lundi 4 mars 2013

Orgueil et solitude *** 1/2

Mars. Signe astrologique des Poissons. Planète des hommes. Dieu de la guerre. Mois des giboulées. Dans les jardins boutonnent les crocus, les primevères, les jonquilles. Journées où l'on cligne des yeux de plaisir, lentement la neige a fondu. Les allées du parc se dessinent. Les rayons de soleil distillent leur bienfaisante tiédeur. Les vêtements s'allègent, se colorent. Le cœur bat plus vite. On rêve de ce que l'on vient de formuler. On se penche sur le roman de Hélène Vachon, La manière Barrow.

Depuis son adolescence, Grégoire Barrow veut devenir un comédien de renom. Sa voix est d'or mais s'abandonner au personnage qu'il interprète lui fait défaut. Trop parfait, il nourrit une hargne prétentieuse qu'il ne peut dissimuler sous des abords affables. À trente-sept ans, il est contraint à faire du doublage, sa voix y fait merveille. Des messages publicitaires qu'il juge peu louables puis des séries plus valorisantes, sans toutefois satisfaire son désir insatiable de faire du théâtre. Il obtient des petits rôles qui le limitent à être un acteur incapable de faire abstraction de ce qui l'entoure : ses partenaires, le décor. Une sorte d'autocritique intransigeante qui le dessert. Il ne sait s'adapter à plus grand que lui, ni s'absorber dans un rôle. Il ne peut s'oublier. Interpréter Ionesco ou Beckett exige un état de grâce désintéressé qu'il ne pourra jamais acquérir.

Dans sa vie, vont et viennent Sarah, comédienne sans envergure. Lucide et amoureuse. Anne, directrice du studio où il travaille, sa confiance en lui est aveugle. Quand Grégoire commettra un délit, elle attendra qu'il se dévoile, prenant le risque de perdre des contrats. Elle fera diversion en obligeant Grégoire à adapter Odyssée, une série majeure à laquelle il s'oppose, la décrétant médiocre. Deux hommes éprouvés le font sortir du carcan rigide qu'il s'est forgé, pensant protéger son besoin de solitude : son père, ancien luthier, agonisant dans un hôpital, dont le dernier plaisir s'avère une bouteille de vin que lui apporte discrètement Grégoire. Au théâtre, où il aime se réfugier quand plus rien ne va, il se confie à Siméon, vieil homme préposé à l'entretien ménager. Passionné de héros auxquels Grégoire ne sait donner la réplique, il se laisse emporter par un enthousiasme juvénile, Grégoire représentant un idéal théâtral émouvant. Leurs rencontres, brèves et significatives, se dérouleront toujours dans ce lieu fréquenté par  d'illustres fantômes, ressuscités chaque soir par une troupe dont Grégoire ne fait pas partie.

Le monde de Grégoire se restreint à des êtres familiers qu'il traite avec une condescendance orgueilleuse, cultivant dans son jardin les rosiers de sa mère, promenant son chien, se suffisant de ce qu'il est, surtout de ce qu'il n'est pas, Sarah étant le miroir de son échec théâtral. Il faudra qu'un événement fortuit le mette en face d'un étrange comédien de doublage pour qu'il voit clair dans ses agissements, tout en appréhendant les conséquences de la naïveté de son geste. Il a voulu donner un ton scénique à un personnage d'une série ordinaire dont le quotidien quelconque ressemble au sien. Réveiller les mots, les sortir de leur « torpeur », de leur « révoltante légèreté ». Manière Barrow qui, croit-il, l'affranchira de frustrations, de rêves inaccomplis. S'isolant des êtres qu'il n'a su aimer, ne se rendant pas compte de ce qu'il est pour eux, il devra se libérer d'un orgueil qu'il confond avec la réalité.

Il est rare qu'un auteur aborde le milieu des studios de doublage. Hélène Vachon y a bâti une histoire intime, douce-amère. Magie des mots poétiques qu'elle déverse goutte à goutte, tel un poison redoutable, sur les lèvres de Grégoire et d'autres comédiens. Hommage au théâtre qu'elle diversifie d'exquises citations. Elle dépeint aussi les difficultés d'une profession trop souvent confinée à une voix, gommant un être de chair, partagé entre l'envie de s'abriter derrière une ombre rassurante et la nécessité de se faire connaître dans l'entièreté d'un rôle fait sur mesure, ce que Grégoire espère en quittant momentanément le confort dont il jouit. Faut-il parvenir au dépouillement de soi, s'éloigner des siens pour s'acheminer vers des fins — est-ce possible ? — plus humbles ? État expiatoire symbolisé par l'analphabétisme du vieux Siméon, la transplantation des rosiers négligés à cause de trop de fatuité. Grégoire infléchira-t-il son destin en mettant de côté ses inhibitions, comblant son désir âpre de devenir un acteur hors du commun ? Question que ne pose pas Hélène Vachon mais que les entre lignes supposent de réflexion. Roman délectable à lire à notre propre manière.


La manière Barrow, Hélène Vachon
Éditions Alto, Québec, 2013, 175 pages





lundi 25 février 2013

Le meurtrier et la jeune fille *** 1/2

Dans Facebook, on s'étonne parfois de lire des commentaires de personnes calomniant l'argent, exaltant le sens des valeurs, comme celles de l'humanisme. On pressent que ces mêmes personnes profitent quotidiennement du confort que leur permet ce produit d'échange, gagné à bon escient. Il faudrait mesurer la contradiction de certains propos, réfléchir et se taire. On parle du roman de Flemming Jensen, Le blues du braqueur de banque.

