lundi 12 novembre 2012

Tempête dans un cerveau *** 1/2

Instants de bonheur. Un lied de Gustav Mahler. Siegfried de Richard Wagner. Quelques pages de Lawrence Durrell. Un tableau de Marko Stupar. Un poème d'Antonio Machado. Une chanson d'Alain Bashung. Un vocable enveloppe ces impressions éclectiques : la ferveur... On parle du roman de Marc-Alain Wolf, Un garçon maladroit.

L'auteur ne manque pas d'humour en nous conviant à pénétrer dans les hallucinations d'un jeune garçon atteint d'autisme ou du syndrome d'Asperger. Est-il sociopathe ? Nous ne le savons pas exactement. Il s'appelle Lucien Taurel, il n'aime pas son nom, il est en guerre contre lui. À l'école, il bondit quand l'instituteur l'interpelle. Ses camarades se moquent ou l'agressent. Il ne sait marcher droit : sa colonne vertébrale est déformée, il a les pieds plats, un cou trop long, une tête trop grosse. Sa myopie prononcée l'oblige à chausser d'épaisses lunettes. Il souffre d'incoordination motrice. Petit, chétif, sauvage, il vit en retrait, pratiquant la visualisation des êtres et des choses, ce qui lui permet de fuir la réalité. Ses parents ont l'âge d'être ses grands-parents, il les a toujours connus les cheveux blancs. Son père détient une boutique d'antiquités, sa mère est femme au foyer. Ils ont déjoué les spécialistes, affirmant que leur fils est exceptionnel, il a du génie. Il lit à une vitesse prodigieuse, avale les livres. Il est curieux de tout, insatiable. Sa prodigieuse mémoire assimile quantité d'informations que, parfois, il repousse : il voudrait tout oublier. Pris dans l'engrenage impitoyable de ses manies, il se crée un monde de plus en plus opaque. De plus en plus aride, qu'il déniche dans son ordinateur. « L'écran avait le pouvoir de lever ses inhibitions. » Il instaure des transmissions de pensée avec une force inexpliquée. Des voix s'immiscent qui obéissent ou servent de catalyseur. Sacha, l'amie imaginaire, disponible et bienveillante, lit dans ses pensées, devine ses tourments. Elle est son double, tous deux possèdent « la même voix et le même corps. » Bientôt, il faudra à Lucien Taurel une armée conséquente pour affronter le monde complexe de la finance, rencontrer des chefs d'État, éradiquer la faim dans le monde. Interrompre la surpopulation en réduisant, d'une manière eugénique, l'excès des naissances. Plus tard, la mort lui semblera une anomalie de la vie, « une erreur de programmation, un scandale. » Il en appellera à Dieu. Diverses missions, dirigées par une force intérieure, seront confiées à Frédéric Frédéric, autre intervenant surgi de ses fantasmes, qu'il nomme directeur des opérations. Polyglotte comme lui, Frédéric approche des personnalités, tels un chef de l'OTAN, une ancienne maîtresse du secrétaire de l'ONU, le numéro trois d'Al-Qaïda. Submergé par une soudaine notoriété, Lucien Taurel ne sait plus par quel projet commencer...

Un événement imprévu lui fera quitter provisoirement son monde d'analyse et de synthèse. Son père est victime, en pleine nuit, d'une insuffisance cardiaque et respiratoire. Incursion dans un domaine qu'il avait négligé, il se passionne pour la recherche clinique, concoctera une étrange mixture qu'il injectera à son père. Le résultat est navrant. Il n'en faut pas plus pour que le lecteur se pose en spectateur, se demandant s'il piétine le faux pour décanter le vrai. Lucien Taurel ne s'obstine-t-il pas à résister, à piétiner, écrasant les déchets, les résidus inutiles, encombrants ? Une course effrénée s'établit entre les médecins, les infirmières et lui-même pour que le vieil homme ait la vie sauve. Son père devenu hémiplégique et de retour à la maison, son fils se rendra compte qu'il est le nouveau maître des lieux. Il doit subvenir aux besoins matériels de sa famille. Pour cela, il agrandira le magasin déclinant de son père, l'agrémentera d'armes, objets plus rentables que d'anciennes choses empoussiérées... Empêtré dans le feu de responsabilités fictives ou réelles — « la machine s'emballait » —, la ronde assourdissante de la maladie du fils du père, comme il se dénomme dorénavant, ne pourra qu'empirer sous l'œil paisible de sa mère, le visage de son père pétrifiant un « curieux sourire vissé sur les lèvres. »

