menaces, accepte de vivre avec lui dans la ville serbe jusqu'au jour où n'en pouvant plus de sa brutalité, elle s'enfuit et retourne chez ses parents, au village.

Ayant hébergé Dina pendant deux mois, la narratrice la dépeint comme une jeune femme « discrète et silencieuse ». Solitaire, qui n'avait personne pour la défendre. Dina s'enfuira aussi de chez son amie pour, suppose celle-ci, renouer avec Dragan. Le temps a passé, Dina a vieilli, elle s'est mariée avec Paul. La professeure, invitée à donner des conférences en Roumanie, reverra Dina qui lui présentera son mari, elle sera séduite par Paul qui formait un « couple si drôle avec Dina. » Elle avoue n'avoir « rien soupçonné de ce que cette dernière rencontre signifiait. Tout ce que je savais était que notre amitié s'était épuisée. » Alors, la question, obsessionnelle, se pose : Qui a tué Dina ? La petite fille, l'adolescente, la jeune femme ont été malmenées, brutalisées par les uns et les autres. Même par sa compagne de jeu qui, enfant, aimait la battre... Il serait reposant de conclure que Dragan ou Paul en sont les meurtriers, mais Dragan est mort. Ayant été la proie d'une petite nation conquise par le grand vainqueur, Dina symbolisait la misère farouche d'un pays qui se cherchait et qui cherchait elle aussi de l'aide. Destin individuel dressé contre destin collectif. Dina seule contre les autres qui ne l'aimaient pas. Elle en mourra sans que personne ne se doute qu'elle aurait pu se suicider...

C'est un roman vibrant et dense que nous offre Félicia Mihali. Elle nous décrit l'existence pathétique d'une victime qui, malgré ses sacrifices, n'a su s'élancer du côté des vainqueurs. L'écriture est classique mais efficace, la structure charpentée, telle une échelle où nous grimpons sans trébucher. Durant sept jours, du dimanche au samedi, semblables aux protagonistes, toutes sortes de contradictions nous animent : l'injustice, la culpabilité, le déchirement, la réflexion. Sans oublier l'exil qui, parfois, éveille ce que nous pensions être endormi en nous, pour ne pas dire oublié. Roman vaste qui s'inscrit parfaitement dans la démarche fructueuse de cette auteure prolifique.


Dina, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 180 pages