Comment se débarrasser du corps de votre meilleur ami que vous venez d'assassiner, se demande Max, d'autant que ce meilleur ami était le premier ministre danois. Max sait que le temps n'est pas aux questions mais aux réponses. Affolé, il s'enfuit dans sa Mercedes laqué noir puis, après une pause réflexive au bord d'un lac, où se tient à une grande distance un groupe de scouts, il revient dans la remise où a eu lieu le délit, sauf que le corps n'y est plus !

L'histoire se déroule à Frederiksdal, au nord de Copenhague. Elle nous est racontée par un braqueur de banque qui a rencontré Max dans un « environnement particulier, plus calme que la moyenne [...] », endroit qui nous sera révélé à la toute fin. Max lui narre, troublé et logique, comment et pourquoi il a tué Tom. Pour que le récit ait quelque cohérence, il explique au narrateur, qu'il a été pendant quinze ans le conseiller politique de son ami, incapable de résoudre seul des enjeux internationaux. Homme de génie, agissant dans l'ombre, Max n'en peut plus de cette situation ambiguë. Cette semaine-là, Max et Tom ont été coincés entre une insurrection groenlandaise et d'âpres débats parlementaires. Pour mettre les choses au clair sur leur rôle respectif, ils se sont donné rendez-vous dans une ancienne baraque abandonnée où des kayaks et canoës étaient jadis remisés. Les deux hommes venaient s'y réfugier durant leur adolescence, leur amitié datant du lycée. Convenance de sentiments passionnés et partagés. Max, froid et calculateur, éradique des théories de complot, ébranle de solides convictions ; Tom cultive un ascendant charismatique sur des partenaires récalcitrants, souvent implacables. Les deux hommes se complètent. Cependant, leurs ambitions se disproportionnent, rompant le pacte qu'ils avaient établi une trentaine d'années plus tôt. Cette nuit-là, mentionne le braqueur, la discussion entre Max et Tom a été terrifiante, s'accusant l'un et l'autre d'un tissu d'insanités. Frustrations longuement refoulées qui met Max hors de lui, exaspéré de l'assurance inconcevable qu'affiche Tom. L'arme du crime, une bouteille de whisky Glenfiddich, que tend Tom à Max, mettra un terme définitif à leurs dissensions.

Semblable au braqueur de banque, un type « plutôt bon », merveilleusement sympathique, hilarant et naïf, retournons à Max qui, entrant dans la remise, se rend compte que le corps a été déplacé. Encore perturbé, il y prête peu attention, manigançant une idée fabuleuse pour larguer Tom au-dessus du lac. On n'a pas mentionné que, proche de la cabane, se dresse une station météo abandonnée elle aussi, avec son matériel, de grandes bouteilles d'hélium pour faire voler les ballons. L'idée de Max faisant son habile chemin dans sa tête, il est assuré que son forfait, qu'il juge révoltant, ne sera jamais découvert. Il n'a plus qu'à désactiver les deux téléphones, celui de Tom et le sien, trouver un bouc émissaire, un nommé Hartvigsen, conseiller du ministre de l'Intérieur, que Max déteste. À l'instant où tout s'éclaircit pour lui, la porte s'ouvre, une jeune fille surgit, mentionnant que passée plus tôt, elle a oublié son téléphone. Choc de part et d'autre, la rencontre entre Max et Signe soulèvera d'incroyables renversements et remaniements successifs.

Parvenu à la fin du récit, le lecteur se délectera d'une conclusion tramée par Signe. Le braqueur de banque, assistant au dernier acte, sera abasourdi par la ruse de la jeune fille. Elle a des comptes à régler avec la société, d'où son intervention en parallèle avec celle de Max, qui ne cherche qu'à justifier son acte, alors qu'elle, Signe, ne souhaite qu'à venger une mort inutile.

Roman jubilatoire, burlesque, mené de main de maître par Flemming Jensen mais aussi par le braqueur de banque qui, entrecoupant les confidences de Max, se remémore sa jeunesse estudiantine  — comme Max, n'est-il pas bardé de diplômes ? —, évoque les raisons pour lesquelles il s'est détourné d'une voie conventionnelle, préférant une vie aventureuse, à l'abri de tentations qui ont mené son compagnon aux pires excès.

Lisons ce roman jouissif en nous souvenant que nous sommes à la merci de rencontres hasardeuses, d'actes irrépressibles. Cela dépend, tout comme le narrateur, du regard que nous jetons sur une société bouillonnante, agissant trop souvent à coups d'impulsions ; les grands de ce monde, s'agitant dans leur univers opaque, exercent des influences néfastes ou salvatrices, les nourrissent d'un blues défiant la réalité, ou se trompant de personnage. Ne nous racontons-nous pas trop souvent des histoires à dormir debout ?

On mentionne la qualité littéraire de la traduction, signée Andréas Saint Bonnet.


Le blues du braqueur de banque, Flemming Jensen
Traduit du danois par Andréas Saint Bonnet
Coédition Gaïa/Leméac, Montfort-en-Chalosse/Montréal, 2012, 192 pages