On ne peut parler ici des inconvénients majeurs s'apparentant aux délirants et déchirants conciliabules du jeune homme. Prisonnier d'une combinaison mentale, il se crée une sexualité envahissante qu'il déverse sur des fillettes de son âge, ces fillettes se transformant en jeunes femmes ; déroutées par ses pulsions et agissements incontrôlés, elles s'éloigneront de lui. Il y a aussi Frédéric et sa bande de qui le garçon maladroit sera le souffre-douleur avant que chacun revête son habit d'homme. Frédéric représentera pour Lucien l'adolescent à qui il aurait voulu ressembler. Moment de cruciale lucidité quand la tremblante réalité évoquée par les figures de son entourage, éclaire puis embrouille son cerveau surmené.

Roman exigeant rédigé par le médecin psychiatre Marc-Alain Wolf. Que de patience et d'humilité révèlent les mystères illustrant les sinuosités de notre système nerveux, ses méandres pathologiques quand des univers parallèles le gouvernent, le soumettent à l'incompréhension médicale. L'auteur n'occulte pas les maladresses que commettent les spécialistes de  troubles mentaux irréparables, la désertion des malades dans l'automutilation, témoignant de leur existence dans un univers ne reflétant pas le nôtre, à la fois proche et lointain. Nébuleuse égarée, fulgurante, où penser différemment ne signifie pas toujours être un simple humain...



Un garçon maladroit, Marc-Alain Wolf
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 200 pages

lundi 29 octobre 2012

La vieille femme et l'enfant *** 1/2

Aphorisme. Une jeune fille de quinze ans monte sur scène. Au rythme endiablé de sa guitare, paillettes et strass, sans talent elle chante. Les médias crient au génie. Un oiseau prend son envol, tombe et meurt. On se penche sur le roman de Lori Lansens, La ballade des adieux.

Année 1980. Adélaïde Shadd, vieille femme noire de soixante-dix ans, se voit confier malgré elle une petite fille métisse abandonnée par sa mère. Elle demeure dans un parc à caravanes Lakeview, à trente kilomètres de Chatham, Ontario. Quand Sharla Cody, cinq ans, la rejoint en pleine nuit, elle est prête à l'envoyer dans un foyer d'accueil. À son âge, que ferait-elle d'une enfant si jeune ? C'est sans compter avec le charme de la gamine qui se cherche une maman, la sienne lui préférant des amants occasionnels, qui la brutalisent. Les jours passent, printaniers, allégés par la présence attachante de la fillette. Addy lui prête des sortilèges qui déclenchent des souvenirs houleux, déchirants, dans l'esprit de celle que Sharla appelle Mamaddy.

Années 1920. Adelaïde Shadd est née à Rusholme, ville surtout peuplée de familles « de couleur ». Fondée vers 1850 par des esclaves noirs venant des États-Unis. À la suite d'une légende liée à un pasteur blanc américain, visité par le Seigneur, quatorze esclaves fugitifs s'étaient réfugiés au Canada, avaient fondé Rusholme. Adélaïde et son frère Leam seront éduqués dans une famille paysanne traditionnelle où les Noirs, à force de persévérance, ont acquis quelques biens. Adelaïde était destinée à se marier, à avoir des enfants. Mais l'impitoyable destin qui manipule outrageusement certains individus s'acharnera sur la jeune fille. À quinze ans, elle s'amourache de Chester Monk, garçon de son âge qui, dans le quotidien, lui prête peu d'attention. Il faudra qu'ait lieu la fête des Fraises pour que le drame éclate. Invitant une amie d'Adélaïde à se promener, Chester Monk dépite si fort la jeune fille qu'elle se réfugie chez ses parents. Sournoise, l'ignominie se présente sous les traits d'un ami de la famille qui violera l'adolescente. Enceinte, Adélaïde sera accusée d'être la cause de la mort de trois hommes, dont celle de son frère. Déshonorés, ses parents la banniront. À leurs yeux ignorants, elle est une « fille perdue ».

Il serait inconvenant de narrer au lecteur le périple insensé d'Adélaïde. Aucune jeune femme n'aurait survécu à ces accusations. Déterminée à prouver son innocence, toutes ses innocences, devrait-on écrire, Adélaïde se battra farouchement contre une société bornée. Recueillie un jour, rejetée le lendemain dès que les gens la reconnaissent, alourdissant ses épaules de la responsabilité d'actes dont personne ne connaît la source. De Windsor à Détroit, de Détroit à Chatham, et les années passant, Adélaïde s'éloigne de sa ville d'origine, de ses parents qui l'ont reniée. Elle rencontrera Gradison Modely qui l'épousera, le temps des mauvais augures semble s'esquiver. Temps pendant lequel Adélaïde observera ses semblables, pénétrant des secrets familiaux non moins révoltants que les siens, qui l'apitoient plus qu'ils ne la soulagent. La solitude et la mort s'avèrent un foyer de complicité, de réconciliation avec des êtres disparus qui cherchent à se faire pardonner. Des âmes fantomatiques, comme celle de son frère, ne la quittent jamais, l'assurent de leur étrange soutien, du besoin intense de la seconder dans ses agissements. Noirs, Blancs et Métis s'amalgament à des événements historiques et fictifs qui, lentement, se désagrègent dans la vie moderne des années quatre-vingt. Une jeune fille noire qui se promène avec son amoureux ne provoque plus de scandale.

Dans la vie présente, Addy Shadd, sachant qu'elle va bientôt mourir, ne se soucie que d'une chose. Trouver le père de Sharla Cody, une maison qui la préservera d'éventuels foyers d'accueil. Des anecdotes parfois amusantes, parfois angoissantes, composent le quotidien d'une vieille femme de plus en plus en proie à des rêves éveillés ou endormis. Des voix qui finiront par l'emporter. Vivante, elle protège une petite fille pétulante aux prises avec les coups de griffes donnés par des enfants de son âge, des adultes écorchés par une existence qu'ils n'ont pas toujours choisie. Fatalité inconsciente surgie de nulle part, telles les accusations portées contre Adélaïde Shadd, à son adolescence. Les sentences prononcées par des générations vieillissantes n'ont plus cours, le drame survenu à une jeune fille d'autrefois, a sombré dans des tombes silencieuses, poussiéreuses. Ne reste qu'une immense déconvenue face à l'insondable.

Le récit déboule, abondant, magnanime. Une histoire d'amour où la sexualité l'emporte sur les préjugés. Récit empreint de révolte contrebalançant une extrême générosité. Le pardon accordé à des êtres qui ont agi par ignorance, ce que comprendra Addy Shadd en aimant une enfant qu'à son tour, elle défend contre les aléas d'un avenir incertain. Roman sorti tout droit d'ombres célèbres. Charles Dickens, Margaret Laurence, Toni Morrison. Roman d'envergure où le style spiralé dénoue des intrigues inattendues, révèle la complexité douce-amère d'hommes et de femmes aux apparences trompeuses. Une lecture sans failles dans laquelle nous nous engouffrons, qui n'aura de fin que dans la démarche entreprise par Adelaïde Shadd. Déchiffrer le chant des potentialités humaines. Leurs bienfaits et leurs conséquences.

On a aimé la fluidité de la traduction, signée Valérie Rosier.


La ballade des adieux, Lori Lansens
Traduit de l'anglais par Valérie Rosier
Éditions Alto, Québec, 2012, 584 pages